Ces jeunes femmes qui inventent l’agriculture de demain

Stéréotypes sexistes, difficultés d’accès au foncier, autocensure : les femmes dans le monde agricole sont confrontées à de nombreux obstacles. Mais une nouvelle génération est déterminée à les surmonter pour transformer les métiers selon ses envies.

Vanina Delmas  • 13 décembre 2023 abonné·es
Ces jeunes femmes qui inventent l’agriculture de demain
Cach, Lena et Charlie se sont installés dans la ferme de Lachaud, dans la Creuse.
© DR

« Sans l’arrivée de Lena, je ne sais pas si j’aurais repris la ferme de ma mère aussi rapidement. C’était trop grand, et je ne voulais pas reproduire le même modèle qu’elle », confie Charlie, 22 ans, qui a passé son enfance dans cette ferme choyant 150 brebis allaitantes et entourée des landes et tourbières du plateau de Millevaches. Un contact avec une nature préservée que recherchait Lena, 25 ans, originaire de la région parisienne. « Tu peux remonter sur plusieurs générations, ma famille n’a aucun lien avec l’agriculture ! » s’amuse-t-elle.

Son atterrissage dans le monde agricole résulte à la fois de ses études en géographie de l’environnement, qui l’ont conduite à faire un stage de six mois dans une ferme conventionnelle mais en conversion, de son rapport bienveillant aux animaux, acquis pendant ses quinze années d’équitation, et de l’effet Notre-Dame-des-Landes, qui a mis en lumière les questions de préservation des terres agricoles. « Je suis venue à l’agriculture par l’écologie. Je m’intéressais au pastoralisme, à la richesse du bocage et, lors de mon stage dans une ferme bovine, j’étais responsable des plantations de haies. Cela m’a donné envie de mieux comprendre le monde rural agricole », raconte la jeune fille.

Je suis venue à l’agriculture par l’écologie.

Léna

Débarquée par hasard dans la Creuse lors de la crise du covid, Lena rencontre Johanna, qui codirige la ferme de Lachaud depuis une quinzaine d’années, et sa fille Charlie, qui a tenté d’esquiver les champs en allant à la fac mais a finalement rebroussé chemin, ne se sentant pas à l’aise « dans des études hors sol ». Au fil des mois et des discussions, l’installation des jeunes femmes prend forme dans les esprits. Mais elles y vont progressivement. Une troisième personne, Cach, participe désormais à l’aventure. « On va pouvoir diversifier l’activité : Cach sera référent du troupeau de brebis, Léna des vaches, et moi des chèvres et de la fromagerie », précise Charlie, enthousiaste.

Dans une France qui a vu disparaître plus de 100 000 fermes entre 2010 et 2020, et où plus d’un quart des agriculteurs seront à la retraite dans les dix prochaines années, la féminisation du monde agricole pourrait permettre un renouvellement durable des générations. Et serait également un (petit) rempart au phénomène d’agrandissement des exploitations, car la plupart d’entre elles ont plutôt envie de cultiver la terre de manière paysanne et écologique. « Le statut des femmes en agriculture a évolué au cours du temps, mais elles sont majoritairement salariées. Le nombre de cheffes d’exploitation ne cesse de diminuer depuis vingt ans. Les hommes sont plus souvent chefs d’exploitation et coexploitants jeunes que les femmes et ils partent à la retraite plus tôt », détaille Valéry Rasplus, sociologue et animateur du carnet de recherche AgriGenre.

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Selon la Mutualité sociale agricole (MSA), 27 % de la population agricole active non salariée était constituée de femmes en 2021, soit 121 400 cheffes d’exploitation et conjointes collaboratrices, et leur âge moyen était supérieur à celui de leurs homologues masculins (51,6 ans contre 48,6 ans). Un rapport d’Oxfam sur la situation des agricultrices en France, publié en mars 2023, affirme que 60 % des agricultrices bio ne sont pas issues du milieu agricole et qu’un tiers d’entre elles sont en reconversion professionnelle. C’est le cas de Paloma, future paysanne boulangère en Bretagne. Après un bac S, elle se dirige d’abord vers le milieu du spectacle, ce qui l’oblige à s’installer en Île-de-France. Mais le peu de débouchés dans ce milieu et l’environnement urbain, qui ne lui convient pas, la dissuadent de continuer.

Arrivée un peu par hasard à Québriac, en Ille-et-Vilaine, elle commence un service civique dans une association culturelle, ce qui lui laisse du temps pour explorer une nouvelle voie : la boulangerie. « J’avais appris à faire du pain avec mon père et ça m’avait plu. J’ai eu la chance de faire des rencontres décisives en Bretagne : ma colocataire travaille dans une association qui aide à l’installation des fermes en agriculture biologique, mes voisins fermiers m’ont accueillie et prêté leur ancien four à pain, qui a été réhabilité par une paysanne boulangère du coin avec qui j’ai sympathisé et organisé des événements festifs autour du pain », raconte Paloma.

