Vincennes, l’utopie et le savoir

De 1969 jusqu’à sa destruction en 1980, la faculté de Vincennes fut le lieu de toutes les expérimentations théoriques, intellectuelles et pédagogiques. François Dosse revient sur cette expérience et son héritage. 

Olivier Doubre  • 31 janvier 2024 abonné·es
Vincennes, l’utopie et le savoir
Le tout jeune campus de Vincennes, en juillet 1969
© AFP

Vincennes. Heurs et malheurs de l’université de tous les possibles, François Dosse, Payot, 320 pages, 22 euros.

Après l’éruption de Mai 68, l’université est au centre de toutes les attentions. Et fait peur aux parents d’une génération de baby-boomers, trop nombreux à Paris pour être accueillis dans les vieux édifices de la Sorbonne. Nanterre avait déjà soulagé ceux-ci, mais s’était vite transformée en lieu de contestation d’où partit, un certain 22 mars, l’étincelle de Mai. Après le raz-de-marée gaulliste aux législatives de juin grâce aux suffrages de cette bonne vieille France apeurée, le général a néanmoins l’intelligence de sentir que l’enseignement supérieur, toujours en ébullition, a besoin d’être réformé.

À la mi-juillet, il nomme donc Edgar Faure, vieux briscard radical malin sachant humer l’air de son temps, ministre de l’Éducation. Bien que contesté vivement par tous les groupes gauchistes, celui que certains nomment « le magicien Edgar Faure » accepte de créer un « centre expérimental universitaire » dans le bois de Vincennes, ultramoderne, construit et ouvert dès les premières semaines de l’année 1969. Honnie par la majorité gaulliste au pouvoir, la « fac de Vincennes » permet à Edgar Faure à la fois de créer « une sorte d’abcès de fixation pour le gauchisme militant » et un lieu de rénovation de l’université, en rupture avec celle des mandarins, « sur la base d’une réelle participation de tous les membres de la communauté universitaire ». Étudiants compris.

Vincennes François Dosse

Vincennes appartient sans aucun doute à l’histoire de la gauche intellectuelle française. C’est d’ailleurs l’un des apports de l’ouvrage de François Dosse, historien des idées, que de replacer l’importance de cette faculté hors normes et ô combien novatrice alors, au sein de l’histoire intellectuelle hexagonale. Car le « centre expérimental », au-delà des soubresauts politiques de sa création, devient bientôt un haut lieu de la recherche et de l’enseignement, particulièrement en sciences humaines et sociales.

Sur le même sujet : « Vincennes » et les luttes de son temps

Emmené par de grandes figures de l’époque parmi ses enseignants, Vincennes voit affluer des dizaines de milliers d’étudiants, suivant avec assiduité les cours de Deleuze (l’un des plus fréquentés, de 1969 à 1980), Hélène Cixous, François Châtelet, Jean-François Lyotard, Alain Badiou ou Michel Foucault, qui organise le département de philosophie et celui de psychanalyse (très « lacanien », avec Serge Leclaire ou Judith Miller, fille du maître et militante « mao »).

Scientificité et marxisme

Toutes et tous contribuent à fonder « Vincennes-la-structuraliste ». Linguistique (avec Jean-Claude Chevalier ou Jean Dubois) et sociologie (avec Jean-Claude Passeron ou Robert Castel) figurent évidemment en bonne place, avec une volonté affirmée de « scientificité », très en vogue dans la « nouvelle génération soixante-huitarde », qui se conjugue volontiers avec un engagement marxiste. La sociolinguistique connaît là ses premières heures dans l’université, avec notamment le regretté Pierre Encrevé, ancien élève du grand linguiste de la Sorbonne André Martinet, qui acquiert alors une certaine indépendance théorique.

Une vraie révolution dans notre système universitaire, devenue aujourd’hui la norme.

