À Soissons, la laine de roche de la discorde
L’industriel Rockwool tente d’implanter une fabrique de laine de roche à proximité de Soissons depuis des années. Une fronde citoyenne prend de l’ampleur contre ce projet jugé toxique pour la santé et l’environnement.
Dans la salle des associations de Courmelles, une dizaine de personnes s’active pour caler les derniers détails de leur prochaine manifestation prévue le 3 juin. Quel sera le parcours et qui prendra la parole ? Mais le plus important est d’échanger les bonnes nouvelles sur l’efficacité du bouche-à-oreille. Ils en sont sûrs : la contestation prend de l’ampleur. « Des habitants de plus de 70 ans qui font partie du club de marche m’ont dit qu’ils iraient manifester ! », annonce fièrement Arnaud Svrcek, le maire de Courmelles.
Dans ce village de l’Aisne d’environ 1 800 habitants, les inquiétudes, la colère et la résistance sont très visibles. De nombreuses maisons arborent des banderoles jaunes et noires : « Stop Rockwool ! » ou « Rockwool, la lutte continue » avec un haricot blanc énervé ou à l’agonie, en référence à la spécialité de Soissons, située à 5 kilomètres.
L’objet de leur courroux : l’usine de laine de roche que la multinationale danoise Rockwool tente d’implanter depuis des années. Après une première tentative en 2008 qui a échoué à cause de la crise financière, le dossier est revenu dix ans plus tard, avec le soutien indéfectible des élus de l’agglomération du Grand Soissons et la région Hauts-de-France. Tous sont alléchés par les promesses d’emplois, dans une région très impactée par la désindustrialisation dans les années 1980. En décembre 2022, le taux de chômage dans le Soissonnais était de 11 %, relativement conforme à la moyenne départementale (10,5 %).
Rockwool annonce la production de 110 000 tonnes d’isolant par an, et la création de 130 emplois directs, précisant que cette « activité soutiendra 1 089 emplois en France, dont 349 dans les Hauts-de-France. » L’usine aux cheminées rouges et blanches prévoit de s’installer sur 39 hectares de la zone d’activité du Plateau, située à cheval sur les villages de Courmelles et Ploisy. Ces terrains sont prévus pour accueillir des entreprises, et très végétalisés permettant de faire une transition avec le paysage soissonnais, surtout façonné par les cultures de pommes de terre et de betteraves.
Une localisation stratégique pour l’industriel qui a pourtant déclenché les premières inquiétudes des riverains. « Rockwool a une usine en Espagne, une en Auvergne, à Saint-Éloy-les-Mines, puis une aux Pays Bas. Ici, ça comble un trou. Puis nous sommes situés à une heure de Paris et la ZAC est bien desservie par la RN2, explique Génébaud Gérandal, l’un des opposants au projet. Mais l’usine sera située sous les vents dominants provenant en majorité du sud-ouest donc poussant tout ce qui sortira des cheminées vers Soissons, qui est une cuvette ! »
Que contiennent les fumées ?
La principale source d’angoisse réside dans la composition incertaine des fumées. La laine de roche est fabriquée par la fusion à 1 500 °C de matières premières comme le basalte et des matières recyclées mélangées et fondues avant d’être transformées en fibres. Contrairement à d’autres usines, celle de Soissons sera dotée d’un four électrique. Mais la question demeure : que contiennent véritablement les fumées ?
Les premières informations ont été révélées dans les documents de l’enquête publique à l’automne 2020. Maryse Vasseur, médecin généraliste à Soissons formée aux questions de santé environnementale, se plonge dans la pièce B03 du dossier et s’alarme immédiatement : « Au total 800 tonnes par an de polluants seront rejetées dans l’air. Ils ont noté “poussières” dans lesquelles ils comptent aussi les particules fines mais sans donner de précisions sur leurs compositions. Idem pour les composés organo volatiles (COV). Il y aura aussi de l’ammoniac, des oxydes de soufre, des métaux lourds comme le cadmium, ainsi que des formaldéhydes, connus comme perturbateurs endocriniens à des doses infimes. Il y a suffisamment de preuves pour alerter car ni les risques des effets cocktails, ni le principe de précaution ne sont pris en compte. »
Ni les risques des effets cocktails, ni le principe de précaution ne sont pris en compte.
