L’agrarisme, l’arme politique vintage des chasseurs

Willy Schraen, président de la Fédération nationale des chasseurs, entend présenter une liste de « défense de la ruralité » aux élections européennes. Le discours anti-urbains de cette organisation s’inscrit dans une tradition conservatrice née au sein de la noblesse à la fin du XIXe siècle. 

Benoît Collet  • 8 novembre 2023 abonné·es
L’agrarisme, l’arme politique vintage des chasseurs
Rassemblement de chasseurs contre l’interdiction de la chasse à la glu, le 12 septembre 2020 à Prades.
© Jean-Christophe Milhet / Hans Lucas / AFP

Yannick Jadot,« notre grand dadais vert ». Nicolas Hulot, « cet hypocrite qui quittait le gouvernement comme un lâche et ternissait l’image du président de la République ».Thierry Coste, le célèbre lobbyiste de la Fédération nationale des chasseurs, ne s’en cache pas : il déteste les écolos. Lui préfère discuter à droite, avec Éric Zemmour, Jordan Bardella ou encore Laurent Wauquiez. Autant de personnalités politiques qu’il a consultées avant d’annoncer la constitution d’une candidature pour la « défense de la ruralité » aux élections européennes de juin prochain, avec en tête de liste nul autre que Willy Schraen, le patron des chasseurs français.

Le « Machiavel rural », comme il se dépeint lui-même dans Le Plan secret de nos élites contre le monde rural, son autobiographie-pamphlet politique sortie à l’automne chez Plon, avait déjà fait le coup de la liste ruralo-eurosceptique aux élections européennes. En 1999, alors éminence grise du désormais défunt parti Chasse, pêche, nature et traditions (CPNT), le lobbyiste avait aidé le Gascon Jean Saint-Josse, tête de liste à l’époque, à décrocher un plus qu’honorable 6,77 % pour un parti de moins de dix ans d’existence.

À la présidentielle de 2002, ce passionné de chasse à la palombe décrochait 4,23 % des votes en talonnant l’écologiste Noël Mamère. Pour les deux scrutins, Thierry Coste jouait déjà le clivage urbains/ruraux, avec un nouveau slogan : « Touche pas à nos campagnes », en réponse au « touche pas à mon pote » lancé quelques années plus tôt par SOS Racisme. Les banlieues contre les campagnes, la France cosmopolite contre celle des terroirs enracinés et des traditions séculaires.

Avec les agraristes, le monde rural devient le conservatoire de valeurs qui disparaissent.

David Bensoussan

« À cette époque, le Front national ne perçait pas dans les campagnes, et le poujadisme rural des artisans, des commerçants et des chasseurs s’exprimait dans ce vote CPNT », raconte Thierry Coste dans son livre écrit en vue des européennes à venir. Au sein du groupe Europe des démocraties et des différences, aux côtés de l’Ukip de Nigel Farage, du Mouvement pour la France de Philippe de Villiers et de catholiques-conservateurs scandinaves, le CPNT trouve son leitmotiv politique : les législations environnementales européennes pourrissent la vie des campagnes et de ceux qui y vivent.

À Bruxelles, Thierry Coste a trouvé son combat : la lutte contre la création du réseau Natura 2000, cet ensemble d’aires terrestres et marines protégées. Il n’y a que sur le dossier des pesticides et des insecticides que les défenseurs autoproclamés de la ruralité arrivent à se mettre d’accord avec les écologistes : les chasseurs déplorent les effets mortels des produits toxiques sur le gibier et la biodiversité.

Chemises vertes

Plus de vingt ans après, c’est toute la droite européenne qui reprend en chœur cette ritournelle anti-écologiste. En juin dernier, une vaste coalition de droite, regroupant le Parti populaire européen (PPE), les conservateurs de droite (ECR) et les partis d’extrême droite, s’est appliquée à torpiller la loi sur la renaturation de la nature, finalement passée de justesse (1). Aux Pays-Bas, le Mouvement agriculteur citoyen (BoerBurgerBeweging, BBB) est devenu en mars dernier la première force politique du pays au Parlement avec une seule revendication : l’arrêt du plan azote, qui vise à réduire de 50 % les émissions agricoles d’ici à 2030, dans un pays où l’agriculture est très intensive, avec des fermes bovines flottantes ou des poulaillers sur étagères. Les Pays-Bas produisent quatre fois plus d’azote que la moyenne européenne.

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Texte-phare du Pacte vert de l’Union européenne, cette loi prévoit de restaurer 20 % des terres et des espaces maritimes dégradés d’ici à 2030, via la réduction des pesticides, la création de haies et de zones humides, etc.

