611 morts dans la rue et l’indifférence

Mardi 13 juin a eu lieu à Paris un hommage aux personnes décédées dans la rue en 2022, recensées par le collectif Morts de la rue. Cette marche symbolique visait aussi à interpeller l’exécutif, accusé de ne pas en faire assez.

Clémentine Mariuzzo  • 19 juin 2023
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611 morts dans la rue et l’indifférence
Un homme dépose sa rose près des pancartes nominatives, le 13 juin 2023, au Père Lachaise, à Paris.
© Clémentine Mariuzzo.

Didier, 63 ans, mort à Caen. Ernesto Perez, 55 ans, mort à Marseille. Une femme de 34 ans, morte à La Rochelle. Le mardi 13 juin 2023 se tenait à Paris un hommage à leur mémoire et celle de 608 autres personnes. Leur point commun : être décédées dans la rue, où elles vivaient. Le collectif organisateur, Morts de la rue, a recensé 611 victimes en 2022. Leur espérance de vie est de 49 ans, soit environ 30 ans de moins que la moyenne nationale. Cette année, 80 femmes et 5 enfants de moins de 5 ans sont morts. Et encore, « ces chiffres ne représentent pas la réalité. On estime qu’il doit être 6 fois plus élevé. » explique Christelle, coordinatrice du collectif.

C’est en partie elle qui a organisé la marche blanche d’hommage pour « visibiliser les invisibles ». Depuis 2003, le collectif regroupe des associations proches du terrain, partout en France, pour recenser les victimes du mal logement. Leur but est de faire réagir sur les conséquences parfois fatales d’une vie de sans-abri, mais surtout « d’humaniser les morts », comme l’explique Lorenzo* ; ancien SDF, venu « se recueillir et rendre hommage aux copains. » Ayant vécu à la rue pendant 4 ans, il connaît deux personnes mortes cette année. « Des amis. Dans la rue, on devient une famille », sourit-il avec mélancolie. Sur 12 grandes pancartes sont inscrits les noms de toutes les victimes.

*

Le prénom a été modifié.

« Il faut mettre des prénoms sur ces gens, il faut comprendre que nous rendons hommage à 611 personnes mortes. Des humains, pas juste un chiffre », explique Lorenzo. Certains sont anonymes, certains n’ont que des prénoms, mais toutes et tous sont célébré.es pendant une longue marche blanche et silencieuse. Une rose a été distribuée aux manifestants, symbole de la peine ressentie pour « ces gens morts dans l’indifférence » explique Mariam, elle aussi, ancienne sans domicile fixe (SDF) venue rendre hommage à ceux qu’elle « aurait pu connaître ». À l’arrivée, sur le parvis du Père Lachaise où se déroule la cérémonie, elle apparaît très affectée. En particulier lors des prises de paroles des employés qui reprennent en chœur leur slogan du collectif : « En interpellant la société, en honorant ces morts, nous agissons aussi pour les vivants. »

En interpellant la société, en honorant ces morts, nous agissons aussi pour les vivants. 

Cette phrase émeut Mariam, en deuil de ces gens qu’elle ne connaissait pas mais qui étaient « comme elle ». « Ça fait du bien de voir qu’on se préoccupe de nous » confie la jeune femme de 37 ans. « Accompagner les vivants » passe par une aide des proches en deuil. Sur les 611 morts de la rue en 2022, 357 étaient isolés, un chiffre tristement record. Mais encore faut-il retrouver la famille des défunts. Dans la foule, peu sont des proches des victimes. Lorenzo, estime que cette pudeur est due au caractère symbolique. « Ici on ne parle de personnes en particulier, ce n’est pas un enterrement : c’est une action pour alerter l’opinion publique. »

Le cortège de la marche blanche arrive à destination, dans un presque silence troublant. (Photo : Clémentine Mariuzzo.)

Que fait le gouvernement ?

Depuis 20 ans, le collectif Morts de la rue organise cette action hommage pour alerter contre le mal logement. Depuis 20 ans, le nombre de morts dans la rue a presque doublé. Juste après son élection en 2017, Emmanuel Macron déclarait : « D’ici la fin de l’année, je veux que tout le monde soit logé dignement. » Une volonté qu’il n’a pas su réaliser, bien au contraire. En 2012, 143 000 personnes étaient considérées comme n’ayant pas de logement. En 2020, elles étaient 300 000. Des chiffres qui se retranscrivent aussi dans les morts. En 2013, 453 décès de personnes SDF ont été recensés. Les causes sont multiples et souvent « les morts sont beaucoup plus violentes que dans la population nationale » explique Christelle.