Autant de composés chimiques qui peuvent engendrer maladies cardiovasculaires, infarctus du myocarde, pathologies respiratoires, cancers, grossesses compliquées, problèmes dermatologiques… Avec une amie, elle rédige un Manifeste des médecins, qu’elle envoie à des confrères et consœurs du Soissonnais. Aujourd’hui le manifeste compte 180 signatures.
Pour Alain Crémont, maire de Soissons depuis 2014 et président de la communauté d’agglomération Grand Soissons Agglomération, « les craintes, les inquiétudes et les peurs sont normales et légitimes ». « Mais il me faut entendre les analyses des services de l’État (ARS, DREAL, ADEME, DDT…) qui ont étudié ce dossier pour motiver l’autorisation d’exploitation de l’usine. J’entends aussi le jugement du tribunal administratif qui reconnaît que le refus de délivrance du permis de construire par le maire de Courmelles était entaché d’illégalité et de partialité et que le risque sanitaire et environnemental ne pouvait pas être reconnu contre Rockwool », assure l’élu. En décembre 2022, le tribunal administratif d’Amiens a annulé l’arrêté de la mairie de Courmelles refusant le permis de construire déposé par Rockwool. La commune a donc signé le document au printemps dernier.
« On était taxés de bobos »
Les potentielles conséquences sur la santé sont le principal déclencheur de la fronde citoyenne. Karen Marchetti vit à deux pas du terrain acheté par Rockwool avec sa famille quand elle découvre le projet de Rockwool. « On ne savait pas grand-chose mais on se doutait qu’on ne respirerait pas que de la vapeur d’eau », glisse-t-elle. Alors elle se lance dans la bataille. « Au départ, nous étions trois ou quatre à nous inquiéter des retombées de ce projet pour la population. On partait de rien, personne ne connaissait Rockwool. On tentait d’informer sur les marchés mais on était taxés de bobos de service qui ne se préoccupent pas de la question de l’emploi pour les autres », raconte celle qui est assistante sociale à l’hôpital de Soissons. Ils créent l’association Stop Rockwool pour agir plus concrètement en 2020. D’autres associations locales également opposées au projet s’agrègent au fil du temps pour former le collectif Stop Rockwool (1).
Stop Rockwool, Sauvons Soissons, Soissonnais en transition, Picardie nature, Qualit’aisne, Globe 21, Notre affaire à tous, USD CGT 02, Solidaires 02, Ligue des droits de l’Homme.
Novices, ils se renseignent sur la fabrication de la laine de roche, et prennent conseil auprès d’autres associations, notamment Stop Knauf, à Illange en Moselle, où se trouve une usine semblable de la société Knauf, concurrent direct de Rockwool. Différence de taille : à Illange, le charbon est encore utilisé. Karen se rend sur place pour vérifier si l’argument des industriels sur l’attractivité du territoire tient la route. « L’usine est au milieu du village. Les riverains sont empoisonnés du matin au soir, ne peuvent jamais ouvrir leurs fenêtres l’été. Et nous avons vu une ville désertique », raconte-t-elle.
Depuis, la volonté des opposants de détricoter les éléments de langage n’a pas cessé. En février 2023, une autre délégation a fait le déplacement jusque dans le Puy-de-Dôme, pour rencontrer des habitants de Saint-Éloy-les-Mines, l’autre fief français de Rockwool. Une visite à laquelle Politis a pu assister. L’usine Rockwool trône au cœur de cette commune des Combrailles d’environ 3 400 habitants depuis 1980 et a remplacé la mine de charbon fermée en 1978. Pour la plupart des habitants, « l’usine, c’est moins pire que la mine ». Rockwool est donc vu comme un bienfaiteur qui a évité la catastrophe économique et sociale depuis 40 ans.
La majorité des salariés de Rockwool n’habitent pas ici, ils préfèrent vivre dans d’autres villages.
