Dans les Vosges, sous l’asphalte, les cancers ?

À Saint-Étienne-lès-Remiremont, une usine installée depuis 1993 pollue le quotidien des habitants, qui suspectent l’inhalation d’hydrocarbures d’être à l’origine de graves pathologies.

Joris Bolomey  et  Benoît Collet  • 21 juin 2023 abonné·es
Dans les Vosges, sous l’asphalte, les cancers ?
Centrale à enrobé Saint-Étienne-lès-Remiremont
© Benoît Collet.

À près une quinzaine d’années de combat, Philippe Germain ne baisse pas les bras. Depuis 2008, le Vosgien se bat contre une usine de fabrication d’asphalte, installée sur un terrain privé face à Saint-Étienne-lès-Remiremont, petite ville de 3 800 habitants où il vit avec sa famille. L’usine, d’une production maximale de 145 tonnes d’asphalte par heure, fait chauffer du bitume à haute température avant de le mélanger avec des granulats minéraux. En emmenant sa fille à l’école, Philippe Germain commence à s’inquiéter des fortes odeurs d’hydrocarbures qui flottent dans la cour de récréation. En fonction du sens des vents, les effluves nauséabonds inondent aussi son jardin, entrent jusque dans son salon quand les fenêtres sont ouvertes. L’épaisse couche de suie qui recouvre les pommes de son jardin finit de le convaincre qu’il faut se mobiliser.

J’aurais dû partir dès que j’ai compris l’ampleur de la pollution.

Il rejoint alors l’Association de protection de l’environnement de Saint-Étienne-lès-Remiremont, créée en 1994 en réaction à l’inauguration, quelques mois plus tôt, de la centrale à enrobé par Trapdid-Bigoni, filiale du groupe Barrière, un important industriel vosgien spécialisé dans les travaux publics. Depuis cette date, les riverains s’insurgent de la proximité de l’usine avec la commune. À moins de cent mètres se trouvent les premiers commerces. Chaque midi, des clients attablés à la terrasse d’un fast-food ont une vue imprenable sur la cheminée bleue de la centrale. Sur les contreforts de la vallée, les premières habitations sont également aux premières loges pour observer les fumées blanches qui s’en dégagent. Dans les quartiers des Roches et des Chaumes, certains habitants ont installé des serres pour protéger leurs légumes des retombées de l’usine. « Ce genre d’industrie n’a pas sa place en ville. Avec le recul, je me dis que j’aurais dû partir dès que j’ai compris l’ampleur de la pollution », regrette Philippe Germain, amer.

Absence d’enquête publique

En 1993, au moment où l’usine s’installe, elle n’est autorisée que pour six mois par la préfecture. Puis son exploitation est rallongée de six mois avant d’être définitivement pérennisée en décembre 1994. Trente ans plus tard, elle est toujours là. En 2018, l’industriel la démolit pour en reconstruire une nouvelle quelques dizaines de mètres plus loin sur le même terrain, un plus proche encore de la zone commerciale. C’en est trop pour l’association de défense de l’environnement, qui dépose un recours devant le tribunal administratif en mars 2021. Elle espère une décision en septembre prochain. « La nouvelle centrale est à moins de cent mètres de lieux recevant du public, d’autant que le projet est passé en catimini, sans enquête publique ni étude d’impact », pointe Alexandre Faro, l’avocat de l’Association de défense de l’environnement de Saint-Étienne-lès-Remiremont. Connu pour défendre l’ONG Greenpeace, le ténor en droit de l’environnement est engagé dans quatre autres dossiers similaires, dont celui de Gragnague, près de Toulouse.

La nouvelle centrale est à moins de cent mètres de lieux recevant du public.

Comme sur chacun de ces autres cas, c’est l’autorisation d’exploitation qu’attaque l’avocat, et donc directement les services de l’État. La société Trapdid-Bigoni a en effet été autorisée par une simple lettre du préfet de l’époque à construire une nouvelle centrale en 2018, sur la base d’un arrêté vieux de plus de trente ans. La préfecture s’en remet ainsi à l’arrêté d’autorisation de 1994. Par mail, elle assure que « l’autorisation de 2018 porte sur l’activité, et non sur l’outil de production […]. La modification demandée par l’industriel est apparue comme non substantielle ». Un argument technique justifiant également l’absence d’enquête publique, selon elle.

