Rénover l’hypercentre, un défi hyper central

Contre l’insalubrité et l’habitat indigne, la ville, la métropole et l’État ont lancé un plan de rénovation qui privilégie la coopération et la concertation pour surmonter la complexité administrative.

Tristan Dereuddre  • 15 novembre 2023 abonné·es
Rénover l’hypercentre, un défi hyper central
Le 5 novembre 2023, les familles des victimes se sont recueillies sur « la dent creuse », nom d’usage pour qualifier le lieu des effondrements au 63 et 65 de la rue d'Aubagne, dans le centre-ville.
© Tristan Dereuddre

En plein centre-ville historique de Marseille, un vide rompt la continuité urbaine des vieilles bâtisses de la rue d’Aubagne. Cet espace laissé vacant par l’effondrement des immeubles du 63 et du 65, le 5 novembre 2018, alimente un paradoxe : cette absence visuellement froide recèle la mémoire d’une histoire aussi riche que funeste, ayant changé à tout jamais le visage de la cité par la révélation au grand jour de la dramatique insalubrité de son habitat. Mais la « dent creuse » – surnom donné à ce type d’espace – devrait bientôt recevoir un peu de chaleur. Car cinq ans après la tragédie dans laquelle huit personnes ont brutalement disparu sous les décombres, de nombreux acteurs se sont mobilisés pour redonner des couleurs à Noailles, quartier dégradé de l’hypercentre marseillais. À tel point qu’il endosse aujourd’hui le rôle de laboratoire coopératif unique entre les pouvoirs publics et le tissu associatif local. Pour le meilleur, mais pas seulement.

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La réhabilitation du centre-ville est un vaste projet, qui dépend de nombreux acteurs institutionnels, associatifs et issus de la société civile. « C’est l’une des campagnes de réhabilitation de centre ancien les plus importantes de France », se félicite Sophie Camard, maire des 1er et 7e arrondissements de la ville. Rencontrée dans un café à deux pas de sa mairie de secteur, l’élue du Printemps marseillais s’est livrée sur les différents projets menés pour réhabiliter le centre-ville. En poste depuis 2020, elle affirme que la municipalité a toujours voulu accorder un maximum de considération au tissu associatif marseillais dans les actions entreprises. Mais, avant d’entrer dans le détail de cette coopération, comprendre la répartition des tâches qui incombent aux pouvoirs publics n’est pas une mince affaire.

Marseille fait partie de ces villes où la métropole dispose des compétences en matière de logement. Cette dernière fixe les grandes orientations des politiques locales d’habitat et d’urbanisme (PLH, PLU) de Marseille et de ses alentours. Pour faciliter un processus déjà très complexe, elle a concédé l’aménagement du territoire à un prestataire : la Société publique locale d’aménagement du territoire d’intérêt national (Spla-IN). Cette société privée à capitaux publics – détenue par l’État (35 %), la métropole Aix-­Marseille-Provence (59 %) et la ville de Marseille (6 %) – est donc en charge de mener les travaux de rénovation de l’habitat dégradé du centre-ville, dans le cadre du projet partenarial d’aménagement (PPA).

Pour Sophie Camard, le recours à la Spla-IN permet d’agir directement pour piloter les chantiers sans passer par des appels d’offres qui allongent la procédure. Une structure qui, selon elle, constitue la porte d’entrée unique sur la rue d’Aubagne pour réhabiliter les immeubles et l’espace public. « Elle permet à l’État, à la métropole et à la ville d’être tous ensemble au chevet de cette concession d’aménagement », assure-t-elle. Si l’élue fait l’éloge de cette forme de coopération, c’est parce qu’elle contribue à un rare consensus entre deux institutions – la ville et la métropole – qui, d’ordinaire, sont plutôt adeptes des chamailleries : « C’est un des rares sujets sur lesquels se forme l’union sacrée. Le président de la Spla-IN, David Ytier, est un jeune élu de Salon-de-Provence qui n’a rien à voir avec les élus marseillais en conflit avec la ville. Nous menons ensemble ces actions que j’assume pleinement », ajoute Sophie Camard.

Marseille carte hypercentre

C’est donc dans ce cadre inédit de collaboration entre les pouvoirs publics que le plan de réhabilitation du centre-ville a été lancé. Porté par le PPA, il intègre en son sein quatre « îlots prioritaires » sur lesquels seront menés les travaux les plus urgents. Choisis en raison de leur localisation dans des quartiers fortement touchés par l’habitat indigne, deux sont situés à Noailles. Pour mener à bien cette grande stratégie de rénovation, la ville a installé un « collège des maîtrises d’usage » (Comu) composé de collectifs, d’associations et de citoyens. Il s’agit de donner un appui à la gouvernance dans un but de concertation et d’information, pour définir et accompagner les démarches du PPA.

« Invisibilisation » et manque de transparence

Cette stratégie s’étend aussi à la « dent creuse » de la rue d’Aubagne. Aussitôt arrivée à la mairie de secteur, Sophie Camard a demandé la création d’une contribution citoyenne menée par les élus et les associations. Un jury composé d’élus, d’associations et de riverains a été constitué afin de définir l’avenir provisoire de cet espace, pour lequel un budget de 520 000 euros HT a été alloué. Si sa forme exacte est encore floue, le jury a pris la décision d’en faire un équipement public. « C’est vaste, mais on sait déjà que ce ne sera pas un immeuble comme avant : on ne peut pas faire comme si rien ne s’était passé là », explique l’élue en insistant sur le caractère « évolutif » de ce lieu de ressources.

On doit du respect aux gens qui habitent là et qui font vivre le tissu social.

L. Spica, Noailles debout

Mais le mariage entre les associations et la ville ne fait pas l’unanimité dans le quartier de Noailles. Plusieurs habitants de la rue d’Aubagne dressent un bilan sévère des cinq années qui ont suivi les effondrements : lenteur dans le lancement des travaux de réhabilitation, saleté, chaussée défoncée, nuisances quotidiennes et explosion des locations Airbnb. Sabine Dorian, habitante du 72, s’estime invisibilisée dans ce processus : « Nous avons été les premiers impactés par les effondrements. Mais Madame Camard n’a même pas eu la courtoisie de nous inviter en premier. Elle a préféré s’appuyer sur les autres collectifs en amont, sans prendre en compte notre parole dans la concertation citoyenne, et ne nous a proposé d’y participer qu’après coup », enrage-t-elle.

La maire de secteur balaye l’accusation : « J’ai toujours reçu ces gens dans mon propre bureau, la dernière fois le 18 septembre ! Ce sont simplement des personnes qui refusent de s’intégrer aux collectifs et de faire partie des processus de concertation », riposte-t-elle. Du côté du Comu, les reports successifs de réunions et la création d’un comité de pilotage restreint agacent les associations membres : « Je suis très inquiète, la manière dont évolue cette initiative nous déçoit beaucoup. Il faut de toute urgence refaire place à de l’expertise habitante. On doit du respect aux gens qui habitent là et qui font vivre le tissu social. La méprise technicienne et politicienne est fatigante », explique Laura Spica, cofondatrice de Noailles debout, qui affirme ne pas vouloir « enterrer cet excellent outil » pour autant.

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