Estelle Youssouffa, l’électron libre radical de Mayotte

Députée Liot et ancienne figure des collectifs de l’île de lutte contre l’immigration comorienne, Estelle Youssouffa attise les débats jusqu’en métropole et impose son agenda, parfois très droitier, dans la politique locale mahoraise.

Zoé Neboit  • 23 juin 2023
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Estelle Youssouffa, l’électron libre radical de Mayotte
Estelle Youssouffa (LIOT) porte à chacune de ses apparitions à l'Assemblée Nationale le châle brodé de fleurs d'ylang-ylang, symbole des Chatouilleuses, activistes pour la départementalisation de Mayotte dans les années 1970. Ici, le 16 février 2023 dans l'hémicycle.
© Ludovic MARIN / AFP.

« Vous alimentez l’appel d’air et le trafic humain. Vos bonnes intentions sont notre enfer. » Le regard qui perce l’écran et le ton pugnace mais posé – héritage d’une carrière de journaliste à la télévision, Estelle Youssouffa casse internet dans les îles de la lune, surnom d’un archipel de l’océan indien, dont font partie Mayotte et les Comores. Nous sommes le 10 avril 2023 et la députée anime un live face caméra sur sa page Facebook, alors que l’opération Wuambushu, encore secret de Polichinelle, est censée démarrer 10 jours plus tard. 

D’Anjouan à Mayotte, ses coups de gueule pimentés sur les réseaux sociaux ou les plateaux télévisés de Mayotte La Première, sont bien connus. Mais cette fois-ci, la vidéo où elle invite « les pseudos droits de l’homme, les pseudos soignants » à « s’occuper de [leurs] bassines pour aller mener [leur] petit combat avec le ministre Darmanin et le gouvernement », se retrouve partagée et amplifiée sur Twitter aussi bien par Laure Lavalette, députée RN du Var, que Verlaine Djeni, ancien cadre LR, proche de Marine Le Pen, et auteur sur le site d’extrême-droite Boulevard Voltaire. Ce ne sera que la première d’une longue présence médiatique sur les écrans nationaux.

Ni de droite, ni de gauche

Députée du groupe LIOT, élue en juin 2022 dans la première circonscription de Mayotte, Estelle Youssouffa revendique une place « d’anomalie » dans le paysage mahorais. « Je réfute la dichotomie gauche/droite. Pour moi, elle n’a pas de sens à Mayotte », clame-t-elle. Quitte à travailler avec le Rassemblement national, parti arrivé en tête dans le département dès le premier tour de la dernière élection présidentielle, avec 43 % des suffrages ? « Vous savez, il n’y a pas d’arc républicain : soit un parti est autorisé, soit il est interdit. De même, il n’y a pas de bon ou de mauvais vote, estime-t-elle avant de poursuivre, le problème numéro un à Mayotte, c’est l’immigration clandestine. Et le seul parti qui se penche de manière consistante sur la question, c’est le RN. »

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Dès le début de sa campagne présidentielle, en décembre 2021, Marine Le Pen avait passé quatre jours sur l’île, soit plus que n’importe quel autre candidat. Les thèmes de cette visite en grande pompe : l’immigration, la sécurité et la cause éternelle de Mayotte française, pour laquelle elle exprime une sympathie sans faille. Bains de foule, selfies, le cou orné des traditionnels colliers de jasmins et de bougainvilliers, de toute sa campagne, la patronne du RN a rarement été si bien reçue. Depuis la métropole, voir un département comptant 95 % d’habitants de confession musulmane accueillir à bras ouvert une figure politique aux postures islamophobes assumées semble être une drôle de contradiction. De la même manière, les positionnements de la députée Estelle Youssouffa relèvent de l’un de ces paradoxes politiques mahorais. Au moins en apparence. 

N’importe qui disant qu’il faut virer les immigrés est populaire à Mayotte.

« En quelques années, elle a participé à instaurer dans le débat sur l’immigration à Mayotte, une radicalité sans précédent », commente un journaliste local. Née dans les Hauts-de-Seine en 1978, d’un père mahorais militaire et d’une mère métropolitaine infirmière, sa famille déménage à Mayotte durant son adolescence où elle restera jusqu’à ses études. Ce sera le journalisme dans l’Hexagone, puis les sciences politiques au Canada. « Un jour, il y a longtemps, je lui avais dit pour plaisanter : “tu vas finir ministre !” », raconte l’un de ses anciens collègues, rédacteur en chef d’une émission sur France 2 qui la recrute en 2009. À l’époque, cette « forte personnalité qui débordait d’énergie et d’intelligence », selon les mots de son ancien supérieur, n’affiche aucun projet de carrière politique, tient-il à préciser. Plutôt tournée vers les affaires internationales, elle passe par LCI, BFMTV ou encore le bureau londonien d’Al-Jazeera, avant de proposer des services de consulting en relations internationales.