Dans cet ouvrage très détaillé (avec de belles photos), François Dosse souligne l’originalité de cette université. Fondée à partir de recherches pédagogiques progressistes commencées avant 1968, ouverte aux non-bacheliers, aux salariés (avec les premiers cours du soir) mais aussi aux étudiants étrangers, Vincennes inaugure une forme d’enseignement nouvelle. Tout aussi innovantes sont la prédominance du contrôle continu, l’interdisciplinarité étendue, l’utilisation de l’audiovisuel pour les cours de langue, l’ouverture aux échanges entre enseignants et étudiants, la participation de ces derniers dans les « travaux dirigés » mais aussi dans les instances administratives et pédagogiques de la faculté.

C’est bien l’expérimentation de la fin du mandarinat, cher aux grands professeurs de l’avant Mai 68, qui s’invente ici, tout comme les débuts de la démocratie au sein de la communauté éducative. Une vraie révolution dans notre système universitaire, devenue aujourd’hui la norme. Pourtant, la droite garde une dent dure contre ce progressisme en matière d’éducation. La ministre des Universités de Giscard, Alice Saunier-Seïté, fait envoyer, avant la fin des vacances de l’été 1980, des bulldozers en pleine nuit, protégés par des dizaines de cars de CRS, pour détruire les bâtiments de cette « fac de gauchistes » si détestée. L’université Paris-8 renaîtra, heureusement, à Saint-Denis, grâce au nouveau pouvoir élu en mai 1981. Une autre aventure commencera. 


Les parutions de la semaine

Touche pas à mon peuple, Claire Sécail, Seuil, « Libelle », 78 pages, 5,90 euros.

« Mon plateau est un rond-point sur lequel peut se pencher toute la France », estime Cyril Hanouna avec la modestie qui le caractérise. Dans un court ouvrage, l’historienne Claire Sécail porte un regard critique sur l’évolution de l’émission « Touche pas à mon poste », clouant au pilori la figure d’un animateur autoproclamé « représentant du peuple ». Dans le dispositif « hanounesque », entreprise de désinformation au service du projet idéologique réactionnaire de Vincent Bolloré, le « populisme anti-élites » devient une arme rhétorique dédiée à l’audience. Estimant avoir la fonction de médiateurs entre peuple et classe politique, « Baba » et ses chroniqueurs jouent en réalité le rôle inverse, participant activement à une « dépolitisation des enjeux » et à l’infusion des idées d’extrême droite dans la société.

Les Détecteurs de mensonge. Recherche d’aveux et traque de la vérité, Vanessa Codaccioni, Textuel, « Petite encyclopédie critique », 160 pages, 17,90 euros.

Politiste, chercheuse à Paris-8, Vanessa Codaccioni travaille depuis longtemps sur les formes de répression, notamment des mouvements sociaux, et les techniques policières. Elle poursuit ici ses recherches, cette fois sur ces étranges appareils chargés de traquer mensonges, déviances ou signes de tromperie. Nous ne sommes pas ici dans des films ou des séries, mais bien dans des procédures pénales d’une soixantaine de pays, où ces technologies peuvent être utilisées dans des conflits du travail, le suivi de délinquants sexuels ou la sécurité de lieux sensibles. Un « nouveau régime de vérité » se dessine, où les citoyen·nes deviennent des « corps dociles et muets ». Terrifiant.

Forteresse Europe. Enquête sur l’envers de nos frontières, Émilien Bernard, Lux, 304 pages, 20 euros.

« Une épidémie de barbelés, symptôme d’une vision du monde xénophobe. » Journaliste à l’excellent CQFD et au Canard enchaîné, Émilien Bernard est parti de l’autre côté de « nos » frontières, celles de la « forteresse Europe », dressées contre ces « indésirables » qui tentent de se frayer un chemin vers un destin meilleur. Du Sahara occidental, d’où partent les embarcations de fortune vers les Canaries, à Lampedusa, « vigie de la forteresse », jusqu’à Belgrade, Calais ou Briançon, cette enquête fouillée est une plongée dans ce « ruineux délire parano au service du repli identitaire ». Lequel ignore les mécanismes des migrations, dont l’Europe a tant profité durant des siècles, dont elle a toujours besoin et qu’elle devrait accueillir.

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