« Liberté Cathédrale » : mouvements transversaux

Boris Charmatz, chorégraphe majeur du temps présent, déploie sa nouvelle création, Liberté Cathédrale, une pièce de grande ampleur conçue au sein de l’illustre compagnie de Pina Bausch, le Tanztheater Wuppertal, dont il assure la direction depuis un an. Entretien.

Jérôme Provençal  • 20 septembre 2023 abonné·es
« Liberté Cathédrale » : mouvements transversaux

Liberté Cathédrale / 22 au 24 septembre à Lyon (Biennale de la danse), 14 au 19 décembre à l’Opéra de Lille, 7 au 18 avril 2024 à Paris / Théâtre du Châtelet. Plus d’informations ici et ici.

Ayant émergé sur la scène contemporaine au début des années 1990, principalement chorégraphe mais également danseur, Boris Charmatz développe une activité pratique et une recherche théorique en constante interaction. Très attaché à la transmission, il a notamment transformé pendant dix ans – de 2009 à 2019 – le Centre chorégraphique national de Rennes en un Musée de la danse, tout sauf académique, ouvert à l’imprévu du vivant : « Un espace expérimental pour penser, pratiquer et élargir les frontières de ce phénomène qu’on appelle la danse. » Depuis août 2022, nommé pour un mandat de huit ans, Boris Charmatz dirige le Tanztheater Wuppertal (TW), ensemble de danse-théâtre aujourd’hui mythique, fondé par Pina Bausch en 1973, tout en continuant en parallèle à cultiver sa propre structure, qui a pour nom [terrain].

Sur le même sujet : Boris Charmatz : « Nous avons besoin de bouffées d’excès »

Baptisée Liberté Cathédrale et incarnée par une trentaine d’interprètes, sa première pièce en tant que directeur du TW vient d’être créée au Mariendom de Neviges, une église en béton à l’architecture à la fois brutaliste et futuriste, qui se trouve à Velbert, petite commune près de Wuppertal. Elle peut maintenant être découverte à Lyon, dans l’imposante enceinte métallique des anciennes usines Fagor, à l’occasion de la Biennale de la danse, et sera présentée à l’Opéra de Lille en décembre.

Autour de quels grands axes, artistiques ou autres, s’articule votre projet pour le Tanztheater Wuppertal ?

Boris Charmatz : J’entretiens un rapport très fort à l’histoire et à la mémoire. Je suis ici pour maintenir vivant le travail de Pina Bausch – une entreprise foncièrement collective que je mène avec ses interprètes d’hier et d’aujourd’hui, des spécialistes de son œuvre, des historiens ou historiennes, etc. – mais je suis venu avant tout pour créer, inventer des nouvelles formes, faire entrer la compagnie dans le XXIe siècle. Au sein du Tanztheater, tout le monde souhaite que la compagnie se dédie autant au répertoire qu’à la création, et ainsi que passé, présent et futur se relient intimement. J’ai aussi envie d’ouvrir l’institution pour amener de l’air et sortir des salles de théâtre.

J’aime l’idée que la danse peut avoir lieu dans la tête, devant un téléphone, sur une scène, dans un musée, en pleine nature…

C’est tout l’intérêt de l’union entre le Tanztheater et [terrain], ma structure basée dans les Hauts-de-France. Nous construisons ensemble une coopération transfrontalière qui nous permet d’agir sur le lien européen, pas seulement à un niveau symbolique mais également de façon très concrète. Les Hauts-de-France et la Rhénanie-du-Nord-Westphalie ont une histoire commune : jadis riches en industries prospères (charbon, acier, textile…), ces deux régions ont subi d’importantes crises sociales et doivent affronter le cap de la transition énergétique. J’ai vraiment à cœur de renforcer la relation qui les unit déjà. En outre, Wuppertal est une ville en mutation. Elle m’offre un contexte de travail extrêmement stimulant, un parfait terrain.

En mai dernier s’est déroulé à Wuppertal le premier événement d’envergure organisé par le Tanztheater sous votre direction, intitulé Wundertal (jeu de mots sur le nom de la ville, « Wunder » signifiant « merveille » ou « miracle » en allemand – NDLR). Il comportait plusieurs rendez-vous dont un happening collectif de trois heures à travers une rue emblématique.

Oui, 182 danseurs et danseuses, professionnel·les ou non, d’âges et d’horizons très variés, ont pris part au happening devant un public de plus de 6 000 personnes. Ce moment s’est avéré très marquant, euphorisant. Il aura sans doute des suites.

Vous tendez de plus en plus à sortir des lieux habituels de représentation, en explorant notamment l’espace public. À quoi répond ce désir de débordement ?

