À Odessa, dérussifier tambour battant

Déboulonnage de statues, changement de nom de rue, usage de la langue… Dans le port d’Odessa qui ouvre l’accès sur la mer Noire, la guerre a accéléré le recul de la culture russe, très prégnante dans cette région ukrainienne.

Hugo Lautissier  • 12 juillet 2023 abonné·es
À Odessa, dérussifier tambour battant
Un cours de langue et de culture ukrainiennes, à Odessa.
© Hugo Lautissier

Olena Pchilka, Anna Yaroslavna, Yana Klochkova : sur le rétroprojecteur de l’association Yedyni défilent les noms de personnalités ukrainiennes qui ont, chacune à leur manière, marqué l’histoire du pays. La première est écrivaine, la seconde princesse de Kiev au Moyen Âge, et la dernière championne de natation multi-médaillée aux Jeux olympiques. Le centre accueille des soldats de retour du front en quête d’un soutien psychologique. Mais, le vendredi et le samedi, il est réservé aux Odessites qui souhaitent apprivoiser les subtilités de la langue et de la culture ukrainiennes. Ce jour-là, une dizaine de personnes de tous âges s’attaquent aux difficultés grammaticales posées par la féminisation des noms masculins : «un vrai casse-tête», confie l’un des participants. « Les Russes ont toujours essayé de minimiser la culture ukrainienne. Notamment en interdisant la langue, qui est l’ADN d’une nation. Parler ukrainien, c’est montrer qu’on est libre. C’est notre ligne de front à nous », résume Alina, une jeune femme membre de l’association, qui compte des groupes dans tout le pays.

ZOOM : Se réapproprier une identité nationale

La décolonisation de l’espace public ne se limite pas à Odessa. Elle trouve ses racines dans la révolution pro-démocratie de Maïdan de 2013 et 2014, au cours de laquelle les manifestants ukrainiens ont effacé certains symboles soviétiques, dont les statues de Lénine, pour protester contre l’autoritarisme russe et revendiquer des liens plus étroits avec l’Union européenne. L’occupation de la Crimée par l’armée russe et du Donbass par les séparatistes, en 2014, a conduit à l’adoption d’une première loi de dérussification, promulguée par le président Petro Porochenko en 2015. Après l’invasion à grande échelle du 24 février 2022, la dérussification prend un tour plus systématique avec la promulgation d’une loi par le président Volodymyr Zelensky, interdisant que figurent dans l’espace public ukrainien les noms de personnalités russes ou d’événements associés à l’histoire de la Russie. De fait, c’est aussi une guerre culturelle qui se joue entre la Russie et l’Ukraine, Vladimir Poutine justifiant en partie son assaut en affirmant qu’il s’agissait de sauver le « peuple russe »  qui y vit de l’effacement culturel. Un comble pour de nombreux Ukrainiens qui ont conscience aujourd’hui que c’est leur identité nationale qui a été gommée de façon systématique par le voisin russe.  

À l’image du président Volodymyr Zelensky, qui a grandi en parlant russe mais est passé à l’ukrainien en 2017 avant de se présenter aux élections, de nombreux Ukrainiens ont le russe comme première langue. Et depuis l’invasion le 24 février 2022, la langue nationale connaît un nouvel engouement. L’application d’apprentissage Duolingo a par exemple enregistré 1 300 000 nouveaux étudiants en ukrainien sur la seule année 2022. « Historiquement, à Odessa, nous parlons majoritairement russe à cause de la colonisation. Ceux d’entre nous qui sont nés sous l’Union soviétique n’ont jamais appris l’ukrainien car c’était interdit. Aujourd’hui, on essaye de combler ce fossé », explique Ludmila, 68 ans, dont la famille est odessite depuis sept générations.

« Catherine = Poutine »

Dans le centre-ville classé au patrimoine mondial de l’Unesco, c’est une autre femme célèbre qui a déchaîné les passions. Érigée en 1900, la statue de bronze de Catherine II, l’impératrice de Russie responsable de la colonisation du sud de l’Ukraine actuelle, n’est plus. Démonté une première fois en 1920 par les bolcheviques, le monument avait été réinstallé en 2007 par la municipalité avant d’être de nouveau déboulonné en fin d’année dernière. « Symbole de l’oppression et de la russification du pays, la statue était en outre devenue un point de ralliement bien connu pour tous les militants pro-russes de la ville avant la guerre », explique Artak Hryhoryan, un informaticien de 27 ans, militant actif de la dérussification de la ville au sein de l’association locale Après Maïdan, créée après la révolution de la Dignité, en 2014.

Ukraine dérussification guerre
La statue de Catherine II remplacée par un drapeau ukrainien, à Odessa. Elle était devenue un point de ralliement des pro-russes. (Photo : Hugo Lautissier.)
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Artak Hryhoryan : « Moi et d’autres, nous nous sommes relayés spontanément pour aller peindre et détériorer la statue avant d’aller nous dénoncer au commissariat ». (Photo : Hugo Lautissier.)

