« Le Nouvel Homme » : l’histoire d’un amour flamand

La compagnie flamande De Hoe met en scène les retrouvailles d’un couple après vingt ans de séparation. Elle mêle ainsi avec humour et subtilité une double réflexion sur l’évolution de nos sociétés et sur le théâtre.

Anaïs Heluin  • 27 septembre 2023 abonné·es
« Le Nouvel Homme » : l’histoire d’un amour flamand
En programmant De Hoe pour l’ouverture de sa saison, la nouvelle directrice du Théâtre de la Bastille, Claire Dupont, assume l'héritage flamand d'un théâtre qui n’a rien d’émoussé.
© Koen Broos

Le Nouvel Homme / jusqu’au 29 septembre au Théâtre de la Bastille / Paris 11e

Au Théâtre de la Bastille, où ils viennent de créer avec Willem de Wolf Le Nouvel Homme avant de partir en tournée, les comédiens Natali Broods et Peter Van den Eede sont chez eux. Lorsqu’ils entrent en scène, jouant les retrouvailles après vingt ans de séparation d’un couple dont l’homme et la femme portent les mêmes prénoms qu’eux, ils retrouvent presque inchangé le décor d’une pièce qu’ils jouaient au même endroit en 2014, L’Homme au crâne rasé. Le réel et la fiction, d’emblée, sont complètement entremêlés dans le spectacle de la compagnie flamande récemment rebaptisée De Hoe, connue jadis comme De Koe. Lorsque Natali et Peter arpentent leur scéno­graphie dont la composition hétéroclite évoque autant le bar que la salle d’expo ou encore le hall d’aéroport, commentant abondamment ce qu’ils voient, poussant force exclamations, ce sont autant les acteurs que les personnages qui tentent de mesurer ce que le temps leur a fait, ce qu’il a fait au monde et au théâtre.

De Hoe interroge la capacité du théâtre à exister encore dans un monde qui refuse de plus en plus l’Autre.

Nul besoin d’avoir vu L’Homme au crâne rasé pour reconnaître quelque chose dans Le Nouvel Homme, dont la nouveauté annoncée est avant tout un trait de l’humour plein d’autodérision de De Hoe. Dans la façon dont les deux artistes prennent le concret du plateau comme point d’ancrage de leur spectacle, dans la manière dont ils cherchent à dialoguer réellement – et non à jouer le dialogue – avec ce qui les entoure et entre eux, en quête de ce qui est propre au présent de la représentation, différent à chaque fois, c’est une certaine pratique flamande du jeu que l’on identifie d’emblée. Nous en sommes familiers en France depuis les années 1990, notamment grâce à TG Stan, qui fut l’un des premiers collectifs flamands à y être invités, en particulier au Théâtre de la Bastille, qui a beaucoup fait pour la reconnaissance chez nous de cette « école » si différente de la française, encore largement centrée sur le texte. En programmant De Hoe pour l’ouverture de sa saison, la nouvelle directrice du Théâtre de la Bastille, Claire Dupont, assume cet héritage flamand. Elle a bien raison car cette approche du théâtre n’a rien d’émoussé.

« Jeu transparent »

Donnant toujours à voir l’acteur derrière ou plutôt à côté du personnage, ainsi que les tensions qui existent entre ces deux instances, les deux comédiens défendent avec vigueur ce que bon nombre d’artistes flamands définissent comme un « jeu transparent ». C’est-à-dire, selon les termes très justes employés par Karel Vanhaesebrouck dans un article de la revue Théâtre public (1), que «l’acteur présente sa lecture du texte. Et chaque soir, il cherche de nouvelles possibilités de réinventer cette lecture. Jouer se veut donc la découverte constamment renouvelée du matériel». L’interrogation que développe De Hoe sur le rapport de l’amour au temps, sur la capacité du sentiment à s’épanouir à une époque où règnent la consommation et les faux-semblants, se prête à merveille à ce théâtre où l’acteur est responsable de tout, à commencer par la qualité du moment que le spectateur passe avec lui.

1

« Jouer en pensant, penser en jouant », Karel Vanhaesebrouck, Théâtre public, n° 238, 2021.

Tandis qu’ils jaugent la capacité de leur amour d’antan à renaître aujourd’hui, dans une parole qui semble toujours naître au moment où elle est proférée – alors que rien n’est improvisé –, émergent des faits qui séparent les deux anciens amants. Le plus conséquent est d’ordre politique : en plus de s’être mariée avec un Italien, incarné par le comédien Nico Sturm, qui s’adresse régulièrement à nous pour brouiller encore davantage les frontières entre réel et représentation, Natali a adhéré dans son nouveau pays à un parti d’extrême droite séparatiste. Et comme elle est devenue une actrice célèbre, qu’elle documente volontiers sa vie sur les réseaux sociaux, Peter le sait. En posant la question de la possibilité de l’amour malgré l’intolérable, De Hoe interroge aussi la capacité du théâtre à exister encore dans un monde qui refuse de plus en plus l’Autre. Car l’Autre est au cœur de l’art de la scène, surtout tel qu’il est pratiqué par ces artistes flamands, avec une générosité qui permet d’abolir bien des distances.

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Théâtre
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