« La précarité est devenue un état généralisé dans nos sociétés »

Albena Azmanova, professeure de science politique et sociale à l’université du Kent au Royaume-Uni, analyse les conséquences dévastatrices de ce qu’elle appelle le « capitalisme de précarité ».

Pierre Jequier-Zalc  • 10 janvier 2024 abonné·es
« La précarité est devenue un état généralisé dans nos sociétés »
© Nicolas Guyonnet / Hans Lucas / AFP

Contre la précarité. L’anticapitalisme du XXIe siècle (Seuil). Le titre est alléchant. Comment, en 2024, lutter contre un modèle économique qui accroît toujours plus les inégalités et, surtout, la précarité ? C’est cette question épineuse à laquelle s’est attaquée Albena Azmanova tout au long de sa carrière universitaire. Loin de dresser le portrait d’un capitalisme en crise, la chercheuse explique les mécanismes qui permettent à ce système économique de toujours se réinventer, souvent au détriment des plus précaires. Et soulève des pistes pour lutter contre cet engrenage.

Dans votre livre, vous dites que nous sommes actuellement dans ce que vous appelez le « capitalisme de précarité ». Pouvez-vous nous expliquer ce concept ?

Albena Azmanova : C’est l’idée qu’aujourd’hui la précarité n’est plus exceptionnelle. Ce n’est plus un état qui touche seulement les plus pauvres et ceux qui ont des emplois très instables. Elle est devenue un état généralisé dans nos sociétés. La précarité n’est pas la même chose que l’incertitude de la vie moderne. C’est une vulnérabilité liée à l’insécurité des moyens de subsistance qui est politiquement fabriquée. La technique de production politique de la précarité par les pouvoirs publics consiste à installer un déséquilibre entre responsabilité et pouvoir d’agir des individus : les responsabilités sont de plus en plus reportées sur les individus, mais ces derniers sont de moins en moins équipés pour pouvoir les assumer.

Vous dites que cet état est politiquement fabriqué. Qu’entendez-vous par là ?

Cette logique est mise en œuvre par le biais d’une série de techniques politiques. L’idée centrale se situe dans le nouveau paradigme du capitalisme actuel : la compétitivité des économies nationales dans l’économie mondiale est devenue le principal devoir du gouvernement. Afin de la garantir, les élites politiques de centre droit et de centre gauche ont entrepris deux séries de réformes. D’une part, la libéralisation des marchés du travail a réduit la sécurité de l’emploi, ce qui a donné aux entreprises la flexibilité dont elles avaient besoin pour être compétitives au niveau mondial. D’autre part, dans leur concurrence pour maintenir les entreprises dans leurs juridictions nationales, les États ont réduit les impôts et les cotisations sociales des entreprises, ce qui les a, en contrepartie, entraînés à réduire les dépenses dans les services publics.

Désormais, la « maladie sociale » de la précarité touche presque tout le monde.

Cette stratégie a engendré une insécurité économique généralisée. Ces dernières années, elle a fini par toucher une population bien plus large que ceux qui occupent des emplois précaires et mal payés – ceux que le sociologue Guy Standing a appelés « le précariat ». Désormais, la « maladie sociale » de la précarité touche presque tout le monde, indépendamment de la profession, de la classe sociale, de l’éducation, du sexe et même des revenus. Le capitalisme contemporain a engendré non seulement une classe précaire, mais aussi une multitude précaire, car désormais, une large majorité de la population est concernée.

Mais dans cette multitude, il y a des situations très différentes, non ? Peut-on vraiment les comparer ?

Bien sûr qu’elles sont différentes. Malgré tout, cette insécurité est partagée. Prenons un exemple : les médecins. Ils ont des boulots stables, bien payés. Mais avec la dégradation des systèmes de santé et des hôpitaux, ils ont moins de moyens, moins de temps, et subissent une pression de plus en plus importante, ce qui a pu provoquer de nombreux burn-out.

Vous dressez ce portrait notamment pour la Grande-Bretagne et les États-Unis. Observez-vous aussi ce phénomène en France ?

De l’extérieur, la France est perçue comme l’exemple même d’un État-providence fort. L’idée du plein-emploi est une idée clé de gauche, car le plein-emploi donne beaucoup de pouvoir aux ouvriers face aux entreprises. On ne peut surtout pas dire que c’est une idée de Macron ! Macron a appelé « projet de loi pour le plein-emploi » une loi qui ne prévoit rien pour créer des emplois. Sa politique se contente de renforcer l’encadrement des chômeurs pour les aider ou les forcer à chercher du travail, et de réduire les aides pour ceux qui restent au chômage ! Comme dans les autres pays occidentaux, la politique de l’emploi d’Emmanuel Macron est combinée avec l’impératif de compétitivité de l’économie nationale au niveau mondial. Donc toutes les réformes doivent être compatibles avec ce paradigme. En France, le gouvernement y parvient en faisant pression sur les gens pour qu’ils acceptent des emplois avec des conditions de travail mauvaises ou médiocres. S’attaquer aux droits des chômeurs est l’exemple typique de ce genre de politique !

