Vers un véritable et grand récit de la décentralisation française

TRIBUNE. À l’appel du géographe Damien Deville et des actrices et réalisatrices Vanessa Guide et Leslie Coutterand, une cinquantaine d’élus des territoires et de figures de la société civile souhaitent réaffirmer un grand récit de la décentralisation…

Collectif  • 21 juillet 2023
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Vers un véritable et grand récit de la décentralisation française
© Johann Walter Bantz

À l’appel du géographe Damien Deville et des actrices et réalisatrices Vanessa Guide et Leslie Coutterand, une cinquantaine d’élus des territoires et de figures de la société civile souhaitent réaffirmer un grand récit de la décentralisation car se réapproprier les lieux, faire lien, ressentir individuellement comme collectivement un pouvoir d’agir, trouver dans chaque expérience de vie une capacité à sentir le monde et à se définir par rapport à celui-ci, est sûrement la plus belle politique à construire.

La décentralisation et le vivant : des causes liées

L’évolution des territoires français, pensée majoritairement depuis Paris, a été un violent coup de griffe dans la toile du vivant. L’industrialisation des territoires, la concentration des opportunités dans les grands centres urbains, les remembrements agricoles, les différentes vagues d’exodes ruraux, ainsi que l’uniformisation actuelle des modes de vie et d’habitat, ont participé à assécher nombre de lieux. La France a perdu 70 % de ses haies depuis les années 1950. En Cévennes, 90 % des châtaigneraies sont abandonnées, et la biodiversité dont les paysages cévenols étaient les gardiens, continue à s’écrouler. Dans le périurbain, l’urbanisation imperméabilise les sols. Et les modes de vie, s’ancrant autour d’un même modèle de développement, participent à un futur peu soutenable et peu désirable. De cette histoire troublée, ressort une conclusion maintes fois éprouvée : la centralité des décisions entraîne toujours de l’uniformité, et l’uniformité entraîne toujours de la précarité économique et écologique. Trois temps d’un même processus, trois temps qui guident incontestablement vers l’impasse.

Comment élaborer une fierté collective lorsque l’industrialisation des territoires pensée depuis Paris, a laissé dans nombre de lieux uniquement des ruines et de la boue ? Comment bâtir une cité lorsque la symbolique de chaque lieu est sacrifiée sur l’autel d’un modèle de développement unique ? Comment être hospitaliers lorsque les récits français écrasent toute diversité culturelle et naturelle ?

Nous devons faire de la diversité territoriale une politique vivante !

Nous devons faire de la diversité territoriale une politique vivante ! Il s’agit de comprendre comment l’oiseau évolue, comment l’arbre prend racine, comment le castor construit son barrage et modifie par extension le cours d’eau. Il s’agit enfin d’ancrer les activités humaines dans des complémentarités avec les façons d’habiter des autres êtres vivants. La biorégion est un espace à construire en symbiose avec les paysages, les écosystèmes et les habitants, prenant comme horizon, ici et là, les montagnes et les plaines, les forêts et les plateaux, les cours d’eau et la complexité de la beauté des paysages. En la matière, il n’existe aucune politique centralisée qui soit en mesure de créer les conditions d’une biorégion. Les relations aux êtres vivants doivent s’inventer différemment en Normandie et dans les Cévennes, ou dans les massifs alpins. Car l’héritage du territoire n’est pas le même, le sol et le climat sont différents, les êtres qui s’y expriment répondent à d’autres singularités. Au fond, construire une biorégion est une méthode à la fois politique et poétique, unique et collective, permettant de diriger nos efforts vers l’union et la concorde, dépassant largement le cadre réglementaire et légal sans s’y opposer pour autant.

Décentraliser et respecter le vivant sont des combats frères : l’un entraîne la capacité à comprendre et à soigner l’autre.

Se sentir appartenir à un lieu 

Nous ne voulons plus passer d’un point à un autre sans nous rendre compte de ce qui nous entoure, sans nous approprier les espaces dans lesquels nous vivons. Henri Lefebvre disait déjà à son époque que la ville postindustrielle n’a de cesse de placer « l’habiter dans l’habitat ». Les appartements et les maisons ont certes des couleurs, mais les rues et les places s’asphyxient. De proche en proche, notre capacité à regarder s’est érodée. L’aménagement des territoires et leur standardisation appauvrissent les imaginaires, les espaces et les corps.

