Les algues vertes, fossoyeuses du vivant

Après l’alerte, lancée il y a plus de cinquante ans, sur cette pollution d’origine agricole et la mort de plusieurs personnes et animaux, les autorités n’ont toujours pas pris les mesures adaptées à ce phénomène. Alors qu’études scientifiques et associations citoyennes l’ont abondamment documenté.

Vanina Delmas  • 11 juillet 2023 libéré
Les algues vertes, fossoyeuses du vivant
Au gré des marées, les algues sèchent, se décomposent au fil des jours et dégagent de l’hydro­gène sulfuré (H2S), un gaz potentiellement mortel. Au point que certaines zones sont bloquées par des barrières.
© Maxime Sirvins

La température a baissé de quelques degrés en cette journée de juin. Les joggeurs courent sur les hauteurs de la plage de la Grandville à Hillion et quelques marcheurs promènent leur chien. Des touristes s’arrêtent pour jeter un œil sur la baie de Saint-Brieuc. La plupart font rapidement demi-tour : une forte odeur d’œuf pourri envahit instantanément les narines. Elle provient des algues vertes qui s’échouent au gré des marées, sèchent, se décomposent au fil des jours et dégagent de l’hydro­gène sulfuré (H2S), un gaz potentiellement mortel. Sur le sable, certains tentent de lézarder au soleil. Des empreintes de sabots de chevaux croisent les traces de roues des quelques camions-bennes chargés de ramasser ces fameuses algues vertes. À l’entrée de la plage, des panneaux mettent en garde sur le « danger temporaire » lié au « dépôt d’algues en putréfaction ». Un écriteau donne quelques consignes de sécurité, sur un autre sont colorées en jaune et en rouge des zones de la plage auréolées d’un symbole sens interdit. «Ce n’est pas qu’une question de danger mais bien de destruction totale de tout ce qui vit dans ces zones ! Depuis cinquante ans, rien n’a changé malgré les alertes », déplore Yves-Marie Le Lay, en accrochant son détecteur de gaz au rebord de sa botte en caoutchouc.

Algues vertes reportage
Yves-Marie Le Lay, président de l’association Sauvegarde du Trégor-Goëlo-Penthièvre, vérifie le taux d’hydro­gène sulfuré dans les sols. (Toutes photos du reportage : Maxime Sirvins.)
Algues vertes reportage
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L’une des mesures révèle un taux d’hydro­gène sulfuré à 474 ppm. Précision : le détecteur est plafonné à 500 ppm. À ce niveau, on observe des symptômes neurologiques pouvant conduire à la mort.
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Les algues deviennent dangereuses lorsqu’elles stagnent sur la plage et forment une croûte blanche qui accélère la décomposition de la matière végétale.
Algues vertes reportage
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Cocktail explosif

Quand il organise des expéditions sur ces zones, le président de l’association Sauvegarde du Trégor-Goëlo-Penthièvre ne plaisante pas avec le protocole : bottes obligatoires, deux détecteurs de gaz portable, une pelle et un masque à gaz qui protège aussi les yeux. «Je vérifie le taux de H2S, et ensuite vous pourrez venir. Suivez-moi bien car, si vous faites un pas de côté, vous pouvez crever une poche de gaz toxique ! Si ça sonne à 20 ppm [partie par million], normalement il faut dégager tout de suite. » Une haute dose de prudence nécessaire. Les algues vertes fraîches, régulièrement emportées par les marées, ne sont pas dangereuses. Elles le deviennent lorsqu’elles stagnent sur la plage et forment une croûte blanche qui accélère la décomposition de la matière végétale. Leur omniprésence dans certaines baies bretonnes s’explique par plusieurs raisons : la mer peu profonde et claire permet la photosynthèse, les faibles courants ou coefficients de marée faibles les empêchent de repartir au large, et l’apport excessif en nitrates venant des cours d’eau les nourrit. Un cocktail explosif et pestilentiel, provenant de l’agriculture intensive puisque les nitrates sont présents dans les engrais et les déjections d’animaux d’élevage.