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Vous développez une analyse politique qui, au lieu de s’appuyer sur le clivage gauche-droite, s’intéresse aux partis dans leur rapport à la compétitivité internationale…

Oui. Notre langage politique – celui des journalistes et des universitaires comme vous et moi – repose encore sur le clivage gauche-droite pour donner un sens à la politique. Tout au long du XXe siècle, la gauche a défendu l’économie réglementée et la culture libérale, tandis que la droite a défendu l’économie libérale et les valeurs traditionnelles. Ce clivage n’existe plus. Avec la mondialisation, les frontières de cette démarcation ont été abolies. Aujourd’hui, je trouve qu’il est beaucoup plus intéressant de partager le monde politique entre ceux qui perçoivent le capitalisme mondialisé comme une opportunité et ceux qui le perçoivent comme un risque. La France est d’ailleurs l’exemple parfait de cela. Emmanuel Macron est l’incarnation du pôle « opportunité » tandis que Marine Le Pen est celle du pôle « risque ». Mais il existe une autre « sagesse de la rue » : « Ni patrie ni patron, ni Marine ni Macron… Nous valons plus que cela. »

Nous devrions être unis par l’idée que la compétition pour le profit dans l’économie mondiale ruine nos vies.

Selon vous, cette lecture politique explique la difficulté de la gauche à faire entendre sa voix. Pourquoi ?

La gauche radicale associe l’idée d’une économie régulée, voire socialisée, à une solidarité sociale globale. Cette position est difficile à maintenir, car la classe ouvrière nationale se sent menacée par le dumping social, qui consiste soit à perdre des emplois au profit de pays comme l’Inde et la Chine, où la main-d’œuvre est bon marché, soit à faire venir des étrangers pour prendre leurs emplois. C’est ainsi que les classes populaires (les électeurs traditionnels de la gauche) perçoivent la mondialisation dans son état actuel. Ce décalage entre les engagements de la gauche et les craintes de son électorat type diminue la pertinence politique de la gauche.

Vous dites aussi que nous manquons d’utopie politique. Comment l’expliquer ?

Quand les gens ont peur – et l’instabilité est effrayante –, ils ont besoin d’un idéal vers où aller. Une utopie peut permettre aux gens d’avoir une direction commune et de se rassembler pour y aller ensemble. Mais aujourd’hui, je ne vois pas d’utopie capable de réaliser cela. Le socialisme ayant été discrédité par l’expérience soviétique, il n’unit plus les gens comme cela était le cas au début du XXe siècle. Les seules utopies qui existent aujourd’hui sont des utopies réactionnaires : le nationalisme, le suprémacisme blanc. La question que je soulève dans mon livre est la suivante : en considérant cette absence d’utopie progressiste, comment fait-on pour gagner des avancées sociales ? Je pense que nous devrions être unis par l’idée que la compétition pour le profit dans l’économie mondiale est un système qui ruine nos vies. À défaut d’une utopie inspirante, cette idée, cette conscience, pourrait unir la multitude précaire dans la lutte contre les dégâts matériels et psychologiques du capitalisme.

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Malgré cette hausse de la précarité que vous décrivez, vous restez très sceptique sur le potentiel d’une révolution par le bas.

Je ne dis pas que je n’en souhaite pas une [rires] ! J’observe simplement que je n’ai pas l’impression que les conditions sociales d’une révolution par le bas soient réunies. Dans mon livre j’écris ceci : « La précarité est politiquement débilitante : elle épuise nos énergies et rétrécit l’horizon de nos espérances politiques. » C’est tout à fait ça.

Le vote devient un miroir des peurs créées par le capitalisme de précarité.

Comment fait-on, alors, pour lutter contre cette impuissance ?

Ce qui est curieux, c’est que les outils traditionnels de la démocratie deviennent un problème. Le vote, par exemple, devient simplement un miroir des peurs créées par le capitalisme de précarité. Dans l’isoloir, on est seul face à ses peurs. C’est pourquoi nous avons besoin de formes plus solidaires de politiques démocratiques : redonner de l’importance aux syndicats, aller en manifestation, rejoindre des organisations progressistes de la société civile, etc. L’objectif étant de rassurer les gens. Leur montrer qu’ils ne sont pas seuls. À ce titre, l’organisation des travailleurs autoentrepreneurs (l’un des groupes les plus précaires) est un exemple parfait. Il faut commencer par là – par les petits pas qui protègent les gens de la précarité et créent les conditions propices pour voir grand et agir avec audace.

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