Pourtant, selon l’Insee, la population n’a cessé de diminuer, passant de 6 316 habitants en 1968 à 3 492 habitants en 2020. Et beaucoup de commerces ont fermé. « La majorité des salariés de Rockwool n’habitent pas ici, ils préfèrent vivre dans d’autres villages ou à Montluçon », nous confient des habitants de Saint-Éloy. Ici, tout le monde a un lien avec le leader mondial de la laine de roche : on y a travaillé ou on connaît quelqu’un qui y travaille. Les langues ne se délient pas facilement. Et le jeune maire de St Éloy, Anthony Parlermo, est un ardent défenseur de Rockwool.
Si les préoccupations environnementales ne sont pas la priorité, quelques contestations s’élèvent concernant les nuisances sonores chez ceux qui voient l’usine depuis leur salle à manger. Certains se plaignent légèrement des odeurs « de soufre ou de caramel », d’autres retrouvent des morceaux de laine de roche et de la poussière dans leur jardin ou sur leur voiture. Rockwool semble à l’écoute : un silencieux aurait été installé et une cheminée a été rehaussée afin que les fumées s’échappent plus loin. « On a conscience des nuisances, mais on vit avec. Nous, on veut seulement des améliorations pour notre quotidien, mais vous, vous avez raison de lutter », glisse une habitante aux Soissonnais.
Déni de démocratie
Cette résignation, Arnaud Svrcek n’en veut pas. Élu en 2020 à la mairie de Courmelles, il découvre l’énormité du dossier mais le projet est déjà bien avancé. Agriculteur sur la zone du Plateau, il observe les bouleversements climatiques sur son territoire et s’inquiète : « Toutes les problématiques actuelles sont concentrées dans ce combat car le fonctionnement de l’usine demandera une énorme consommation d’électricité, engendrera plus de 200 camions sur les routes et jusqu’à 20 m3 d’eau par heure ! Comment cela se passera-t-il en période de sécheresse ? »
L’enquête publique se déroule à l’automne 2020. Le maire incite fortement ses concitoyens à s’exprimer. Malgré le confinement, plus de 500 avis sont déposés et 80 % sont négatifs. En décembre, le commissaire-enquêteur rend un avis défavorable. Un fait très rare. Il pointe notamment le fait que « tous ces risques non maîtrisés ne respectent pas le principe de précaution qui doit prévaloir en matière de santé publique. » La joie des opposants est de courte durée puisque le préfet de l’Aisne délivre quand même l’autorisation d’exploitation sur la ZAC à Rockwool.
Une impression de déni de démocratie se diffuse chez les anti-Rockwool. « Et il y a une aire d’accueil pour gens du voyage à deux pas de la future usine mais personne n’en parle, ne s’en soucie ! Elle n’est mentionnée à aucun endroit dans l’enquête publique », s’insurge le maire qui dénonce le mépris et le cynisme de l’industriel. « J’en conclus qu’ils viennent dans l’Aisne, car le passé industriel a développé chez les habitants une forme de résilience par rapport à la pollution. Ils misent sur des endroits où on pense à la fin du mois avant de penser à la fin du monde. »
Ils misent sur des endroits où on pense à la fin du mois avant de penser à la fin du monde.
Pour Thomas Leroux, historien spécialisé sur l’histoire des pollutions industrielles et originaire de la région, ce dossier coche toutes les cases habituelles de ce genre de projet : « C’est un projet bien ficelé, qui vient de l’extérieur donc s’intègre dans une sorte de mondialisation, un soutien sans faille des pouvoirs publics avec un discours automatique qui relève presque du chantage à l’emploi, des procédures expéditives, des pressions notamment envers le maire de Courmelles… »
Concernant les promesses de 130 emplois de Rockwool, les opposants rétorquent que cela ne correspond qu’à un ratio de 3 emplois par hectare, alors que la moyenne des autres entreprises du Plateau est d’une vingtaine d’emplois par hectare. « La plupart des élus locaux sont souvent plus en phase sur le plan idéologique avec le monde industriel qui prône la liberté d’entreprendre plutôt qu’avec la sphère des entreprises coopératives qui œuvrent au développement d’une filière d’isolants biosourcés, complète l’historien. Il faut se poser des questions politiques de fond : que peut-on fabriquer sur notre sol et comment ? Veut-on fabriquer de la laine de roche ou de la laine de chanvre ? Quelle société voulons-nous pour les générations futures ? »
Quel futur ?
