Benoît Hamon : « L’histoire de l’humanité, c’est l’histoire des migrations »

Candidat socialiste à la présidentielle en 2017, il était sûrement l’un des plus favorables à une politique d’ouverture à l’immigration. Aujourd’hui, le directeur général de l’association d’aide aux réfugiés Singa incite les personnalités de gauche à tenir une politique d’accueil digne face au futur projet de loi Darmanin.

Zoé Cottin  • 21 juin 2023 libéré
Benoît Hamon : « L’histoire de l’humanité, c’est l’histoire des migrations »
«  J’incite tous ceux qui redoutent les conséquences pour la paix civile en France du déploiement violent des thèses racistes sur la question migratoire à assumer un projet qui affirme que la migration est une solution – parmi d’autres – aux problèmes rencontrés par des millions de Français. » À Paris, le 16 juin 2023.
© Lily Chavance

Ancien ministre puis candidat à l’élection présidentielle en 2017, fondateur de Génération·s en 2017, Benoît Hamon est maintenant directeur général de Singa. Créée en 2012, cette association est spécialisée dans l’inclusion des personnes nouvellement arrivées (réfugiées, demandeuses d’asile et immigrées). Elle crée du lien avec des personnalités locales dans plus de 18 villes de 7 pays pour favoriser des projets d’accès à l’emploi, au logement et au travail.

Qui fixe le cadre du débat aujourd’hui ? Les médias du « groupe Bolloré ».

Pourquoi la gauche est-elle frileuse sur la question migratoire ?

Peut-être parce qu’elle méconnaît en partie le sujet. Elle reste essentiellement sur la défensive, c’est-à-dire qu’elle répond à des enjeux de court terme et à l’agenda des médias conservateurs, qui donnent le la sur les questions de migration. Qui fixe le cadre du débat aujourd’hui ? Les médias du « groupe Bolloré » et les principaux titres de la presse conservatrice, dont l’obsession éditoriale présente la migration exclusivement comme une menace : on parle de « front migratoire », d’« attaque migratoire », de « submersion migratoire ». Cette vision est devenue quasi hégémonique et met la gauche sur la défensive quand il s’agit de défendre le droit d’asile, l’inclusion ou tout simplement l’accès au travail. Cette posture amène les partisans des sociétés ouvertes à se contenter d’un discours d’humanité qui complète le discours de fermeté. C’est un peu comme si les éléments d’un discours positif sur les migrations étaient légèrement honteux. Pourtant, prenons les retraites. Ne pourrait-on pas partager avec les Français la réalité suivante ? Si on se passait des cotisations des travailleurs étrangers, qui sont surreprésentés dans les métiers pénibles et perçoivent donc, en moyenne, une pension plus faible et ont une espérance de vie plus courte, le débat sur l’âge légal de départ nécessaire pour équilibrer le système serait autour de 66, 67 ou 68 ans.

ZOOM : Benoît Hamon en quelques dates

2004-2009 : Eurodéputé (Parti socialiste européen).

Mai 2012 : Entrée au gouvernement en tant que ministre délégué à l’Économie sociale et solidaire et à la Consommation dans le gouvernement de Jean-Marc Ayrault.

Avril 2014 : Ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche dans le gouvernement de Manuel Valls.

Avril 2017 : Candidat du PS pour la présidentielle, il arrive en cinquième position avec 6,4 % des voix.

Sept. 2021 : Retrait de la vie politique pour prendre des responsabilités au sein de Singa.

Pourquoi la gauche n’apparaît-elle pas audible ni crédible sur l’immigration ?

En effet, la gauche n’est pas audible. Pour une raison simple : elle ne parle pas. Ou à voix si basse qu’on ne l’entend pas. Il y a des personnalités qui assument un discours alternatif, réaliste et positif sur la migration mais, en face du fracas des discours d’exclusion, ces paroles relèvent du chuchotement. Pour commencer, il faut changer le lexique belliqueux et déshumanisant associé à la migration. Aujourd’hui, la vision qui domine, c’est : « La migration est un problème. » On entend seulement de manière marginale, de la part d’associations et de quelques villes et entreprises : « La migration pourrait être une solution. » Moi, j’aspire à ce que certains à gauche ou dans la majorité présidentielle assument de dire la vérité suivante : « Nos modes de vie, nos protections, un certain art de vivre à la française seront sauvés grâce, en partie, aux migrations. »

Nos modes de vie, nos protections, un certain art de vivre à la française seront sauvés grâce, en partie, aux migrations.

