Plein-emploi : une obsession dangereuse

Lors de sa réélection en 2022, Emmanuel Macron a fixé un objectif clair : ramener le taux de chômage sous la barre des 5 %. Un an et demi plus tard, ce but est loin d’être atteint. Et pour y remédier, le gouvernement redouble d’efforts pour accélérer la précarisation des travailleurs.

Pierre Jequier-Zalc  • 10 janvier 2024 abonné·es
Plein-emploi : une obsession dangereuse
Emmanuel Macron à Cergy, en avril 2022.
© BENOIT TESSIER / POOL / AFP

À chaque trimestre ils sont scrutés, décortiqués, commentés. Certains y voient un succès étincelant, d’autres un échec cuisant des politiques économiques du pays. Les chiffres du chômage. Rarement un simple pourcentage a eu autant d’importance pour marquer la réussite, ou non, d’un quinquennat. Emmanuel Macron l’a bien compris. Et pour cause, il a assisté en loge à l’incapacité de François Hollande, son prédécesseur, à « inverser la courbe du chômage » dans le temps qui lui était imparti. Un résultat qui avait marqué du sceau de l’échec la politique économique du hollandisme.

Ainsi, depuis son arrivée au pouvoir, le président de la République s’est donné une ligne claire : faire baisser le taux de chômage. Coûte que coûte. Pour son deuxième mandat, il a même fixé un objectif suprême, aux apparences de Graal : le plein-emploi d’ici à 2027. Autrement dit, un taux de chômage qui passerait sous la barre des 5 %, alors que les chiffres au dernier trimestre 2023 font état d’un taux de chômage à 7,4 %, en hausse de 0,2 point sur un an. Pour le gouvernement, cet objectif est devenu une véritable obsession. Une boussole guidant toutes les politiques publiques et économiques. En un an et demi, de nombreuses réformes ont donc été mises en place pour tenter de faire baisser cette courbe.

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L’exemple le plus éloquent est certainement la nouvelle réforme de l’assurance-chômage entrée en vigueur fin 2022. Nouvelle, car une réforme d’ampleur avait déjà été menée lors du précédent quinquennat avec des mesures drastiques pour les chômeurs, comme la redéfinition du calcul du salaire journalier de référence ou l’allongement de la période de travail pour ouvrir des droits. Sans même attendre les retours de cette première réforme, le gouvernement en a remis une couche. Réduction de la durée d’indemnisation si les chiffres du chômage sont sous les 9 %, passer en présomption de démission un abandon de poste, etc. Des mesures toujours plus dures à l’égard des chômeurs avec une même philosophie culpabilisante : s’ils ne trouvent pas de travail, c’est qu’ils profitent du système.

Dans la réalité, cette figure du chômeur profiteur est tout simplement inexistante ou très marginale.

C. Vivès

Un discours stigmatisant largement déconstruit par de nombreuses études. « Entre 25 et 42 % » des chômeurs indemnisables n’ont pas recours à l’assurance-chômage, a par exemple récemment révélé une étude réalisée par l’institut statistique du ministère du Travail. L’Hexagone apparaît aussi comme l’un des pays européens où le travail revêt une importance particulière pour les citoyens. Ils sont « 62 % à déclarer que le travail est très important » pour eux, « contre moins de 50 % pour les Danois, les Hollandais, les Allemands ou les Britanniques », rappellent les sociologues du travail Maëlezig Bigi et Dominique Méda dans l’ouvrage collectif Que sait-on du travail ? paru fin 2023. Ce pourcentage monte même à 75 % pour les chômeurs français alors qu’il ne dépasse pas 50 % en Allemagne et en Grande-Bretagne.

L’effacement des droits sociaux

Autant de données qui vont à rebours du discours sur l’« assistanat » des chômeurs. « Dans la réalité, cette figure du chômeur profiteur est tout simplement inexistante ou très marginale », souligne Claire Vivès, sociologue du travail et autrice dans l’ouvrage collectif Chômeurs, vos papiers ! Contrôler les chômeurs pour réduire le chômage ? (Raisons d’agir, 2023). Il serait pourtant de mauvaise foi de dire que ces mesures n’ont aucun impact sur le comportement des chômeurs. « Plusieurs travaux économiques montrent qu’empiriquement il semble exister un lien entre générosité de lassurance-chômage et durée au chômage », expliquait l’économiste et directrice du Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET) Christine Erhel dans nos colonnes lors de la mise en place de cette réforme, fin 2022.

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« Mais si l’assurance-chômage vous permet de refuser un emploi, c’est précisément qu’elle joue son rôle en vous permettant d’aller vers un emploi qui vous convient. Être au chômage ne vous oblige pas à prendre n’importe quel emploi », ­complète Claire Vivès. Sauf que, cela, le gouvernement n’en a visiblement rien à faire. « La question des droits sociaux n’existe pas dans leur logiciel. Leur discours porte sur la ‘dignité par le travail’, mais le droit inconditionnel à des aides sociales a disparu », poursuit la sociologue. Autrement dit, il faut mettre tout le monde au travail, sans interroger ni les conditions d’emploi, ni les conditions de travail, ni le travail en question.