Fabrice Armbruster, gérant de la librairie du Centre à Soissons depuis 27 ans, a rejoint la contestation récemment. Il se pose beaucoup de questions sur l’avenir : revendre son fonds de commerce dans ces conditions lui semble impossible. « Ce n’est pas de l’écoanxiété mais de l’écoréalisme ! », souligne-t-il. Sur les trois vitrines de sa librairie, des affiches anti-Rockwool donnent le ton. Une rareté dans les commerces soissonnais. Lui a préféré sa liberté d’expression quitte à sacrifier d’éventuelles exonérations de taxe foncière de la Ville. « J’ai l’impression qu’on veut réindustrialiser la France à n’importe quel prix mais quel avenir s’offre à nous, à Soissons avec cette usine ? Je ne crois pas que les emplois promis seront des locaux, et les habitants qui ont le choix préféreront quitter la ville plutôt que de vivre dans une cuvette polluée. »
Le maire de Soissons relativise la crainte de désertification de sa ville. Il explique que la situation démographique était en chute libre lorsque les usines ont commencé à fermer dans les années 1980. Mais depuis son élection en 2014, « tous les indicateurs d’attractivité et de dynamisme sont revenus dans le vert ». « Le taux de vacances commerciales est l’un des plus faibles des villes moyennes (-de 10 % en Cœur de Ville), la croissance démographique est repartie à la hausse (+600 habitants), détaille l’élu. J’entends autour de moi d’anciens Soissonnais qui déclarent vouloir s’y réinstaller. Mais les huées font toujours plus de bruit que les félicitations, cela ne signifie pas pour autant qu’elles sont majoritaires. »
Fuir trotte aussi dans la tête de Philippe Denais, professeur d’arts plastiques. Pourtant, s’installer à Soissons était un véritable choix de vie pour sa famille, en accord avec leurs convictions écologiques. Ils ont mis toutes leurs économies dans l’achat d’un ancien presbytère avec un parc verdoyant pour le rénover en maison et lieu d’accueil. Malgré les enjeux financiers, les travaux sont arrêtés, suspendus à l’avenir de l’usine car les prix de l’immobilier chuteront ostensiblement. « Avec cette usine à quelques kilomètres, nous serions en totale contradiction avec nous-mêmes. Nous ne voulons pas porter des masques antiparticules fines toute la journée !, clame-t-il. Si l’usine se fait, on partira car nous n’acceptons pas docilement comme le croient les défenseurs du projet. »
Consultation citoyenne
En attendant, des professeurs tentent d’agir à leur niveau, frustrés par leur devoir de réserve face à leurs élèves. Ils ont alors rédigé un Manifeste, aujourd’hui signé par 127 enseignants et personnels du lycée Gérard de Nerval pour informer les lycéens et leurs parents sur ce sujet qui regroupe des thématiques désormais présentes dans les programmes scolaires autour du développement durable et du changement climatique.
De plus, ils pointent les contradictions de la Région sur la consommation d’énergie. « Au sortir de cet hiver qui a vu les factures énergétiques du lycée s’envoler du fait d’un investissement régional pour isoler notre établissement, sans cesse repoussé, que penser du choix des collectivités de subventionner l’installation de cette usine énergivore ? », écrivent-ils. Le corps enseignant espère que les jeunes s’investiront aussi dans la lutte et seront présents à la mobilisation du 3 juin.
Cette « Marche de la honte » ne sera pas leur dernier assaut. Le collectif continue de parler des problèmes de fond que pourrait engendrer une telle usine en organisant une réunion d’information le 17 juin à propos des impacts sur la ressource en eau. De son côté, le maire de Courmelles continue de miser sur la démocratie. Une consultation citoyenne est organisée à Courmelles le 11 juin pour répondre à une question simple : « Êtes-vous pour ou contre l’implantation de l’usine Rockwool sur le territoire de la commune ? »
La détermination d’Arnaud Svrcek est intacte : « On nous a souvent rétorqué que les opposants au projet sont une minorité bruissante. Le mois de juin nous le dira ! Je suis passionné par mon village, je continuerai à me battre comme un lion car je ne suis pas prêt à sacrifier le cadre de vie des habitants de Courmelles. »
La vidéo institutionnelle de Rockwool :
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