Il faut par exemple affirmer que, oui, les migrations vont changer d’échelle et que cela peut être une chance. Cela peut nous permettre de repeupler des territoires aujourd’hui en plein déclin, de relancer l’activité économique là où elle a disparu, de garder des commerces de proximité, de maintenir nos services publics, de conserver des écoles ouvertes, de préserver l’égalité d’accès aux soins et nos modes de vie. Il faut assumer une ligne claire, ne pas avoir l’inclusion honteuse. J’incite donc tous ceux qui redoutent les conséquences pour la paix civile en France du déploiement violent des thèses racistes sur la question migratoire à assumer un projet qui affirme que la migration est une solution – parmi d’autres – aux problèmes rencontrés par des millions de Français.

Carole Delga, présidente du conseil régional d’Occitanie, a fait récemment une sortie remarquée sur l’immigration, déclarant que Kylian Mbappé et Yannick Noah étaient « originaires d’autres pays », avant de dire qu’elle regrettait ses propos. Qu’avez-vous pensé de la séquence ?

Carole Delga a été indiscutablement maladroite. Mais la juger raciste est absolument injustifié. Quand les gens de gauche cesseront-ils de s’excommunier mutuellement ? C’est épuisant. Cela étant dit, cela montre aussi que beaucoup de dirigeants peinent à intégrer à la question sociale la lutte contre les mécanismes de domination et d’oppression dirigés spécifiquement contre les minorités en France. Il faut relire Aimé Césaire et accepter que l’égalité sociale, si elle était réalisée dans l’atelier, ne ferait cependant pas tomber automatiquement les hiérarchies fondées sur des critères de genre, ethniques ou culturels. C’est un impensé de la gauche ! Cet impensé perdure parce qu’on a perdu en exigence intellectuelle et qu’on se gargarise d’universalisme tout en délaissant ou abîmant les outils de l’égalité. Les républicains de toutes les rives, s’ils sont sincères, devraient se concentrer sur les moyens de permettre aux citoyens de faire l’expérience de l’égalité plutôt que de l’inégalité, l’expérience de la liberté plutôt que de la contrainte, l’expérience de la fraternité plutôt que de la discrimination. Je parle délibérément d’expérience républicaine parce qu’elle est un noble but quand l’incantation républicaine qui sature le débat public fait office de catéchisme autosatisfait et déconnecté du réel.

Dans le débat public, il y a beaucoup de préjugés, voire de fantasmes, sur la question migratoire. Selon vous, les propositions politiques sont-elles déconnectées des réalités ?

D’abord, il faut assumer une évidence : les migrations existent. Se dire pour ou contre les migrations, c’est aussi absurde que d’être pour ou contre le soleil et le ciel. L’histoire de l’humanité, c’est l’histoire des migrations. Aussi – et là je comprends que c’est un terrain qui n’est pas simple parce qu’il donne l’impression d’alimenter les angoisses existentielles des franges les plus conservatrices et souvent racistes des sociétés européennes – faut-il préciser que les migrations internationales ont changé d’échelle. Elles ont augmenté de 60 % en Europe en trente ans. Sait-on que l’Afrique verra sa population multipliée par 5 au cours de ce siècle, selon les Nations unies ? Ce choc démographique sera doublé d’un choc climatique puisque le continent africain, qui n’est responsable que de 3 % des émissions de CO2 mondiales, concentrera les effets les plus dévastateurs du réchauffement. Récemment, des chercheurs africains annonçaient une chute de 20 % du rendement des terres agricoles d’ici à 2050, tandis que la population doublera dans le même intervalle de temps.