Suivez-moi bien car si vous faites un pas de côté, vous pouvez crever une poche de gaz toxique !

Armé de vigilance et de ses années d’expérience, Yves-Marie Le Lay s’aventure sur les plaques d’algues qui craquent sous ses pas. En dessous, la mixture se révèle couleur noir goudron. Il approche le détecteur qui sonne à 132 ppm. Au deuxième trou, à 150 ppm, et au troisième trou, à 474 ppm ! Précision : le détecteur est plafonné à 500 ppm. Selon le Haut Conseil de la santé publique, entre 50 et 100 ppm, on peut observer des troubles du système nerveux, des céphalées, et des effets sur le système digestif, les bronches, la peau et les yeux. À 100 ppm, le gaz anesthésie le nerf olfactif. À 500 ppm, les symptômes sont neurologiques (pertes de conscience, coma) avec troubles respiratoires, perturbations du rythme cardiaque et, « sans intervention, le décès survient rapidement ». Des humains et des autres espèces vivantes.

ZOOM : « Les Algues vertes » : une nécessaire obstination

Pas facile de faire un exercice d’équilibriste sur un vélo, comme le montre Judith (Nina Meurisse) à sa compagne Inès (Céline Sallette) dans les rues du village breton où ces deux Parisiennes se sont installées. Pour autant, Inès n’est pas du genre chancelante. Au contraire, malgré sa silhouette gracile, il lui faut être solide pour mener à bien l’enquête journalistique dans laquelle elle s’est lancée sur un nouveau fléau : les algues vertes. Bien qu’on soupçonne que celles-ci aient occasionné au moins un mort, en raison de leur haut degré de toxicité, l’omerta et le statu quo sont de mise. Voici racontée au cinéma, par le biais d’une fiction, l’enquête d’Inès Léraud, qui avait déjà été représentée sous la forme d’une bande dessinée, Algues vertes, l’histoire interdite, coécrite par la journaliste et Pierre Van Hove (La Revue dessinée/Delcour, 2019). Mais, ici, Pierre Jolivet – comme on le sait, cinéaste engagé sur les questions d’écologie – fait d’Inès Léraud sa protagoniste. Ce qui n’héroïse pas la jeune femme à outrance mais permet de porter la fiction avec davantage de vie et d’émotion, Céline Sallette offrant au rôle toute sa sensibilité. D’où la réussite des Algues vertes, qui, tout en ayant les caractéristiques d’un « film dossier » (autrement dit : à l’unique sujet défini et traité, dont rien ne s’écarte), donne la mesure du courage et de l’obstination dont Inès Léraud a dû faire preuve pour mettre au jour des vérités dérangeantes sur cette catastrophe écologique et sociale.

Christophe Kantcheff

Les Algues vertes, Pierre Jolivet, 1 h 47.

Le silence domine étrangement sur la plage, dont la surface est bien lisse : aucun petit trou dans le sable, refuge habituel des puces de mer à la recherche d’humidité. Quelques crabes morts et morceaux de moules ou de coques cassées sont éparpillés. Quand on creuse, aucune trace de gravette, ce petit ver friand des fonds sablo-vaseux. «La gravette est une espèce ultrarésistante, donc un précieux témoin de la pollution des sols», glisse Yves-Marie Le Lay. Les associations Sauvegarde du Trégor et Halte aux marées vertes œuvrent depuis des années pour mettre en lumière les intoxications au H2S d’hommes et d’animaux, dont certains n’ont pas survécu : des chiens ont été retrouvés sans vie sur une plage d’Hillion en 2008 ; en juillet 2009, Thierry Morfoisse, chauffeur transporteur d’algues vertes à la déchetterie, décède au volant de son camion à Binic ; quelques jours plus tard, un cheval tombé dans un trou plein d’algues en putréfaction meurt à Saint-Michel-en-Grève. «La prise de conscience du préjudice écologique met du temps, car c’est l’humain d’abord, comme si l’homme était en dehors de la chaîne du vivant, alors qu’il n’est que le dernier maillon ! Et même des écolos peuvent être victimes du déni», dénonce Yves-Marie Le Lay.