Une jeune femme de la protection civile est venue, avec ses collègues, rendre hommage et écouter la cérémonie. (Photo : Clémentine Mariuzzo.)

Mais alors que fait le gouvernement, que font les institutions ? À cette question, la réponse est unanime : « Ils ne font pas assez. » C’est ce que pense Jade, 24 ans, assistante sociale, présente à la cérémonie : « Pourquoi ne pas arrêter de donner des contrats de construction pour des hébergements d’urgence à des investisseurs privés ? » souffe-t-elle de colère, estimant que ce rôle devrait uniquement revenir à la puissance publique. Pour elle, il faut « construire plus de logements pérennes, sur le long terme et à petit prix ».

En 2019, l’ONU déclarait la France coupable de violations du droit au logement. La rapporteure, Leilani Farah, avait estimé alors que le nombre de personnes sans-abri représentait « l’échec de l’État à mettre en œuvre le droit au logement ». Elle constatait « un intérêt du gouvernement français » pour cette question, mais n’était pas satisfaite de son approche : « Fournir des services d’urgence, qui ne sont d’ailleurs pas de grande qualité, sans réfléchir à un logement à long terme ». Pour Jade, sur le terrain depuis plusieurs mois, la situation n’a pas changé depuis. Son souhait ? « Faire de la prévention pour que les personnes à la rue ne se sentent plus comme des parias, ne serait-ce que donner plus de subventions aux associations. »

Faire que les personnes à la rue ne se sentent plus comme des parias.

Lundi 5 juin, Élisabeth Borne a essayé de convaincre les professionnels du secteur de la bonne foi du gouvernement pour « désamorcer la bombe sociale de la question du logement ». Un plan de 160 millions d’euros, en particulier pour faciliter l’accès à la propriété et à la location, mais sans mesures concrètes pour l’urgence du sans-abrisme. La fondation Abbé Pierre estime que 3 fois plus d’argent serait nécessaire. Pour Christophe Robert, directeur de la fondation, sur l’antenne de France Culture, « ce n’est pas ce qui va nous permettre de booster la politique du logement. Ce n’est pas le grand soir ». Des mesures qui manquent de « concret et d’humain » pour Prey, travailleur pair pour l’association Les Enfants du Canal, et ancien SDF : « J’ai eu la chance de m’en sortir grâce à des associations, et ce qu’elles ont en plus que toutes les mesures, c’est la chaleur humaine. »

« Plus jamais ça »

Quelques élus ont répondu présents à l’appel du collectif, parmi lesquels Danielle Simonnet, députée de La France Insoumise. Mais aussi, Antoine Alibert, adjoint au maire de la mairie du 20e arrondissement en charge des Solidarités. Pour lui, le collectif Morts de la rue est « un thermomètre, pour mieux comprendre la situation et s’améliorer ». Notamment pour l’ouverture, toute nouvelle, « d’un centre d’hébergement d’urgence dans notre arrondissement. » À la vue des officiels, Lorenzo est méfiant. Il estime que la présence des politiciens n’est pas « nécessaire » mais « encourageante pour que plus jamais ça n’arrive. »

Entre le 1er janvier 2023 et le 27 avril 2023, 120 personnes SDF sont décédées.

« Plus jamais ça », c’est ce qu’il criera, très ému, à la fin de la cérémonie. Cela fait 20 ans que les discours en hommage aux morts de la rue se finissent de la même manière : avec l’espoir que ce chiffre baisse, tout en sachant que tout le monde se réunira l’année prochaine pour un autre hommage. Entre le 1er janvier 2023 et le 27 avril 2023, 120 personnes SDF sont décédées. Dans une interview à La Croix ce lundi 19 juin, le ministre du logement Olivier Klein a annoncé un second plan de désamorçage appelé « Logement d’abord ». Avec 500 millions de budget, il semble correspondre à ce que demandent les professionnels du secteur. Réponse demain matin, mardi 20 juin, où le ministre doit le leur détailler.

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