Sur un banc de la place, Artak contemple le drapeau ukrainien qui flotte désormais à la place de la statue. Tout proche, le mythique escalier immortalisé en 1925 dans le film de Sergueï Eisenstein Le Cuirassé Potemkine, dont l’entrée, point d’accès stratégique vers le port d’Odessa, est désormais fermée au public par un barrage de l’armée ukrainienne. Sur le tee-shirt du jeune homme, des vers de Serhiy Jadan, poète originaire de Kharkiv. « On est nombreux à penser qu’il mérite le prix Nobel », s’enthousiasme Artak. Il explique que la controverse autour de la statue de Catherine II a commencé lorsqu’une jeune fille y a tagué « Catherine = Poutine » au début de la guerre. «Elle a été inquiétée par la police, qui avait des images de surveillance. Moi et d’autres, nous nous sommes relayés spontanément pour aller peindre et détériorer la statue avant d’aller nous dénoncer au commissariat. »

Hitler aussi, c’est l’histoire, et ça m’étonnerait qu’on trouve des statues de lui en Allemagne.

Rapidement, un vote en ligne est organisé auprès des habitants de la ville, qui demandent massivement le démontage de la statue. Artak a assisté à l’instant historique du déboulonnage, la nuit du 19 décembre. «C’était intéressant parce qu’il y avait quelques personnes opposées, majoritairement des gens âgés, pas forcément pro-russes mais attachés au passé. Ils disaient “c’est mal, ça fait partie de notre histoire après tout”. Mais Hitler aussi, c’est l’histoire, et ça m’étonnerait qu’on trouve des statues de lui en Allemagne. »

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Olexander Babich, historien : « On essaye de faire entrer plus de diversité dans nos rues. Pourquoi pas une rue Voltaire, par exemple ? » Ci-dessous, le centre d’aide, installé dans ses bureaux. (Photos : Hugo Lautissier.)
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L’historien Olexander Babich donne rendez-vous dans ses bureaux du centre-ville. Il y a un an et demi, ils abritaient son entreprise de tourisme florissante. Aujourd’hui, c’est un espace jonché de cartons de vivres et de gilets pare-balles qui attendent d’être envoyés au front. Un poster représente le visage de Poutine avec une cible au milieu du front. Sur un autre mur, un panneau de carton avec l’inscription « Je veux que mes enfants reviennent dans une Odessa en paix ». Le hasard veut que les bureaux de ce membre de la commission toponymique d’Odessa, chargée d’étudier les noms de rues et de lieux publics à dérussifier, soient situés rue Gogol. «Les artistes russes ne sont pas notre première cible. Il ne faut pas s’imaginer des auto­dafés dans les bibliothèques, tempère-t-il. On essaye aussi de faire entrer plus de diversité dans nos rues. Pourquoi pas une rue Voltaire, par exemple ? »

Les noms des auteurs russes qui ont eu des positions anti-ukrainiennes sont toutefois immédiatement retirés, à l’instar du prix Nobel de littérature Joseph Brodsky. Le gros du travail de la commission se concentre sur les figures officielles russes et soviétiques, quelque 70 toponymes peu à peu retirés des rues d’Odessa. Fondée il y a vingt ans, cette commission indépendante qui regroupe historiens, urbanistes et topographes, végétait ces dernières années. «Il faut avouer que son objet n’était alors pas une préoccupation majeure des citoyens », commente Olexander Babich, auteur d’un livre sur l’occupation d’Odessa pendant la Seconde Guerre mondiale.

« Montrer à nos enfants qui est l’ennemi »

La dérussification n’est toutefois pas un long fleuve tranquille. Le maire de la ville, Guennadi Troukhanov, est une figure controversée. « C’est un opportuniste, donc évidemment, aujourd’hui, il n’y a pas plus patriote que lui. Mais à l’époque de la révolution de Maïdan il a affiché des positions pro-russes que personne n’a oubliées ici. On se demande pourquoi il est toujours en place », explique un Odessite sous couvert d’anonymat, faisant référence aux différents maires qui ont été démis de leurs fonctions dans le pays depuis le début de l’invasion russe.

La statue de Catherine II repose aujourd’hui dans une caisse en bois au Musée des beaux-arts d’Odessa, en attendant que son destin soit définitivement scellé. On entend dire qu’elle pourrait refaire surface dans un parc de la ville. Une éventualité qui ne manque pas d’interroger nombre d’habitants. « Ce n’est qu’une simple proposition », tempère Olexander Babich, qui avoue ne pas savoir quoi penser de cette initiative en tant qu’historien. Trois semaines plus tôt, un bombardement nocturne sur la ville a fait trois morts, dans un quartier résidentiel. «Quand on passe des nuits comme celle-là, on n’a qu’une envie, c’est de balancer ces statues à la mer. Mais, quand je me calme, je me dis qu’on doit les garder pour montrer à nos enfants qui est l’ennemi. » 

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