Tordre le cou aux préjugés

Originaire de Vendée, Paloma avait une conception de l’agriculture incarnée surtout dans des fermes énormes et des champs à perte de vue. Les liens tissés avec la ferme bio de la Villaudierne lui ont fait découvrir une autre facette du secteur. Pendant deux ans, elle enchaîne les stages auprès de toutes les catégories de boulangers (paysans, artisans, conventionnels) pour affiner ses envies et son projet, passe son CAP de boulangerie en candidate libre, car le travail au levain et au feu de bois n’est pas enseigné, et suit la formation « De l’idée aux projets » du Civam 35. Au printemps prochain, elle lancera son activité en installant son fournil dans une ancienne salle de traite de ses voisins fermiers et en utilisant leurs céréales. « Ils seront à la retraite dans cinq ans et, même si je ne vais pas reprendre leur ferme, nous sommes quand même dans un élan de transmission de leurs savoirs. Par exemple, on travaille ensemble le choix des céréales pour mes pains. »

Un schéma mêlant reconversion professionnelle, rencontres et formations assez répandu parmi les futures agricultrices. « Celles qui ne sont pas issues du milieu agricole devront se forger un réseau en dehors de celui qui a pu les aider à s’installer (collectifs, associations, syndicats, etc.) afin d’être visibilisées et reconnues dans leur espace d’activité : des agriculteurs et des agricultrices de proximité, des liens à la coopérative, au marché. La personne nouvellement installée sera jugée comme faisant partie ou non de la famille agricole et aura, dans le premier cas, un espace social qui permettra que son activité perdure dans de bonnes conditions professionnelles », souligne Valéry Rasplus.

Jeunes agricultrices
Isaline travaille avec son père dans son élevage de chèvres laitières. « Les opérations requérant l’utilisation de machines imposantes sont souvent confiées aux hommes, et c’est dommage, car il faut qu’on apprenne !  » (DR.)

Pour les filles d’agriculteurs, il faut parfois imposer sa légitimité et tordre le cou aux préjugés. « J’avais envie de conduire le tracteur depuis mes 14 ans, mais mon père ne voulait pas. À 19 ans, j’ai insisté et finalement tout s’est bien passé ! Autre exemple : les techniciens et les commerciaux ne veulent s’adresser qu’à mon père lorsqu’ils viennent à la ferme », énumère Isaline, 23 ans, qui a grandi dans cet élevage de chèvres laitières en agriculture biologique niché au cœur du Vercors. Elle déplore le fait que les filles ne partent pas avec le même bagage que les garçons : « On ne nous donne pas les mêmes clés lors de l’apprentissage. Les filles seront plutôt dirigées vers la traite, le soin aux animaux, le pâturage, les clôtures. Même dans le cadre scolaire, je n’ai pas eu de semaine consacrée au machinisme, par exemple. Et c’est vrai que mon père a tendance à confier la fauche des prairies aux garçons et le fanage du foin aux filles. Les opérations requérant l’utilisation de machines imposantes sont souvent confiées aux hommes, et c’est dommage, car il faut qu’on apprenne ! »

De fait, dans un an et demi, elle reprendra officiellement la ferme familiale avec sa sœur aînée, qui est en reconversion professionnelle : elles devront donc gérer les 330 chèvres laitières et les 70 hectares de terres, dont quasiment la moitié non mécanisables et donc dédiées au pâturage. Elles réfléchissent à réduire le cheptel pour gagner en autonomie, notamment sur le fourrage lors des sécheresses de plus en plus fréquentes, et diversifier l’activité en misant sur la transformation du lait en fromages à la ferme et la vente directe.

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Pour Manon, la transmission entre son père et elle s’est faite naturellement. « Il s’attendait à ce que je revienne avant même que j’y songe. Il m’a transmis ses savoirs sur le bio, les haies, les alternatives aux antibiotiques et m’a toujours laissé de la place », glisse-t-elle. À 24 ans, elle travaille depuis deux ans avec son père, dont la ferme caprine est dans la famille depuis près de vingt-cinq ans. Aujourd’hui, 230 chèvres s’épanouissent sur 60 hectares du bocage des Deux-Sèvres. « Au départ, je me suis lancée dans des études de mécanique automobile, donc j’étais habituée à être confrontée à un monde très masculin. Mais c’est vrai qu’on a toujours l’impression de ne pas être prise au sérieux par tout le monde, de devoir en faire deux fois plus, d’être scrutée quand on fait des manœuvres en tracteur. Peut-être qu’on se met aussi cette pression soi-même », analyse-t-elle. Pourtant, elle ne compte plus les fois où elle a dû rappeler aux gens qu’elle était une associée à part entière et qu’elle ne bossait pas « pour » son père.

On a toujours l’impression de ne pas être prise au sérieux par tout le monde, de devoir en faire deux fois plus.

Manon

Deux sujets majeurs de l’époque apparaissent dans quasiment tous les témoignages. D’abord l’importance de faire attention à son corps. « Quand tu es une femme, tu cherches toujours à faire autrement quand ça demande beaucoup de force. Si tu veux que ton installation soit durable, il faut penser que ton corps est ton outil de travail, donc il ne faut pas l’affaiblir », assènent Lena et Charlie, qui réfléchissent à se former aux bons gestes, aux bonnes postures, notamment pour porter des charges lourdes ou manipuler les brebis. Mêmes réflexions chez Paloma, qui a pensé son fournil de manière très ergonomique « pour ne pas se bousiller la santé » : un espace de plain-pied, des planches à roulettes pour déplacer les sacs de farine, des plans de travail à sa hauteur. L’autre priorité : se dégager du temps libre. « Ce n’était pas dans les mœurs avant, mais c’est primordial aujourd’hui, conclut Isaline. Je ne cherche pas à être riche, mais plutôt une qualité de vie fondée sur la proximité avec la nature, l’autoconsommation d’aliments sains et un métier en adéquation avec mes valeurs. » 

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Société
Publié dans le dossier
Une jeunesse qui se mobilise
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