2018 marque un tournant. L’île hippocampe – le surnom de Mayotte – s’embrase dans un mouvement social et une grève dont l’ampleur est difficile à jauger depuis la métropole. L’opération baptisée « île morte » durera six mois. Force est de constater qu’en cinq ans, les revendications n’ont pas pris une ride. Les Mahorais demandent plus d’investissement de l’État dans la santé, l’éducation ou encore les réseaux d’eau potable. Et par-dessus tout, une meilleure lutte contre l’immigration issue des Comores. Car une fois n’est pas coutume, le déclencheur de cette mobilisation remonte au projet d’un accord franco-comorien sur la libre circulation des personnes entre les îles de l’archipel. 

Alors que la goutte fait déborder le vase de 374 km2, Estelle Youssouffa revient sur l’île. Elle devient rapidement la porte-parole du virulent Codim, le comité de défense des intérêts de Mayotte. « C’est le véritable point de départ de sa carrière politique », constate a posteriori un journaliste de l’île. Auto-formé vers 2014, le Codim se fait connaître en 2016 avec une première série de violents « décasages », la destruction illégale de bidonvilles. Ces actions violentes laissent 1 500 personnes à la rue et conduisent à des émeutes à Mamoudzou. Mais la police ne fait rien contre le collectif. Le mouvement de 2018 sera celui de sa montée en puissance. Aidé par sa nouvelle jeune figure de proue maîtrisant tous les codes de la communication politique et médiatique, le collectif n’en ressortira que plus légitime. « Elle s’est servi des collectifs comme ascenseur social. N’importe qui disant qu’il faut virer les immigrés est populaire à Mayotte », estime Abdullah Mikidadi, porte-parole de LFI dans le département.

Une encombrante tribune

Jouissant d’une voix et d’un vaste réseau en métropole, y compris dans les sphères de gauche, Estelle Youssouffa exporte les idées du collectif au-delà de l’océan Indien. En mars 2018, elle publie sur le Bondy Blog une tribune intitulée « Mayotte n’est pas à vendre, elle est française » en réponse à un éditorial du Point qui proposait de tout bonnement vendre le département pour résoudre la crise. Si sa réponse dénonce l’abandon des pouvoirs publics, le racisme d’État et le droit des citoyens mahorais à l’autodétermination, c’est aussi pour faire de l’immigration la source évidente du « drame » que vit Mayotte. Un extrait d’une pétition publiée à la même époque illustre l’idéologie qui sous-tend ses prises de paroles à l’époque : « Nous avons vu la détermination de la France à agir pour faire respecter le droit, démanteler la jungle de Calais et l’occupation de Notre-Dame-Des-Landes. Nous demandons la même fermeté à Mayotte en procédant de toute urgence à l’évacuation des terrains occupés, au démantèlement des habitations illégales des immigrants clandestins et à leur expulsion définitive. »

La publication dans le Bondy Blog fait relativement peu de vagues, jusqu’en mars 2019 lorsqu’un extrait vidéo se retrouve largement partagé et relayé sur Twitter. On y voit la militante sur un plateau TV expliquer vouloir attaquer militairement les usines de kwassa-kwassa, les petits bateaux à moteur utilisés par les passeurs comoriens : « Ça prendrait 20 marins de la marine nationale pour aller plastiquer ces usines », martèle-t-elle avec autorité.  Plusieurs internautes scandalisés interpellent alors des journalistes du Bondy Blog ainsi que d’autres figures médiatiques de la gauche ayant affiché à un moment leur sympathie avec Estelle Youssouffa. Selon les traces qui restent de ces échanges de tweets, après quelques discrets mea culpa, la tribune est supprimée. Mais Internet a bonne mémoire et de temps à autre jusqu’à aujourd’hui, la polémique ressurgit sur le réseau social. D’ailleurs, la tribune est toujours visible via les sites d’archives du web. Contactées, les diverses personnes impliquées n’ont pas souhaité commenter cet épisode. 

C’est le collectif et la société civile qui sont venus me voir et qui m’ont dit : ‘tu seras candidate’.