Benoît Hamon
« Il ne faut pas mépriser les peurs des Français, qui sont la conséquence de protections qui ont disparu. Mais la réponse n’est pas dans des frontières étanches. » (Photo : Lily Chavance.)

La question est donc : où met-on nos énergies et nos ressources ? Dans l’édification de lignes Maginot inutiles ou dans l’inclusion au bénéfice mutuel de la société d’accueil et des nouveaux arrivants ? Je plaide pour cette seconde solution. L’ONG Singa, que je dirige, accompagne les arrivants dans 22 villes en Europe et en Amérique du Nord, accélère leur inclusion par l’entrepreneuriat, le logement ou la création de liens. Je vous donne deux chiffres : en 2021, il y avait 7,7 % d’étrangers en France, selon l’Insee, et 15 % des entrepreneurs étaient étrangers. Certes, c’est souvent le déclassement professionnel qui les contraint à créer leur propre emploi. Néanmoins, cela prouve qu’ils sont entreprenants, qu’ils contribuent à la création de richesses et créent des emplois. Les preuves de l’inclusion sont partout autour de nous.

Pourquoi ce discours n’infuse-t-il pas de manière globale ?

Par timidité ou par peur de prendre l’opinion à rebrousse-poil. Mais la bataille pour l’hégémonie culturelle sera durablement perdue s’il n’existe pas d’alternative au discours dominant en faveur de l’exclusion et d’une société close. Il ne faut pas mépriser les peurs des Français, qui sont la conséquence de protections qui ont disparu. Mais la réponse n’est pas dans des frontières étanches. Bruno Latour affirmait avec raison qu’il fallait reconstituer des enveloppes, a fortiori quand les protections d’hier s’effacent. L’apport des migrations peut être un atout pour reconstituer ces bords qui nous manquent. Regardons outre-Rhin. L’Allemagne a accueilli un million de Syriens en 2015 contre 36 900 en France en sept ans. Elle a accueilli un million d’Ukrainiens en 2022 contre 100 000 en France. Elle inclut massivement par le travail. L’immigration n’y est pas le thème numéro 1 du débat politique et l’extrême droite a reculé aux élections législatives entre 2017 et 2022. Pourquoi se priver des preuves que l’inclusion fonctionne et réunit les peuples quand elle existe ?

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Qu’est-ce qu’une politique d’accueil, selon vous ?

Premièrement, elle passe par le fait de supprimer la circulaire Cresson de 1991 sur l’interdiction de travailler pour les demandeurs d’asile. On sait que le travail est un moyen d’accélérer l’inclusion. Or, depuis cette circulaire, l’administration française considère que celui qui est candidat à l’asile est « présumé tricheur » ou « présumé menteur ». À vouloir débusquer ceux qui « tricheraient », on pénalise tous les demandeurs d’asile, on retarde l’inclusion et on se complique collectivement la tâche. La deuxième chose à dire, c’est qu’il faut rompre avec le principe assimilationniste qui découle de la tradition coloniale. C’était même stipulé dans les textes dès le XIXe siècle : tout « indigène » qui voulait devenir français devait être « assimilé » selon des critères de civilisation qui étaient précisés par l’administration coloniale. Ce mot continue à irriguer le discours politique aujourd’hui. Et l’assimilation, ça veut dire quoi ? Ça veut dire que, de sa rencontre avec l’étranger, la France doit sortir intacte, et que c’est à l’étranger de se dépouiller de ses traits distinctifs, culturels, religieux pour être digne de la France.

L’accueil véritable, ce n’est pas juste proposer un toit au nouvel arrivant, c’est vouloir l’interculturalité.

L’accueil véritable, ce n’est pas juste proposer un toit au nouvel arrivant, c’est vouloir l’interculturalité. Avec les équipes de Singa, j’ai récemment rencontré Éric Jalon, le directeur général des étrangers en France. Et je lui ai dit : « Nous sommes prêts, avec Singa et d’autres associations, à former à l’interculturalité vos agents qui travaillent en préfecture, c’est-à-dire à savoir se décentrer pour comprendre le point de vue et les zones de vulnérabilité de ceux qui sont de l’autre côté du guichet. » Beaucoup d’entreprises, et c’est heureux, s’y engagent aujourd’hui. Elles ont intégré que l’« employabilité » ne pouvait pas se résumer à demander à des nouveaux arrivants de se former aux métiers disponibles dans les secteurs économiques en tension, mais qu’il était nécessaire que leur recrutement soit inclusif et que leur organisation soit hospitalière à l’interculturalité. Pourquoi le font-elles ? Parce qu’elles y gagnent en performance et en cohésion.