En France comme aux Pays-Bas, cette mise en scène politique de l’opposition entre les campagnes et les villes réactive les vieux discours de la droite agrariste de la fin du XIXe siècle. Déjà, dans l’entre-deux-guerres, ces développements sont repris par Henri Dorgères, admirateur du fascisme italien, qui fonde en 1937 les Chemises vertes puis intègre la Corporation paysanne, sorte de syndicat agricole vichyste. « Avant la deuxième industrialisation, la figure du paysan, c’était une forme d’archaïsme, c’était le rustre. Soudain, avec les agraristes, le monde rural devient le conservatoire de valeurs qui disparaissent, c’est l’ordre éternel des champs », analyse David Bensoussan (2), historien et bon connaisseur de la noblesse bretonne de la fin du XIXe siècle, l’un des berceaux géographiques du mouvement.

Après-guerre, les idées agraristes s’éteignent. L’industrialisation galopante de l’agriculture sous la houlette de la FNSEA va à contresens de l’idéal de la paysannerie enracinée, gardienne de valeurs immuables. La disparition accélérée des exploitations agricoles – près de 100 000 au cours de la dernière décennie – a vidé l’agrarisme de sa substance. Faute de pouvoir s’incarner dans la figure du paysan, l’agrarisme se déporte sur celle du chasseur, de l’amoureux de la nature, de celui qui la connaît comme sa poche à force de l’arpenter de long en large et en travers.

Les cadeaux du président

« Largement “dépaysannés”, les chasseurs se trouvent dans une position ambiguë, attirés par une idéologie néo-agrarienne plaçant au centre de ses préoccupations la gestion paysanne du terroir, tout en étant soucieux de promouvoir le progrès social au village, caractéristique de la seconde révolution agricole marquée par l’industrialisation du secteur primaire », estime quant à lui l’anthropologue Christophe Baticle, spécialiste de la chasse (3).

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« Le néo-ruralisme des chasseurs français. Lorsque l’Europe génère l’introduction corporatiste en politique », Christophe Baticle, Cahiers d’histoire immédiate, 2015.

Avec leurs incursions politiques répétées et leurs thèmes agraristes, les chasseurs cherchent à s’imposer comme le lobby numéro 2 du monde agricole, derrière la FNSEA. Malgré leurs intérêts divergents sur les pesticides ou les dégâts de gibier dans les cultures de maïs, les deux mondes semblent tenter des rapprochements tactiques. Après un accord historique sur les dégâts de chasse signé en mars 2023 entre la Fédération nationale des chasseurs et la FNSEA, dans lequel les premiers s’engagent à verser 80 millions d’euros aux seconds, Thierry Coste espère réussir à faire front commun aux prochaines élections européennes. Toujours avec un ennemi commun.

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Du temps des agraristes, c’était l’industrialisation, les masses ouvrières. Aujourd’hui, c’est l’écologie et les réglementations environnementales imposées par l’Europe. La cible a changé mais une constante reste : la dénonciation du pouvoir central qui écrase la voix des campagnes. Au XIXe siècle, c’était la République, destructrice de l’ordre monarchique. Aujourd’hui, c’est la Commission européenne et les technocrates déconnectés de la ruralité.

Mais, avant d’être un idéologue, Thierry Coste reste un lobbyiste qui ne cache pas son allégeance au président de la République. « Ma fidélité personnelle à Emmanuel Macron ne fait aucun doute pour quiconque me connaît bien », confie-t-il d’ailleurs dans son livre. En sept ans de Macronie, les chasseurs ont obtenu beaucoup de cadeaux du président : les subventions publiques à la Fédération nationale des chasseurs sont passées de 27 000 euros en 2017 à 6,3 millions en 2021.

Une constante reste : la dénonciation du pouvoir central qui écrase la voix des campagnes.

Comment, dès lors, ne pas soupçonner cette future liste européenne de n’être qu’un contre-feu pensé pour piquer des voix au Rassemblement national, qui avait cartonné lors du dernier scrutin européen ? Une hypothèse d’autant plus tentante que le parti de Marine Le Pen est en pleine élaboration de sa doctrine écologiste, sous la houlette d’Andréa Kotarac. Le transfuge insoumis prône un localisme mâtiné de racisme, explique défendre la « France périphérique » contre « l’écologie urbaine, qui travaille indirectement pour la finance internationale ». Comment ne pas entendre dans cette écologie xénophobe les sirènes fascistes de l’agrarisme de Dorgères ?

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