Une islamophobie d’atmosphère

Retour sur le livre « Le Frérisme et ses réseaux, l’enquête » de Florence Bergeaud-Blackler, dont le discours va si opportunément à une époque en quête de boucs émissaires.

Denis Sieffert  • 3 mai 2023
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Une islamophobie d’atmosphère

Les cinéphiles n’ont pas oublié la gouaille parisienne d’Arletty, dans Hôtel du Nord : « Atmosphère, atmosphère, est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? » Henri Jeanson, le merveilleux dialoguiste, ne s’y était pas trompé. Le mot peut être drôle parce qu’il prête à toutes les confusions.

L’islamologue Gilles Kepel non plus ne s’y est pas trompé, quand il a inventé l’expression « jihadisme d’atmosphère ». C’est moins drôle, mais parfait pour le soupçon. C’est sans doute ce qu’a pensé l’essayiste Florence Bergeaud-Blackler, dite « FBB », en étendant le domaine du soupçon, avec Kepel, son mentor et préfacier, à la confrérie des Frères musulmans. Voilà donc « le frérisme d’atmosphère » (1).

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Le Frérisme et ses réseaux, l’enquête (Odile Jacob).

Au fond, pourquoi pas ? On a lu tellement d’amalgames et d’insinuations sur ce sujet. La chose se gâte quand on connaît le statut de FBB qui n’est pas, de prime abord, une islamologue de gare, comme Caroline Fourest ou Michel Onfray, mais chercheuse au CNRS. Une « spécialiste » de l’islam tout de même d’un genre particulier, puisqu’elle ne parle pas l’arabe et ne peut rien sans l’aide de ses collègues.

Son propos est archiconnu. Il extrait du lexique musulman un concept, aussi polysémique qu’« atmosphère » : « Taqiya ». Les arabophones le traduisent par « crainte » ou « prudence ». Les islamophobes, par « dissimulation », voire « duplicité ». Pour qui a de mauvaises intentions, il colle à toutes les représentations coloniales de l’Arabe. Tout au long de l’histoire, les musulmans en ont fait usage pour ne pas s’exposer dans l’espace public quand ils ont été en proie à des discriminations.

La menace de mort est évidemment ignoble. Mais qui n’en a pas reçu après avoir écrit sur ces sujets ?

Les idéologues malintentionnés y voient la preuve « coranique » de la fourberie du musulman. Lequel n’est jamais plus redoutable que lorsqu’il ne dit rien. S’il est membre d’une association sportive ou mange halal, c’est à coup sûr qu’il ourdit un complot contre la République en vue d’établir un califat. On le voit, Éric ­Zemmour n’est pas loin. Mais l’histoire résonne parfois drôlement. Il faut lire à cet égard l’excellent article de Rafik ­Chekkat, sur le site Orient XXI (2).

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« Islamophobie. Le complotisme d’atmosphère de Florence Bergeaud-Blackler », 14 mars 2023.

Celui-ci rappelle cruellement que les antisémites usaient jadis de la même méthode paranoïaque pour répandre leur poison contre le « juif fourbe ». Drumont fut l’expert de cet antisémitisme d’atmosphère qui est encore très répandu. On ne connaît donc que trop ce discours, transposé à l’islam. À tel point que j’ai hésité à remettre une pièce dans la machine.

Deux choses m’en ont convaincu : le vernis CNRS de l’autrice, tellement trompeur, et les attaques abjectes dont a été la cible l’un des spécialistes les plus éminents de l’islamisme, François Burgat, qui s’était aventuré dans la critique de l’ouvrage. Tout ce petit monde s’y est mis : de Franc-Tireur à Causeur, en passant par Le Point et Charlie Hebdo. Mais le pire, hélas, est venu de Patrick Cohen, que l’on a connu mieux inspiré quand, pendant la crise du covid, il démontait l’imposture Raoult.

Parce que Burgat a critiqué vigoureusement le livre en question, et parce que l’autrice a reçu une menace de mort, le voilà accusé par le chroniqueur de « C à vous » d’« accrocher une cible dans le dos de Florence Bergeaud-Blackler ». La menace de mort est évidemment ignoble. Mais qui n’en a pas reçu après avoir écrit sur ces sujets ? Surtout pas Burgat. Surtout pas l’auteur de ces lignes.

Il est vrai que la récurrence ne doit conduire ni à la banalisation ni à l’oubli. L’exemple de ­Salman Rushdie est là pour nous le rappeler. Mais cela ne peut autoriser une « censure d’atmosphère » qui vise à faire taire la critique. Laquelle n’est d’ailleurs pas seulement le fait de Burgat.

D’autres chercheurs du CNRS se sont insurgés, dont Omero Marongiu-­Perria, qui a des mots encore plus durs : « Posture complètement idéologique […]. Élucubration fantasmagorique. » FBB a le droit, écrit-il, « en tant que militante […] de promouvoir les idées les plus radicales et réactionnaires », mais pas « de publier ce texte ahurissant en endossant sa casquette de chercheuse au CNRS » (3).

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« Lettre ouverte au sujet du livre de F. Bergeaud-Blackler par O. Marongiu-Perria », sur le blog de François Burgat, sur Mediapart, 21 avril 2023.

On attend une réaction de l’honorable institution qui, à très juste titre, a réagi contre la menace de mort. Mais rien sur le caractère grossièrement polémique d’un travail portant le prestigieux label. Mais que FBB se rassure, la petite machine médiatique est en marche. Son livre se vendra. Elle aura droit à tous les plateaux de télévision et studios de radio. Son discours va si opportunément à une époque en quête de boucs émissaires. Il est tellement « du côté du manche ».

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