Aujourd’hui, le Codim n’existe plus. Mais il a contribué à faire des collectifs de ce genre des relais politiques indispensables de la société civile. Leur axe militant principal, sinon unique, est la lutte contre l’insécurité liée à l’immigration et la « poursuite » de la départementalisation. Le « collectif des citoyens de Mayotte 2018 », né dans le sillage du Codim est dirigé par la militante Safina Soula, connue pour ses modes d’actions radicaux. Elle est à l’origine du blocage de La Cimade en 2022 ainsi que celui de l’hôpital de Jacaranda en mai dernier pour protester contre l’immobilisme de l’opération Wuambushu. 

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Estelle Youssouffa, elle, a continué son combat via d’autres canaux, cette fois-ci plus institutionnels. En juin 2022, elle est élue députée avec 66 % des suffrages dans sa circonscription face à la députée sortante Ramlati Ali (LREM). Une victoire qu’elle perçoit comme celle du commun : « C’est le collectif et la société civile qui sont venus me voir et qui m’ont dit : “tu seras candidate”. » Portant fièrement le kichali rouge orné de fleurs d’ylang-ylang, le symbole des sorodas, ou Chatouilleuses – ces femmes qui ont porté le combat de la départementalisation dans les années 1970 –, la députée annonce la couleur. Elle est l’héritière de Zéna M’Déré, nouvelle « mercenaire » de Mayotte. Une filiation à la légitimité presque intouchable. « Je ne la trouve pas aussi légitime qu’elle le prétend », tempère Abdullah Mikidadi. « Porter des discours de haine dignes de l’extrême-droite, comment cela pourrait aider Mayotte à sortir de la crise ? Pour moi, ses positions n’ont rien de différent avec le RN. »

Frontex, motion de censure et les cendres de Napoléon III

Désormais « dans l’arène », comme un Théodore Roosevelt qu’elle admire, elle porte au sein de son groupe Liot ses combats. Tout pour « son île qu’elle aime tant », s’émeut le désormais bien connu Charles de Courson, qu’elle qualifie volontiers de « soutien et modèle parlementaire »« Indépendante et libre » selon ses mots, elle mène une vie contrastée à l’Assemblée. Opposée, dans la lignée de Liot, à l’adoption sans vote parlementaire de la réforme des retraites, elle se rallie aussi à certains combats menés à l’extrême-bâbord de l’hémicycle. À l’instar de cette proposition de résolution déposée par le député RN Jean-Philippe Tanguy réclamant le rapatriement des cendres de Napoléon III en France. Elle la signe début janvier aux côtés de la quasi totalité des députés du RN ainsi que Laurent Marcangeli (Horizons), député de Corse et membre du comité central bonapartiste, Christophe Naegelen, seul député Liot n’ayant pas signé la motion de censure contre le 49.3 et Véronique Besse (LR), membre de l’association du Puy du Fou, soutien de Bachar al-Assad et anti-mariage pour tous. Tout un tableau. 

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« Je n’ai pas de position idéologique. Mes sujets ne sont pas idéologiques mais pragmatiques », insiste-t-elle. Le 31 mai 2023, elle a présenté avec son collègue Laurent Marcangeli un rapport parlementaire avec des préconisations pour gérer l’immigration à Mayotte. Parmi ces mesures : la fin du visa territorialisé, l’application de la circulaire Taubira au département et la répartition de l’immigration dans l’Hexagone. Ces dernières sont demandées à l’unanimité par le monde politique mahorais, afin de mettre fin au régime migratoire exceptionnel qui a conduit le département à 48 % de population étrangère. Or, le rapport préconise également le déploiement de Frontex et une gestion migratoire inspirée des camps très militarisés sur les îles de Samos en Grèce et de Lampedusa en Italie. « La solution ne peut pas être populiste, se désole Mikidadi, ce dont nous avons besoin à Mayotte, c’est du social. » Alors qu’une partie de la gauche métropolitaine semble avoir découvert les problématiques de Mayotte avec Wuambushu, l’île est devenue depuis 2018 l’incarnation de toutes les paniques morales de l’extrême-droite. Désignée comme le « laboratoire de l’horreur », elle se fait plutôt triste reflet des politiques les plus rigoristes, liberticides et absurdes au monde à l’égard des étrangers. 

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Publié dans le dossier
Immigration : la gauche cherche sa voix
Temps de lecture : 11 minutes
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