Sisyphe au pas de course sur un tapis roulant

Dans un essai original et illustré, Yves Pagès, écrivain et coanimateur des éditions Verticales, retrace la généalogie du tapis roulant, symbolisant l’éternel recommencement de la marche forcée du monde capitaliste. Extrait.

Olivier Doubre  • 23 août 2023 abonné·es
Sisyphe au pas de course sur un tapis roulant
© Magali Cohen / Hans Lucas via AFP.

Les chaînes sans fin. Histoire illustrée du tapis roulant, Yves Pagès, La Découverte/Zones, 240 pages, 20 euros.

Sans doute, les capitalistes ont-ils l’espoir secret, sinon inavoué, que leur monde, leur système, leur économie, toute leur organisation sociale durent indéfiniment, sans interruption. Mieux, sans ralentissement, croissant sans cesse. Toujours plus fort, toujours plus vite. Pourtant, le réchauffement climatique, l’emballement des destructions de la planète et de sa nature ne nous mènent qu’à une impasse certaine. Et, à terme, mortelle. L’allégorie du tapis roulant, constitué de sa ceinture sans fin tournant sur elle-même, est bien celle de ce monde « impossible à stopper ». Qui, tel Sisyphe, s’épuise et s’évertue à reproduire le mouvement incessant de la chaîne de production. Telle est la réflexion du nouvel ouvrage d’Yves Pagès, Les chaînes sans fin. Histoire illustrée du tapis roulant, qui paraît ce 24 août, dont nous vous proposons ici un extrait.


Chaînes sans fin Yves pagès

Face à l’hétérogénéité des modèles précurseurs du tapis roulant – promis ici à de fulgurants essors, là à de subites pertes de vitesse, sans que leurs terrains d’application respectifs semblent avoir interagi –, j’ai mesuré combien le storytelling propre à toute invention est sinon mensonger, du moins d’une linéarité suspecte, induite par un agenda rétrospectif qui voudrait que chaque découvreur produise un saut technologique qui améliore le prototype précédent et ainsi de suite, par petits pas qui prépareraient les grands bonds en avant.

Le cas du tapis roulant ne fait pas exception en la matière, son histoire est nettement plus heurtée que le credo progressiste tendrait à nous le faire croire. Il résiste de prime abord à l’expansion du cheval-vapeur avant de devenir un vecteur d’automatisation à marche forcée ; il cantonne son influence au monde rural avant de redessiner l’espace urbain ; il réinvente un supplice millénaire faussement ­productif avant de baliser les cadences du travail posté ; il ­renverse l’usage du moteur animé des bêtes de somme avant d’ordonner les tâches d’un labeur humain domestiqué. Bref, les splendeurs et misères de son évolution sont traversées par les tensions socioéconomiques d’époques successives, qui rendent compte des errements contradictoires de ses recyclages. Ce qui singularise cependant le destin capitalistique de cet appareil tient sans doute à son appellation initiale : une courroie dite « sans fin » (endless ou everlasting belt) – qu’elle soit productrice d’énergie pour diverses machines agricoles ou support motorisé au sein de la chaîne de production. Un tel principe d’infinitude correspondait à merveille au mot d’ordre sous-jacent des révolutions industrielles : une croissance illimitée. Comme quoi le spectre du perpetuum mobile bouge encore, non pas sous la forme d’un éternel retour du même, mais sous celle d’une incessante avancée du Progrès avec un grand P perpétuel, selon un enchaînement de rouages parfaitement huilés.

Ce qui singularise le destin capitalistique de cet appareil tient sans doute à son appellation initiale : une courroie dite « sans fin ».

Dès lors, comment déjouer les pièges d’un récit téléologique, supposant que chaque amélioration d’étape aurait concouru à une visée perfectible et ainsi de suite, selon un esprit d’escalier éternel – cet eternal staircase de William Cubitt conçu pour supplicier les détenus des prisons anglaises à partir de 1818 mais aussi pour véhiculer d’un étage à l’autre les clients d’Harrods en 1898, d’après les plans de Jesse W. Reno ? Comment échapper à cette litanie chronologique de prototypes brevetés à telle date, couplés au nom propre de leurs ingénieux inventeurs – à l’image d’un roman national de nos conquêtes militaires énumérant les mémorables batailles et les valeureux généraux qui les ont remportées ? Je n’ai pas été chercher très loin, il m’a suffi d’emprunter à un autre esprit d’escalier, celui erratique et digressif de l’écriture fragmentaire. Faire blocs disparates, disjoints, jamais raccord, contre les faux-semblants de la continuité. À partir de là, tout un tas de libertés en découlait. Prendre des distances avec les balises temporelles, en faisant constamment la navette entre du passé parfois séculaire et des aperçus futuristes. Mettre en doute le statut de l’invention solitaire, héroïsée par facilité commémorative, pour faire émerger des affinités de pensées, des imaginations collectives, des périodes propices à une découverte. Prêter égale attention aux échecs, pannes, empêchements qu’aux réussites passagères et succès durables. Recourir aux représentations satiriques de tel nouveau procédé dans le cinéma ou la littérature, pour contrecarrer la propagande univoque des apologistes sous influence. Et basta, ce n’est pas un discours de la méthode, juste quelques garde-fous en vrac.

Pour en finir provisoirement, tenter de faire la généalogie du tapis roulant – des roues à écureuil prisées par les Britanniques dès le XVIIIe siècle aux stepmills des salles de fitness contemporaines –, c’est aussi interroger ce après quoi la technocratie dominante nous fait courir… Mieux encore, c’est sonder ce qui, dans sa figure terminale, un ersatz de moving road, fait allégorie, image arrêtée d’un mobile paradoxal, aux sens propre et figuré. À l’issue de notre enquête, sans oublier le chemin parcouru et les suppliciés, harassés, exténués qui jonchent ses bas-côtés, on aboutit avec cet appareil d’exercice hors sol au comble d’un paradoxe in progress, sinon du ridicule : se déplacer en faisant du surplace. Il n’est pas au monde plus hypnotique exemple des errements idéologiques du discours progressiste – de sensibilité libérale, sociale-utopiste, stakhanoviste ou désormais transhumaniste. Avec cet ultime avatar, le tapis de course, s’expriment tout à la fois le motif sisyphéen de nos servitudes volontaires et l’imminence capitalistique d’un saut… bien au-delà du précipice.


© La Découverte/Zones

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Temps de lecture : 5 minutes

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