Quels sont les emplois créés pour faire baisser le taux de chômage des jeunes ?

C. Erhel

La généralisation de l’apprentissage grâce à des milliards d’euros (16,8 au moins en 2022, selon la Cour des comptes) d’argent public en est un symbole. Ainsi, un tiers des emplois salariés créés en 2021 et 2022 ont été des postes en alternance. « Sur le taux d’emploi des jeunes, on est en dessous des autres pays européens. Donc l’objectif de l’améliorer n’est ni absurde ni illégitime », note Christine Erhel. Cependant, pour l’économiste, il ne peut se faire aveuglément et presque sans aucun contrôle, comme c’est pourtant le cas aujourd’hui.

« C’est cela, la vraie question. Quels sont les emplois créés pour augmenter ce taux d’emploi et faire baisser le taux de chômage des jeunes ? Ce qu’on observe aujourd’hui, c’est qu’on est dans une politique d’apprentissage à tout prix où on n’interroge ni la qualité des emplois créés ni l’impact que ce système a sur la formation académique des jeunes, au lycée professionnel comme dans l’enseignement supérieur. » Un constat partagé par la Cour des comptes, qui, dans son rapport paru en juillet 2023, écrit : « Il s’agit davantage d’aides aux entreprises que d’aides à l’insertion professionnelle des jeunes. »

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Et cela a des conséquences importantes, notamment pour les publics défavorisés. Ainsi, au niveau du lycée professionnel, près de 40 % des contrats d’alternance sont rompus avant d’arriver à leur terme. Les apprentis sont également un public largement sujet aux accidents du travail. Entre 2019 et 2022, le nombre de travailleurs de moins de 25 ans qui sont morts au travail a augmenté de 30 %, atteignant 36 morts en 2022. « C’est un chèque en blanc signé aux entreprises, sur lesquelles aucune attente ne pèse. Pour elles, c’est une main-d’œuvre quasi gratuite, malléable et corvéable à souhait. C’est aussi pour cela que ces jeunes sont une des populations les plus à risque », note Matthieu Lépine, auteur en 2023 de L’Hécatombe invisible, Enquête sur les morts au travail.

« Un chèque en blanc aux entreprises » : de nombreux observateurs s’accordent pour le dire. Depuis son arrivée au pouvoir, Emmanuel Macron se plie en quatre pour leur permettre d’embaucher facilement et à moindre coût. « Sa politique est claire et unidimensionnelle : c’est une politique de l’offre. C’est-à-dire que les politiques publiques sont orientées autour de la satisfaction des employeurs, explique Claire Vivès. En somme, mettre une main-d’œuvre disponible à la disposition des entreprises sans augmenter le coût salarial. »

Une autoroute antisociale

Cette politique a un double objectif : tenter de faire baisser la courbe du chômage et répondre aux problèmes des « métiers en tension » qui ulcèrent le gouvernement. Pourtant, de nombreuses études de chercheurs spécialisés (Christine Erhel, par exemple) ou d’organismes de référence (la Dares) ont montré que les conditions de travail constituent un des problèmes majeurs dans les secteurs en tension. Or, sur ce sujet, la France est une bien piètre élève, comparée à d’autres pays européens. Les chiffres sont éloquents.

C’est simple, selon la vague 2021 de l’étude comparative d’Eurofound, la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail, la France est au-dessus de la moyenne européenne sur quatre grands critères de pénibilité : les postures douloureuses, le port de charges lourdes, les mouvements répétitifs de la main ou du bras et l’exposition à des produits toxiques. À la question « Pensez-vous que, à cause de votre travail, votre santé ou sécurité soit menacée ? », 38,7 % des Français répondent oui. Contre seulement 20,8 % des Danois. La moyenne européenne, elle, se situe à 34,2 %.

France Travail, c’est l’archétype de la réforme pour augmenter la main-d’œuvre disponible.

C. Vivès

La liste pourrait continuer longuement. À titre de dernier exemple, seuls 45 % des Français estiment avoir une rémunération juste. Contre 68 % des Allemands. Pourtant, malgré des chiffres inquiétants, le gouvernement reste mutique. « Je naime pas le terme [de pénibilité], donc je le supprimerai. Car il induit que le travail est une douleur », s’était même permis de déclarer Emmanuel Macron en 2017. Autant dire qu’aucune réforme d’ampleur n’est prévue à ce stade pour améliorer les conditions de travail.

