La gauche de Mayotte face à Wuambushu

Dans un contexte de tension, les militants progressistes se sentent isolés et incompris par les directions des partis qu’ils représentent. De quoi réduire l’influence de leurs idées sur un territoire où la gauche parlementaire peine à trouver ses marques.

Cyril Castelliti  et  Louis Witter  • 21 juin 2023 abonné·es
La gauche de Mayotte face à Wuambushu
Manifestation contre le futur projet de loi de Gérald Darmanin sur l'asile et l'immigration, à Paris, le 29 avril 2023.
© Alain JOCARD / AFP.

« Nous sommes le département le plus pauvre de France. On devrait tous être en faveur d’une politique sociale. » Attablé à la terrasse d’une boulangerie à Koungou, au nord de Mayotte, le porte-parole de La France insoumise locale, Abdullah Mikidadi, déroule son programme progressiste pour Mayotte. Son aisance contraste avec sa dernière apparition télévisuelle sur Mayotte la 1re, le 21 avril dernier.

Peu avant le lancement de l’opération Wuambushu – qui ambitionne des expulsions massives et la destruction des bidonvilles –, le quinquagénaire était alors poussé à prendre position sur cette intervention. «Le groupe LFI a condamné Wuambushu. Êtes-vous aussi catégorique, au risque de vous mettre à dos les Mahorais ? », lui assène-t-on. Conscient des enjeux locaux, Mikidadi répond avec une certaine retenue : «On ne peut pas se positionner sur une opération dont on n’a pas les tenants et les aboutissants. » Cette absence de condamnation d’une opération militaro-policière, vue par la gauche hexagonale comme une énième attaque contre les droits des sans-papiers, est rapidement récupérée par Gérald Darmanin et dénoncée par Révolution permanente afin d’attaquer la gauche parlementaire.

Sur le même sujet : « Le climat de tension à Mayotte fait l’affaire de l’État français »

Face au sentiment d’abandon et de désespoir d’une bonne partie de la population mahoraise, Wuambushu apparaît pour certains comme l’opération de la dernière chance. Selon les militants politiques locaux, s’y opposer frontalement relève d’un suicide politique. «Mikidadi n’a pas eu le choix. S’il se positionne contre, il est mort», nous indique en off une autre personnalité de la gauche locale. Le principal intéressé déplore cette polémique qui a provoqué un certain malaise au sein de la gauche. « Je n’ai jamais dit que je cautionnais Wuambushu. Il faut le dire à Darmanin. Ce truc-là est mort d’avance. Tout a été préparé en secret. Comment résoudre en quelques mois les problèmes accumulés pendant quarante ans ? », s’insurge-t-il.

Une gauche isolée

Loin d’être anecdotique, cette actualité illustre une partie des difficultés de la gauche mahoraise à s’exprimer d’une seule voix, en accord avec les directions des partis. Lesquels ne sont pas vraiment habitués à se déplacer à Mayotte pour échanger avec leur électorat. «On essaie de s’harmoniser, mais le problème vient aussi de nous. On doit se structurer pour accueillir les représentants dans de bonnes conditions», justifie Abdullah Mikidadi. Invisible dans les déplacements des personnalités de gauche, Mayotte ne compte également aucun élu de ce spectre idéologique au sein de l’Assemblée nationale ou du Sénat. Malgré une présence notable du Parti socialiste sur l’île par le passé, son influence et ses militants sont désormais réduits à peau de chagrin. «La gauche caviar et carriériste a déçu », estime Mikidadi Abdullah. «Mais Mélenchon est arrivé deuxième au premier tour de l’élection présidentielle. Les Mahorais ne sont pas tous de droite », tient-il à nuancer.

La droite est vue comme protectrice vis-à-vis de la menace d’une annexion par les Comores.

Malgré ce score, il est difficile pour les militants locaux de faire entendre leurs voix et leurs revendications au niveau national. Rarement présente au cœur des débats qui animent la gauche dans l’Hexagone, Mayotte peine à mobiliser. De quoi raviver un sentiment d’abandon qualifié « d’historique » par les militants locaux. «Je n’ai jamais été soutenu. Encore moins sur le volet financier ou matériel», explique de son côté Ahamada Salime, fondateur et ex-représentant du parti Les Verts à Mayotte, au début des années 1990. « Je me suis endetté pour des dizaines de milliers de francs pendant les campagnes électorales et abîmé les vertèbres en trimballant moi-même des sacs d’affiches de village en village, poursuit-il. Mais les figures du parti ne se sont jamais mobilisées pour Mayotte. J’ai fini par être déçu et continuer ma route de mon côté. »

Plus récemment, ce « patriote écolo-démocrate», tel qu’il se définit, s’est présenté, non sans regret, sous l’étiquette du parti Solidarité et Progrès. «Juste un moyen d’avoir un lien au niveau d’un parti politique national, explique-t-il, un peu gêné. Pour être identifié. Car si l’on est seul, personne ne nous considère. » Il assure néanmoins rester « un homme de gauche » et se justifie en partie au regard de ses combats passés contre le parti unique de l’île : le Mouvement populaire mahorais (MPM).