Vous vous positionnez donc clairement contre le projet de loi asile et immigration que le gouvernement va présenter en Conseil des ministres en juillet ?

Nous pensons que c’est un texte inutile. C’est le 22e texte en trente ans. La 22e variation sur le registre de « la France se ferme ». Les experts du Giec nous annoncent 4 °C de plus à la fin du siècle, et que fait la France ? Une loi climat ? Non, une nouvelle loi immigration. Au-delà de ça, les politiques d’exclusion sont des politiques inefficaces et fabriquent des problèmes. Par exemple, si on supprime l’aide médicale gratuite (AME), comme le demandent la droite et l’extrême droite, que se passe-t-il ? La pauvreté et le dénuement dans lesquels vivent les nouveaux arrivants lors des premiers mois en France prédisposent à des maladies graves. Empêcher l’accès aux soins des nouveaux arrivants augmentera le risque épidémique et les crises sanitaires. Est-ce là une politique inspirée par le bien commun ? Le coût social et financier d’une telle absurdité sera largement supérieur au coût budgétaire de l’AME.

J’aspire à ce que la raison et la rationalité habitent à nouveau ceux qui légifèrent sur les migrations.

Ce texte prévoit aussi le durcissement du taux d’exécution des obligations de quitter le territoire français (OQTF). Qu’en pensez-vous ?

Cela ne servira à rien. Quand on regarde le taux d’exécution des OQTF en France, on est frappé par la faiblesse du chiffre officiel : moins de 15 %. En gros, on raccompagne assez peu les gens auxquels on délivre une OQTF. Alors qu’en Allemagne le chiffre est de presque 50 % d’exécutions des obligations de quitter le territoire national. Pourquoi ? Parce qu’en réalité, quand ils constatent qu’un étranger est en situation irrégulière, les Allemands procèdent à des régularisations par le travail dans 60 % des cas. Il y a une préférence pour l’inclusion par le travail là où, en France, il y a une préférence pour la délivrance d’obligations de quitter le territoire, qu’on n’exécute pas. Il n’y a pas meilleure démonstration de cette passion d’une partie de l’administration et des politiques français pour l’inefficacité. Ce sont des textes qui vont créer de la frustration, de la peur, de l’insécurité, mais qui ne parviennent jamais à résoudre les maux qu’ils désignent. J’aspire à ce que la raison et la rationalité habitent à nouveau ceux qui légifèrent sur les migrations.

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Êtes-vous favorable à la création d’un titre de séjour pour les secteurs en tension ?

Non. Comme la plupart des associations, nous pensons, à Singa, qu’il faut régulariser ceux qui travaillent, sans critère lié au secteur économique qui les emploie. Si quelqu’un occupe un emploi, c’est bien parce qu’il y avait besoin de cette compétence-là. Il n’y a donc aucune raison de ne cibler que les métiers en tension. Et puis, qui décide qu’un métier n’est plus en tension ? Est-ce que quelqu’un qui avait été régularisé lorsqu’il était dans un métier en tension se voit déposséder de son titre de séjour si l’on considère que le métier qu’il exerce n’est plus en tension ? Que se passe-t-il s’il change de secteur économique ? Perd-il son titre de séjour ? Arrêtons d’inventer des « machins » toujours plus compliqués, plus hypocrites les uns que les autres. Cela épuise les fonctionnaires, qui ne peuvent pas contrôler leur impact, et désespère les nouveaux arrivants. Ça participe d’une vision très utilitariste de la migration. Et c’est profondément inhumain !

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Publié dans le dossier
Immigration : la gauche cherche sa voix
Temps de lecture : 13 minutes
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