Pis, dans cette obsession du plein-emploi, le président de la République ne compte pas dévier de son autoroute antisociale. Les exemples sont déjà nombreux. La création de France Travail (ex-Pôle emploi) depuis le 1er janvier en est le plus évident. Obligation pour les allocataires du revenu de solidarité active (RSA) de s’acquitter d’« au moins quinze heures » d’activité hebdomadaire, doublement des contrôles de recherches d’emploi, signature d’un « contrat d’engagement » pour les demandeurs d’emploi, qui, en cas de non-respect, pourra entraîneur leur radiation. « France Travail, c’est l’archétype de la réforme pour augmenter la main-d’œuvre disponible, souligne Claire Vivès, c’est toujours la même politique, mais on franchit des nouveaux caps à chaque fois. »

Les seniors dans le viseur

Et ce n’est pas tout. En 2024, le gouvernement souhaite s’attaquer au chômage des seniors. Objectif compréhensible quand on sait que la France fait figure de mauvaise élève en Europe. Le taux d’emploi des 55-64 ans est de 56 % dans l’Hexagone, contre plus de 70 % aux Pays-Bas ou en Allemagne. Des chiffres encore moins bons quand on se focalise sur les travailleurs et travailleuses dits « de la seconde ligne ». Malgré tout, dans sa « politique unidimensionnelle » de l’offre, rien, ou presque, n’est prévu sur le volet pénibilité des métiers. En revanche, sans surprise, Bruno Le Maire a annoncé sa volonté de s’attaquer aux droits des chômeurs seniors. Aujourd’hui, ces derniers bénéficient d’une durée d’indemnisation plus longue que les autres du fait de la difficulté qu’ils ont à retrouver un travail. Inacceptable pour le locataire de Bercy, qui veut donc aligner cette durée maximale à 18 mois pour tous.

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En plus de tout cela, Élisabeth Borne a demandé à son ministre du Travail, Olivier Dussopt, d’étudier les pistes pour réduire les ruptures conventionnelles. Celles-ci, en effet, constituent un accord à l’amiable entre salarié et employeur et permettent d’accéder aux allocations-chômage. Dans l’esprit du gouvernement, certains seniors profiteraient de cela pour prendre une « préretraite » financée par ­l’assurance-chômage. Une idée, une nouvelle fois, aux contours mythologiques. « En 2019, 6,7 % des ruptures conventionnelles sont signées par des salariés de plus de 60 ans, qui représentent 6 % des CDI », explique à nos confrères d’Alternatives économiques Gwendal Robin, doctorant en sociologie à l’université de Poitiers et auteur d’une thèse sur les usages sociaux des ruptures conventionnelles.

Faire augmenter le taux d’emploi à tout prix n’a pas beaucoup de sens d’un point de vue social et économique.

C. Erhel

La dernière – vraiment ? – pierre à l’édifice a été évoquée par Olivier Dussopt dans un entretien au journal Les Échos mi-décembre. Il y parle d’un « acte 2 de la réforme » du marché du travail. Y figurerait, notamment, la baisse du délai de contestation d’un licenciement en justice, qui est aujourd’hui de douze mois. Un délai qui, selon lui, « freinerait les embauches ». Autant dire que l’année 2024 s’annonce chargée pour les droits sociaux, qui continueront d’être attaqués de toutes parts. Le comble étant que, même avec tout cela, les prévisions du chômage ne sont pas bonnes. L’Insee prévoit une augmentation de 0,2 point sur l’année, après une première hausse de 0,2 point sur la fin 2023. « Réveillez-vous ! », « nous n’y sommes pas », avait alors tancé le chef de l’État, ulcéré par ces chiffres.

Toujours plus de précarité

D’autres indicateurs, eux, ont moins agacé le président de la République. La hausse de la pauvreté, qui atteint, selon une publication de l’Insee, des niveaux records, tout comme les indicateurs pour mesurer les inégalités, qui, après une baisse en 2020 du fait de la crise sanitaire, repartent drastiquement à la hausse. Mais ces chiffres sont moins scrutés que la sacro-sainte courbe du chômage. « Le plein-emploi est un objectif logique, parmi d’autres, des politiques économiques. Mais il ne faut pas que ce soit n’importe quel plein-emploi. Faire augmenter le taux d’emploi à tout prix n’a pas beaucoup de sens d’un point de vue social et économique », souffle Christine Erhel.

Une conclusion partagée par sa consœur Claire Vivès : « Au regard des caractéristiques des emplois proposés pour atteindre un taux de chômage de 5 %, pas sûr que cela suffise pour faire de son quinquennat, auprès de la population, un succès. Car les gens vivent la dérégulation de l’emploi et ils voient bien que rien n’est fait en termes de conditions de travail, par exemple. » Pour l’instant, cette course effrénée au plein-emploi risque avant tout d’augmenter toujours plus la précarité. Une politique qui rappelle tristement ces mots de Karl Marx : « Il doit y avoir quelque chose de pourri au cœur même dun système social qui augmente sa richesse sans diminuer sa misère. »

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Temps de lecture : 12 minutes

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