Une histoire politique particulière

Créé au début des années 1960, le MPM a pendant longtemps constitué le seul parti de l’île. Son hégémonie s’appuie sur un réseau de notables influents, ainsi que des militantes locales radicales appelées « Sorodas » (soldates), ou plus communément « chatouilleuses ». Ils et elles s’accordent sur une revendication centrale : la départementalisation de Mayotte. Les opposants favorables à l’intégration de l’île par les Comores, surnommés les « serrer la main », sont à l’époque pourchassés avec violence. Et les ­formations politiques rivales, même les plus francophiles, ne sont pas en reste. « On m’appelait le “serrer la main verte”, se souvient ainsi Ahamada Salime. Au début des années 1990, les notables nous salissaient en coulisse. J’ai même eu un jeune candidat qui a failli mettre fin à ses jours. Toute sa famille était issue du MPM. Sa mère menaçait de le renier. J’ai dû le rattraper dans la forêt alors qu’il avait déjà la corde autour du cou. »

Malgré l’apparition progressive du RPR, du PS, puis des Verts, l’influence du MPM perdure. Elle se caractérise notamment par l’union des principaux partis autour de la cause départementaliste, ainsi qu’une stigmatisation des politiques jugées favorables à l’Union des Comores, qui n’a jamais cessé de dénoncer la présence française sur ce territoire. Cette dénonciation d’une colonisation d’un nouveau genre, dans l’Hexagone, est portée essentiellement par le Parti communiste ainsi qu’une partie de la gauche décoloniale. De quoi ternir l’image de celle-ci pour une partie des électeurs mahorais. « Les Mahorais ont toujours vécu dans la peur d’une annexion par les Comores. Dans l’inconscient collectif, la droite est considérée comme protectrice vis-à-vis de cette menace. La gauche est au contraire jugée à tort comme favorable aux intérêts des Comores », résume Ahamada Salime.

Malaise chez LFI

Un point de vue partagé par Yasmina Aouny (1), candidate Nupes aux élections législatives de 2022 dans la 1re circonscription de l’île. Particulièrement sensible aux problématiques féministes et environnementales, elle est également militante au sein du Mouvement pour le développement de Mayotte (MDM), parti héritier du MPM. Malgré sa couleur politique marquée au centre droit, c’est avec cette formation qu’elle candidate sous la bannière de la Nupes. « Je l’ai fait par conviction avec mes idées de gauche et par sympathie pour le programme de Mélenchon», justifie-t-elle. Ce jeu d’équilibre a suscité de vives critiques dans son entourage. « On m’a reproché de vouloir siéger avec des gens qui “détestent Mayotte” », se souvient-elle.

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Le 16 juin dernier, le Conseil constitutionnel s’est prononcé pour une inéligibilité de trois ans contre la candidate Yasmina Aouny, pour n’avoir pas déposé de comptes de campagne dans les délais impartis.

Elle explique le malaise d’une partie de la gauche sur la question mahoraise. « Si La France insoumise appelle officiellement les Comores à cesser leur revendication de Mayotte, ils risquent de perdre une bonne partie des électeurs et sympathisants issus de la diaspora, notamment à Marseille. Le calcul électoral est risqué. Cependant, Mélenchon a évolué sur le sujet. J’ai échangé avec lui et sa position est très claire à présent», estime-t-elle.

Yasmina Aouny, candidate sous la bannière Nupes aux législatives « par conviction ». (Photo : Cyril Castelliti pour Politis.)

En termes de laboratoire politique, la gauche française aurait pourtant tout intérêt à se mobiliser autour de la ­question mahoraise. Droit des étrangers, droits sociaux, prestations sociales : Mayotte est l’objet de multiples dérogations au droit commun qui ont des conséquences destructrices pour les populations. En témoigne notamment la rigidité de la politique migratoire locale, et ce qu’elle implique en termes d’inégalités sociales. « Tous les politiciens ont parié sur l’immigration zéro, comme en Corée du Nord. Sauf que les Mahorais ont quand même eu besoin de main-d’œuvre. Sans régulation, on est passé à un marché parallèle qui nous amène à la situation actuelle. Une vraie politique migratoire, ce n’est pas simplement placer quatre bateaux à la frontière », analyse Abdullah Mikidadi.

La gauche connaît mal Mayotte, et Mayotte connaît mal la gauche.

Devant l’unité historique de la droite à Mayotte, le porte-parole de LFI déplore également la répétition du même logiciel politique et la difficulté de faire émerger de nouvelles personnalités. «Des gens entrent dans l’histoire à reculons. Dans vingt ou trente ans, je n’aimerais pas être à la place de certains politiciens qui n’ont rien fait malgré tous leurs mandats», estime-t-il. Pour l’heure, les principaux chantiers de la gauche locale restent de se restructurer et de multiplier les échanges au niveau national. Objectif : agir d’une seule voix pour faire émerger un nouveau discours politique. Car actuellement, selon Yasmina Aouny : «La gauche connaît mal Mayotte, et Mayotte connaît mal la gauche. »

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Politique
Publié dans le dossier
Immigration : la gauche cherche sa voix
Temps de lecture : 8 minutes

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