La France et six États européens unissent leurs forces pour espionner les journalistes

Un projet de loi européen visant à protéger la liberté et l’indépendance des médias risque d’échouer à cause de la France et de six autres États, selon Disclose. Ils souhaitent autoriser la surveillance des journalistes au nom de « la sécurité nationale ».

Maxime Sirvins  • 13 décembre 2023
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La France et six États européens unissent leurs forces pour espionner les journalistes
© Chris Yang / Unsplash.

Les négociations sur la loi européenne sur la liberté des médias, l’European Media Freedom Act, vont bientôt toucher à leur fin. Après 15 mois de débats, un troisième et dernier tour de discussions entre le Conseil de l’UE, le Parlement et la Commission européenne aura lieu le 15 décembre. La France, avec six autres États membres, prévoient d’y défendre activement la possibilité d’espionner les journalistes qui vivent et travaillent au sein de l’Union européenne. ​C’est ce que révèle la dernière enquête de Disclose en collaboration avec Investigate Europe et Follow the Money. À travers plusieurs documents, le média indépendant d’investigation dévoile ainsi comment la France, l’Italie, Malte, la Grèce, Chypre, la Suède et la Finlande veulent légaliser l’espionnage des journalistes.

Le 16 mai 2023, Rima Abdul Malak, ministre de la Culture, s’était exprimée en ce sens au Conseil de l’UE. « La France insiste fortement que soit incluse une clause d’exclusion, des questions de sécurité nationale et de défense, du champ d’application du règlement. Dans le même esprit, il nous paraît essentiel que les dispositions sur la protection du secret des sources des journalistes et l’usage de logiciel de surveillances soit adapté. »

Tout motif de sécurité nationale serait suffisant

Dès juin, ce lobbying français avait porté ses fruits. Une proposition de loi autorisant le déploiement de logiciels espions contre les médias et leurs équipes est votée par 25 des 27 États membres du Conseil de l’Union européenne. Elle y autorise la surveillance en cas d’« impératif prépondérant d’intérêt public, en accord avec la Charte des droits fondamentaux. » Le texte étend même la possibilité d’utiliser des technologies de surveillance lors d’enquêtes portant sur 32 catégories de délits, passibles de trois à cinq ans de prison, tels que le sabotage, la contrefaçon, ou encore l’assistance à l’entrée sur une propriété privée.

La France a bien réussi à faire inscrire en plus la clause d’exclusion « en matière de protection de la sécurité nationale ». Pour l’avocat en droit de presse, Christophe Bigot, contacté par Disclose, cet ajout pourra donner une grande latitude aux États car « tout motif de sécurité nationale pourrait suffire pour poursuivre ou surveiller un journaliste ». Reporters sans frontières l’avait alors qualifié de, « au mieux d’une maladresse, au pire d’un danger pour le journalisme ».

Comme le montre un document rédigé par des hauts fonctionnaires allemands en novembre 2023, sept États, dont la France, veulent légitimer l’espionnage des journalistes. Dans ce compte-rendu, on apprend que l’Italie milite pour le maintien du paragraphe sur la sécurité nationale dans l’article 4 comme « une ligne rouge » explique Disclose. La France, la Finlande et Chypre se disent « peu flexibles » sur la question.

« Nous sommes profondément choqués par les exigences de ces sept gouvernements, qui bafouent les normes juridiques européennes en matière de liberté de la presse, telles qu’établies par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », a déclaré la présidente de la Fédération européenne des journalistes (FEJ), Maja Sever. « Nous appelons le Parlement européen et la Commission européenne à rejeter fermement cette disposition qui menace non seulement la protection des sources journalistiques, mais aussi la démocratie. »

Le leurre d’un garde-fou

Pour montrer patte blanche, les pays membres ont voulu rajouter un garde-fou à l’article. Cette proposition cantonnerait l’utilisation de logiciels espions, après l’autorisation au cas par cas d’un juge indépendant et ne pourrait couvrir les sources ou les activités professionnelles d’un journaliste. Pour Christophe Bigot, l’intervention d’un juge en amont ne serait qu’un « changement sur le papier, puisqu’il faudrait avoir l’accord du juge des libertés et de la détention, mais c’est déjà le cas dans le cadre d’une enquête préliminaire où il y a des perquisitions de journalistes ou d’une rédaction ». Ce qui est en fait déjà le cas, comme quand la journaliste Ariane Lavrilleux avait été perquisitionnée par la DGS et placée en garde à vue le 19 septembre dernier.

Sur le même sujet : Ariane Lavrilleux : « C’est notre droit à tous d’être informés qui est en jeu »

C’est dorénavant au Parlement européen de faire face aux arrangements proposés par le Conseil de l’Union européenne et plus particulièrement les sept États membres dont la France. Comme l’explique Disclose, Geoffroy Didier, eurodéputé (Parti populaire européen, droite) et corapporteur du texte, presse « solennellement Emmanuel Macron et le gouvernement français à renoncer à leur projet qui consisterait à pouvoir espionner légalement les journalistes ».

Le 15 décembre, trois scénarios se dessinent alors, d’après la FEJ : en cas d’échec des négociations, la loi risque de s’effondrer, laissant les libertés des médias exposées en Europe. Un accord consoliderait, lui, des mesures solides pour la liberté de la presse. Mais l’adoption de « l’exemption relative à la sécurité nationale » introduirait alors une exception très dangereuse pour la liberté de la presse.

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