« Côté préfecture, il y a un droit acquis de Trapdid-Bigoni qu’on ne peut plus remettre en cause. L’intérêt des populations fait qu’on devrait dire à cet industriel : “Ce que vous avez fait pendant trente ans, vous ne pouvez plus le faire” », poursuit Alexandre Faro. Si une poignée d’habitants ne s’est pas découragée et continue de se mobiliser contre l’usine, c’est par crainte des effets des rejets atmosphériques d’hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) sur leur santé. Ces molécules issues de la combustion de matières organiques, dont le bitume, sont des cancérigènes avérés. Le benzène, notamment, est connu pour provoquer des cancers du sang.


(Photo : Benoît Collet.)

Depuis longtemps, les riverains de la centrale n’ouvrent plus leurs fenêtres quand elle fonctionne. Dans les années 1980, celles d’Alain Mangel donnaient encore sur une forêt de vieux chênes. À partir de la fin de la décennie, les grandes surfaces ont commencé à remplacer les arbres. Puis la centrale est arrivée à 250 mètres de chez lui. Lorsque, quelques années après, sa femme et lui ont contracté des cancers, le coupable semblait tout désigné. « Dans le quartier, tout le monde a suspecté la centrale et ses fumées quand le fils d’un voisin est mort d’un lymphome de Hodgkin, lâche-t-il. Mais il est impossible de le prouver. » Dans cette ville où tout le monde se connaît, chacun a entendu parler de cas de leucémie et de lymphome. « Il y a une dizaine d’années, j’avais recensé près de quinze cancers sanguins dans un quartier de 800 habitants, constate un professionnel de santé du secteur souhaitant rester anonyme. Une telle concentration m’interpelle. »

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Alerté par l’association de défense de l’environnement de Saint-Étienne-lès-Remiremont, l’Institut de veille sanitaire diligente une étude épidémiologique en 2014. Après avoir interrogé tous les médecins du canton de Remiremont, elle conclut n’avoir constaté « aucun excès de cas statistiquement significatif, de lymphomes de Hodgkin, leucémies et cancers du sein, mis en évidence de 2005 à 2012 dans les trois communes d’étude ». « On nous a expliqué que pour que l’étude soit valable, elle devait être réalisée sur un grand périmètre, soit un bassin de population d’un peu plus de 13 000 habitants. Mais en procédant ainsi, ils ont dilué la concentration des cas. Ceux que j’ai recensés sont dans un rayon de 800 mètres », contre-attaque encore le professionnel de santé du secteur interrogé.

Résultats tronqués

Chaque année, pour prouver qu’il est dans les clous, l’industriel réalise des autocontrôles des émissions d’HAP et de composés organiques volatiles (COV). Ces campagnes de mesures réalisées par la Socotec, bureau d’études missionnée par Trapdid-Bigoni, indiquent que les valeurs limites d’émission sont respectées. Mais l’association de défense de l’environnement de Saint-Étienne dénonce là encore des résultats tronqués. « La capacité de production n’est pas poussée à son maximum et elle est interrompue volontairement par intermittence pour faire chuter la moyenne des émissions le jour des contrôles », critique un ingénieur proche de l’association qui se charge de décrypter les rapports de la Socotec. Contacté par Politis, Trapdid-Bigoni a déclaré « ne pas répondre aux questions de la presse ».

La capacité de production est interrompue volontairement par intermittence pour faire chuter la moyenne des émissions le jour des contrôles.

L’association de défense de l’environnement de Saint-Étienne s’appuie quant à elle sur le rapport de BioMonitor, un laboratoire diligenté par la mairie en 2007. Les résultats révèlent 1 251 nanogrammes de retombées d’hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) par mètre carré et par jour lorsque la centrale tourne, contre seulement 484 lorsqu’elle est à l’arrêt. L’étude est balayée par la préfecture et Trapdid-Bigoni qui en critiquent la méthodologie. Seule l’eau semble touchée par des pollutions aux HAP. La Moselotte, un affluent de la Moselle qui passe juste derrière l’usine, est « souvent déclassée au titre de l’état “chimique” en raison des hydrocarbures aromatiques polycycliques », explique-t-on au service environnement de la communauté de communes, sans faire de lien avec la production d’enrobé.

Me Faro pointe l’absence d’étude d’impact environnemental et sanitaire ainsi que l’absence d’opération de dépollution de l’ancienne usine. Sur ce site en lisière de zone humide, classé Natura 2000 depuis 2009, certains riverains s’inquiètent des ruissellements et infiltrations de HAP dans la nappe phréatique et les cours d’eau. Une problématique sur laquelle se penche désormais l’association. Elle projette d’y faire prochainement des analyses de l’eau et des végétaux.

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