L’aménagement des territoires et leur standardisation appauvrissent les imaginaires.

Comment tisser le lien lorsque des routes nationales ou départementales coupent des villages dans ce qui était auparavant le cœur de village ? Comment prendre soin de l’altérité proche comme lointaine lorsque les rues perdent leur capacité à nous inspirer, lorsque les places sont transformées en parkings, que les arbres sont coupés pour davantage de suie et de béton ?

Au fond, le jacobinisme français n’est que la concrétisation d’une histoire philosophique. Nous avons séparé natures et cultures, rappelle l’anthropologue Philippe Descola, et par extension nous avons séparé l’humain de son environnement proche. Nous invitant à oublier que vivre en Auvergne, c’est vivre à l’ombre des volcans, que vivre dans le Maine, c’est vivre sur une terre de jardins et de chevaux, que vivre sur le littoral breton, c’est penser pour et par la mer. En Auvergne, le fonctionnement des volcans n’est pas enseigné à l’école, comme si le territoire fuyait ses propres montagnes. Dans le Maine, le cheval est devenu une ombre à la manière des fantômes d’un passé défunt.

À contresens, accorder de l’espace dans nos pensées et dans l’action à cette altérité proche de chez nous est la voie du devenir. La décentralisation porte en elle la capacité de réformer l’apprentissage, les modèles éducatifs et les récits de société. Répondre aux injonctions écologiques en dépend. On n’aime que ce que l’on connaît et l’on ne prend soin que de ce que l’on aime. L’apprentissage comme quête du soin. L’apprentissage pour cohabiter et pour changer les manières d’aménager les territoires. Une idée saisie et résumée par l’anthropologue Marthe Arnould qui nous invitait à trouver « les clés des beaux chemins… Au-delà des apparences, aller chercher la vérité, la joie, le sens caché et sacré de tout ce qui est sur cette terre enchanteresse et terrible ».

Un combat qui commence par les mots

Nous héritons d’un vocabulaire d’une violence inouïe pour nombre de territoires. Les concepts de « France périphérique », de « diagonale du vide », de « ceux qui ne sont rien », de « lieux oubliés » ont un effet performatif : ils marginalisent et créent la précarisation. Un territoire est toujours un centre du monde pour ceux et celles qui y habitent. Cela est d’autant plus vrai dans les quartiers populaires ou les campagnes isolées, où l’émancipation de chacun.e dépend de la capacité à tisser. C’est l’échelle à partir de laquelle l’oiseau fait son nid, le castor construit son barrage et où les humains construisent la majorité de leurs sociabilités. C’est là où nous faisons grandir nos enfants, où nous prenons notre café, où nous allons au travail, où nous enterrons nos proches. Les deux extrémités de la vie peuvent se saisir ainsi à l’échelle de l’espace vécu. Certes, des lieux ont souffert. La rapide désindustrialisation de la France et la concentration des opportunités dans les grandes villes ont pu laisser se créer un sentiment de délaissement. Mais dans ces lieux blessés par l’histoire, la commune, le territoire restent des repères inestimables pour celles et ceux qui y vivent.

L’enracinement n’est-il pas le besoin le plus méconnu de l’âme ?

Une véritable politique de décentralisation commence par un imaginaire fort et une nouvelle manière de rendre justice aux territoires. Nos mots, nos écrits, nos paroles comptent. La fabrique des imaginaires également. Alors qu’au cinéma, en littérature, dans l’art, Paris est toujours mis en scène, nous devons nous forcer à représenter et à structurer des histoires d’émancipation qui prennent pour théâtre la diversité des territoires et ses habitants humains comme non humains. Car ces histoires inspirent, elles façonnent des mondes. Elles proposent différentes possibilités d’avenir, et démontrent que la flèche du temps n’a pas qu’un seul sens ! La création poétique, narrative, littéraire, cinématographique locale, les langues régionales, les chaos et les espoirs de chaque lieu, racontent aussi la France telle qu’elle est et non telle qu’on la fantasme. Elle permettrait aussi d’enrichir la démocratie locale. Car une décentralisation mal pensée comporte un risque : celui de créer un jacobinisme territorial où barons locaux et autres gardiens du temple factices érodent le lien et stérilisent les esprits. La fabrique culturelle est un garde-fou contre ces éventuels verrouillages, car elle peut permettre à chacun de s’approprier un lieu et de le placer en partage. La décentralisation commence dans notre langage et dans nos productions culturelles.