J’ai toujours été attiré par les espaces différents. J’aime l’idée que la danse peut avoir lieu dans la tête, devant un téléphone, sur une scène, dans un musée, en pleine nature, ailleurs encore. Aujourd’hui, le Tanztheater Wuppertal embrasse la rue, la ville, une église… Demain, il embrassera d’autres sites ou paysages.

Un Pina-Bausch Zentrum devrait bientôt apparaître à Wuppertal. De quoi s’agit-il exactement ?

Ce futur centre va se dresser à l’emplacement de l’ancien Schauspielhaus, un magnifique bâtiment des années 1960 qui sera rénové et agrandi. Il faut s’attendre à un chantier de longue durée. Le concours d’architecture a été remporté par l’agence américaine Diller Scofidio + Renfro. La compagnie, qui porte le répertoire de Pina Bausch, et la Fondation Pina-Bausch, qui gère toutes les archives et développe divers projets, y disposeront de nouveaux lieux de travail. L’idée de ce centre consiste également à tisser des liens supplémentaires avec la ville. C’est un projet très ambitieux, sur le plan architectural comme artistique.

J’aspire à expérimenter avec les notions de mémoire, de répertoire et d’histoire.

Que représente le legs de Pina Bausch à vos yeux et comment souhaitez-vous le perpétuer ?

Quand on travaille au Lichtburg, qui était le principal espace de travail de Pina Bausch, on a le sentiment qu’elle est encore là, quatorze ans après sa mort. Je la perçois comme un fantôme bienveillant. Elle avait envie que la danse continue après elle à Wuppertal. Aujourd’hui, je fais partie des nombreuses personnes qui travaillent à cette continuation. Je suis d’abord venu pour apprendre, observer, découvrir comment les pièces se font et se transmettent. Je ne veux surtout pas brusquer les choses ni chambouler la manière de travailler sur ce répertoire magnifique, accueilli aujourd’hui encore avec enthousiasme à travers le monde. Plusieurs pièces majeures vont ainsi tourner au cours de la saison 2023-2024, notamment Nelken et Viktor.

Cela étant, des évolutions sont réalisables. Par exemple, j’ai en tête des projets particuliers autour de la mémoire ou des constellations inspirées par la figure de Pina. Un peu dans le prolongement de ce que j’ai pu faire à Rennes, avec le Musée de la danse, j’aspire à expérimenter autant que possible avec les notions de mémoire, de répertoire et d’histoire. Il y a un vrai chantier à mener autour de l’œuvre de Pina. Dans un premier temps, j’ai d’abord voulu proposer une création – ce qui rejoignait le désir de la compagnie – et j’ai le sentiment que le fait de créer, de s’inscrire dans une dynamique tendue vers le futur, va permettre de vivifier la façon dont on interprète les pièces de Pina.

Le titre de cette première création – Liberté Cathédrale – sonne presque comme un oxymore. En tout cas, il étonne et intrigue. Comment êtes-vous arrivé à l’idée d’accoler ces deux termes et d’inventer de la danse à partir de là ?

Les titres résultent souvent de processus assez inconscients. Celui-ci m’est apparu assez vite au début du travail. D’abord utilisé comme titre provisoire, il s’est imposé. La question de la liberté et de ses limites constitue la principale ligne directrice sous-jacente. En tant qu’artiste, je n’ai jamais eu le sentiment d’évoluer avec une totale liberté : un théâtre ou un musée a ses contraintes, la rue aussi. Il n’existe aucun espace qui ne soit pas normé. On n’est jamais entièrement libre de faire ce qu’on veut. Peut-on danser dans une église, par exemple, tout simplement ? Que peut-on y faire advenir par la danse ? Avec cette pièce, découpée en cinq amples mouvements, je cherche à donner forme à une « assemblée chorégraphique » très particulière, passant par de multiples états et émotions, au sein de laquelle on s’ouvre à quelque chose de plus grand que soi.

Il n’existe aucun espace qui ne soit pas normé. On n’est jamais entièrement libre de faire ce qu’on veut.

À la source du projet, il y a une envie très spécifique : chorégraphier sur des envolées de cloches ou d’orgues, des sons qui font vibrer les bâtiments autant que les corps. Nous avons vécu des expériences vraiment intenses lors des répétitions et des premières représentations dans le Mariendom de Neviges. Conçue pour s’adapter à des espaces très variés (théâtres, opéras, friches industrielles, sites en plein air…), la pièce va prendre vie différemment à chaque fois, tout en répercutant d’un lieu à l’autre la puissance intrinsèque de son architecture humaine.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Spectacle vivant
Temps de lecture : 8 minutes