Sur le même sujet : Algues vertes : « L’omerta résiste »

De sa maison vigie, André Ollivro a une vue imprenable sur la plage de la Grandville. Il est catégorique : la mer a changé de visage au fil des années. Les tas d’algues vertes abandonnés ont freiné l’évolution naturelle des sédiments, façonné imperceptiblement le sable, les herbes ont poussé, des rochers ont été ensablés et la mer a reculé. «J’ai une photo où toute ma famille pose sur un rocher, juste en dessous de ma maison. Le rocher n’existe plus, témoigne celui qui est l’un des lanceurs d’alerte sur les marées vertes. Au début, les algues, c’était de la “salade verte”, avec plein de petits poissons. Puis elles se sont accumulées, mais on ne pouvait pas s’apercevoir que ça perturbait l’estran, la biodiversité. » «Avant, on y trouvait des crevettes grises, mais aussi des coques, des carrelets, des plies, et même des soles, des bars, qu’on pêchait avec quarante hameçons accrochés à des lignes de fond», confirment Michel et Raymond, deux promeneurs croisés au hasard, qui connaissent cette plage depuis leur enfance.

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«  J’ai une photo où toute ma famille pose sur un rocher, juste en dessous de ma maison. Le rocher n’existe plus« , regrette André Ollivro, dans sa maison avec vue sur la plage de la Granville. (Photos : Maxime Sirvins.)
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«Avant, on y trouvait des crevettes grises, mais aussi des coques, des carrelets, des plies, et même des soles, des bars, qu’on pêchait avec quarante hameçons accrochés à des lignes de fond», racontent Michel et Raymond, deux promeneurs.

Défendre le vivant

Ces impacts sur la biodiversité restent assez méconnus du grand public et ne passent pas en priorité dans les considérations des politiques publiques. Pourtant, des études scientifiques les pointent depuis plus de vingt ans. Il a ainsi été démontré que les algues vertes ont tendance à garder plus longtemps les bactéries fécales qui contaminent le milieu marin et à étouffer toute la vie (coquillages, bestioles, puces de mer, etc.). Une autre documente la manière dont les algues vertes s’approprient le phytoplancton, réduisant la quantité d’aliments pour les coquillages sauvages ou les moules. Jean-Yves Piriou, ancien chercheur à l’Ifremer, déplore la frilosité de certains scientifiques. « En 1985, nous avons d’abord voulu comprendre comment et pourquoi ce phénomène se produisait. Par la suite, personne n’a voulu prendre le relais pour analyser son impact écologique global. Peut-être parce que certains résultats peuvent gêner le macrocosme politique et les lobbys agroalimentaires», lâche celui qui est aujourd’hui vice-président de France nature environnement Bretagne.

Certains résultats peuvent gêner le macrocosme politique et les lobbys agroalimentaires.

Jean-Yves Piriou.

Pour défendre le vivant, l’association Sauvegarde du Trégor a décidé de déposer un recours contre le préjudice écologique causé par les marées vertes, c’est-à-dire les atteintes aux services écosystémiques apportés par l’environnement. Si la justice tranche en leur faveur, la réparation de ce préjudice devra en premier lieu intervenir en nature. Bien mieux que des dommages et intérêts, qui n’incitent pas à l’action sur le long terme. Leur but : obtenir une injonction ferme envers le préfet des Côtes-d’Armor. Celui-ci «a une double responsabilité, résume Me Andréa Rigal-Casta. Il est à la fois l’autorité ayant pouvoir de police pour inspecter les exploitations agricoles à l’origine du trop-plein d’azote, mais aussi l’autorité de protection de la réserve naturelle de la baie de Saint-Brieuc, donc il a accès à toutes les informations concernant la dégradation de la biodiversité. Il ne peut en aucun cas se dédouaner !» En outre, le décret de 1998 créant la réserve naturelle lui donne tous pouvoirs « en vue d’assurer la limitation d’animaux ou de végétaux surabondants dans la réserve ».