Puissent tous les territoires entrer enfin dans le grand récit français. La diversité des lieux et de ses habitants est la voie du devenir. Osons la trouver et l’emprunter.


Signataires 

Damien Deville, géographe à la Sorbonne et auteur.
Vanessa Guide, actrice et réalisatrice
Leslie Coutterand, actrice et réalisatrice
Coline Serra, démocratie ouverte
Laetitia Delahaies, directrice du mouvement Colibris
Nicolas Bayard, éditeur et directeur du FELIPE
Samuel Grzybowski, enseignant à Sciences Po
Vincent Allain, professeur d’histoire géographie et de langue bretonne
Makan Fofana, auteur
Camille Brunel, auteur
Claire Desmares, conseillère régionale en Bretagne, paysanne et autrice
Corentin Soleilhac, conseiller municipal à Dissay
Audrey Pulvar, adjointe à la mairie de Paris
Jean-Baptiste Pegeon, élue régionale Île de France
Nathalie Buchot, poétesse et conseillère municipale au Mans
Alain Coulombel, ancien élu régional Auvergne- Rhône-Alpes
Catherine Bassani, adjointe à la mairie Nantes
Aïcha Chérif, conseillère municipale à Briançon
Laetitia Copin, conseillère municipale à Saint-Etienne
Sabrina Decanton, adjointe à la mairie de Saint-Ouen-sur-Seine
Coralie Mantion, adjointe à la mairie de Montpellier
Solène Mesnager, élue régionale en Pays de la Loire
Stéphane Bigata, ancien conseiller municipal à Lorient
Fanette Billard, militante écologiste dans les Landes
Muriel Courtay, conseillère municipale à Cholet
Thierry Denys, ex-directeur de cabinet à la mairie de la Possession – île de la réunion
Guillaume Dumoulin, agriculteur et conseiller municipal à Champdeniers
Jean-Marie Brochard, professeur dans un lycée agricole dans le Cher
Olivier Bulard, militant écologiste dans le Maine et Loire
Sophie Cabaille, économiste
Jonas Cardoso, étudiant en sciences politiques à la Sorbonne
Patricia Charton, conseillère communautaire Cœur d’Yvelines
Denis Cousin, professeur d’histoire géographie à Quimper
Axel Dumont, urbaniste en Île de France
Soufiane El Mounafis, responsable sécurité à Montfermeil
Jean-Laurent Félizia, paysagiste-concepteur en Provence
Françoise Foubert, conseillère municipale à Couëron
Elias Geoffroy, conseiller municipal à Alfort Ville
Hugo Havard, militant écologiste et animaliste
Brigitte Heridel, conseillère municipale au Vertou
Claire Herlic, militante écologiste à Lorient
Henri-Claude Houssais, agriculteur dans le Maine et Loire
William Lajeanne, philosophe à l’université de Rennes
Nathanaël Legeard, militant écologiste en Bretagne
Anne Le Galles, conseillère municipale à Auray
Judith Leray, conseillère municipale à Saint-Etienne de Montluc
Dominique Louise Leclercq, militante écologiste à Paris
Mickaël Martinez, géographe urbaniste
Simon Worou, maire de Sainte-Juliette sur Viaur
Pierre Morin, conseiller municipal à Bressuire
Marie-Nicole Payet, géographe en Provence
Sarah Persil, vice-présidente à la région Bourgogne Franche Comté
Martine Petit, ancienne conseillère municipale à Quimper
Isabelle Petitfils, directrice retraitée de centre de vacances en Dordogne
Clémentine Renaud, directrice « Les Cuisines de CAP’ECO » à Toulouse
Pilar Saldivia, militante écologiste à Versailles
Thierry Touche, conseiller métropolitain au Mans
Romaric Thurel, doctorant en relations internationales.
Herve Verry, militant « nos terroirs, notre avenir » en Corrèze
Soazig Villerbu, historien à l’université de Limoges.

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