Le préfet ne peut en aucun cas se dédouaner !

Me Andréa Rigal-Casta

Lors de l’audience au tribunal administratif de Rennes le 22 juin, tout le monde a été agréablement surpris d’entendre le rapporteur public admonester l’administration pour ses échecs chroniques pour endiguer les marées vertes, et lui enjoindre de prendre enfin des mesures concrètes. Mais il a été plus hésitant sur le préjudice écologique. «C’est l’éternelle question du lien de causalité ! Car le magistrat attend une étude scientifique ferme et sans appel qui l’établisse, mais c’est impossible car les scientifiques ne formulent que des hypothèses. Et demander aux associations ou aux particuliers de faire des inventaires faune et flore dans d’immenses zones revient à renverser la charge de la preuve, alors que ce n’est pas à leur portée», s’insurge l’avocat.

Inaction politique

« Quand la biodiversité meurt, l’homme est menacé. Et les menaces ont été mises à exécution, notamment avec la mort de Jean-René Auffray, juste ici !» clame Yves-Marie Le Lay en pointant du doigt une vasière envahie d’algues vertes au cœur de l’estuaire du Gouessant, qui se jette dans la baie de Saint-Brieuc. En 2016, ce joggeur de 50 ans est venu allonger la liste des victimes, même si faire reconnaître le lien de causalité entre son décès et la présence d’algues vertes reste une ardente bataille. À quelques mètres de là, des sangliers et des marcassins avaient été retrouvés morts en 2011, ainsi qu’un blaireau et deux ragondins. Au niveau du chemin de randonnée qui contourne l’estuaire, la mairie d’Hillion a installé un panneau signalant l’interdiction d’accéder à la zone entourant le ruisseau du Crémur, à cause de la dangerosité des vasières et des courants. Quelqu’un a ajouté en majuscules : « OUBLI : LES ALGUES VERTES ».

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« Ce n’est pas qu’une question de danger mais bien de destruction totale de tout ce qui vit dans ces zones ! Depuis cinquante ans, rien n’a changé malgré les alertes », déplore Yves-Marie Le Lay. (Toutes photos : Maxime Sirvins.)
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Des barrières empêchent aux promeneurs d’accéder aux zones à risques. À un certain taux, l’hydrogène sulfuré est mortel pour les animaux et êtres humains.

En ce mois de juin, seuls quelques canards se baignent sans mettre le bec dans l’eau, mais aucun échassier ni aucune oie bernache. Ce morne estuaire se situe dans un vallon, réceptacle des écoulements provenant des champs juchés sur les plateaux. L’un est passé en agriculture bio, l’autre non. «Le seul levier efficace est la diminution drastique des apports en nitrates. Donc il faut accompagner réellement et financièrement les agriculteurs pour qu’ils fassent leur transition. Mais, en ce moment, “l’Amiral” préfère ramasser les algues à la petite cuillère avec le bateau expérimental de la préfecture ! » peste Gilles Monsillon, coprésident de l’association Halte aux marées vertes, ciblant Mickaël Cosson, député Modem et ancien maire d’Hillion. L’association prône une diminution du cheptel de 50 % d’ici à 2050 et un moratoire sur les fermes-usines, seule solution pour des bénéfices durables sur les sols, les rivières, la biodiversité et le climat. «Il faudrait un tremblement de terre pour changer le modèle agricole breton !» tonne André Ollivro avant de rejoindre son combat du moment : préserver une zone humide des débordements d’une fosse à lisier. Car, oui, tous les combats sont liés, tous les êtres vivants sont interconnectés. 


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