« État limite », de Nicolas Peduzzi : « Le seul psychiatre pour tout l’hôpital »

Nicolas Peduzzi filme Jamal Abdel-Kader, qui va de patient en patient souffrant de troubles mentaux pour leur apporter les meilleurs soins possibles. Jusqu’à perdre le souffle.

Christophe Kantcheff  • 21 février 2024 abonné·es
« État limite », de Nicolas Peduzzi : « Le seul psychiatre pour tout l’hôpital »
"Dès que je l’ai vu, j’ai eu envie de le filmer. Jamal a quelque chose de particulier, un charisme. Il a l’air d’un personnage d’une autre époque."
© Les Alchimistes

État limite / Nicolas Peduzzi / 1 h 42 / Arte, 28 février, 20 h 55. Sur arte.fr jusqu’au 29 avril / en salle le 1er mai.

État limite est comme la face sombre de Sur l’Adamant. Nicolas Philibert avait installé sa caméra dans un lieu de soins serein. Nicolas Peduzzi a filmé dans un hôpital public, où la situation ne cesse de se dégrader, en particulier pour la psychiatrie. État limite, présenté par l’Acid à Cannes l’an dernier, nous met en immersion à l’hôpital Beaujon, à Clichy (Hauts-de-Seine), où l’on suit l’unique médecin psychiatre de l’établissement, Jamal Abdel-Kader, courant de service en service pour retrouver ses patients.

Après deux documentaires tournés aux États-Unis où il était fortement question de drogues et d’addiction, Nicolas Peduzzi montre un autre secteur que nos sociétés occidentales abandonnent peu à peu, où quelques Don Quichotte, comme le hors norme Jamal Abdel-Kader, résistent encore. Jusqu’à quand ?

Qu’est-ce qui est à l’origine de ce film ?

Nicolas Peduzzi : Dans les années 1990, j’ai passé beaucoup de temps à l’hôpital Beaujon. Mon père était gravement malade du foie. En théorie, on ne pouvait pas lui faire de transplantation. Un médecin a décidé de prendre le risque. Il l’a sauvé. Entre ma famille et les soignants, il s’est passé quelque chose de très fort. C’est sans aucun doute ce souvenir qui, beaucoup plus tard, m’a remis sur le chemin de l’hôpital avec ma caméra, juste après le premier confinement dû au covid.

Un jour, aux urgences, je vois un gars en blouse avec l’œil perçant, je le prends pour un patient, avant de me rendre compte que c’est le psychiatre de liaison – c’est-à-dire qu’il est appelé dans tous les services. Il se nomme Jamal Abdel-Kader. Il est jeune : 33 ans. C’est le seul médecin psychiatre pour tout l’hôpital. Nous nous sommes rapidement bien entendus. Et je l’ai filmé sur une période de deux ans et demi.

Avec un patient, il donne de sa personne, il transmet une énergie. Il sait aussi gérer les institutions, la police…

Qu’est-ce qui a retenu votre attention chez lui pour en faire le protagoniste de votre film ?

Au début, je filmais un peu naïvement, dans un esprit de repérage. Mais dès que je l’ai vu, j’ai eu envie de le filmer. Jamal a quelque chose de particulier, un charisme. Il a l’air d’un personnage d’une autre époque. Ensuite, j’ai vu sa façon de faire avec les patients. Jamal est profondément humain. Il ne s’oppose pas aux médicaments mais essaie d’en limiter la prescription, d’éviter la contention, etc. Avec un patient, il donne de sa personne, il transmet une énergie. Il sait aussi gérer les institutions, la police… Par ailleurs, j’ai constaté à quel point il était seul. Même son bureau est au douzième étage, au fin fond d’un couloir. Il avait besoin de partager, de montrer son travail.

Sur le même sujet : « Sur l’Adamant », de Nicolas Philibert : « Le miroir grossissant de nos vulnérabilités »

Vous le suivez dans tous les services, notamment en orthopédie, parce que beaucoup de patients se sont blessés, en se jetant d’un pont ou d’une fenêtre…

Oui, comme Aliénor, qui a perdu ses jambes et un bras. Mais il y a aussi Windy, qui a une maladie génétique. Il est passé d’un hôpital pour enfants où il était entouré à l’hôpital pour adultes, Beaujon, où il était complètement isolé, perdu. D’où sa dépression. On voit Jamal dans le film venir le voir autant que possible. Il a mis en place un atelier théâtre en grande partie pour lui – de façon « clandestine » d’ailleurs, il occupait une salle de sa propre initiative.

Filmer des patients dans leur chambre d’hôpital est délicat. Comment avez-vous procédé ?

Quand j’ai rencontré Jamal, je me suis dit que je n’allais pas attendre un financement pour avoir un chef opérateur et un ingénieur du son. J’ai donc filmé seul. Cela s’est avéré préférable parce que Jamal court partout, en urgence. C’était mieux aussi pour respecter l’intimité dans les chambres des patients. Jamal, qui attirait très vite la sympathie des patients, leur expliquait que c’était un film sur lui.

Les patients qui apparaissent beaucoup dans le film sont ceux qui participaient à l’atelier théâtre, des jeunes souvent très seuls, le tournage était comme une activité supplémentaire pour eux. Nous demandions l’autorisation de tourner aux patients, bien sûr. Jamal nous disait aussi quand il pensait qu’il ne fallait pas filmer tel ou tel, parce que leur état ne le permettait pas. Nous étions à un moment, après le confinement, où les gens avaient envie de parler. Les soignants notamment.

Est-ce que la pratique de la psychiatrie a une résonance particulière pour vous ?

Oui. Ce n’est pas un hasard si la personne qui m’a vraiment intéressé est un psychiatre. Personnellement, j’ai eu dès mon très jeune âge affaire avec la psychiatrie pour des problèmes de troubles mentaux. J’ai fait du chemin depuis. Mais j’ai gardé des questionnements sur ce qu’est la santé mentale, sur les raisons pour lesquelles on souffre de cette façon-là. Or, en parlant avec des patients, Jamal mettait des mots sur des choses qui pour moi étaient restées abstraites.

Au fur et à mesure que le film avance, Jamal est gagné par la désillusion…

La politique de santé publique vis-à-vis de la psychiatrie ressemble à une œuvre de destruction depuis une trentaine d’années.

Oui, à un moment, il dit : « Je suis comme un vieillard. » Il a mal au dos – on pourrait dire qu’il en a plein le dos. Au montage, nous avons suivi la chronologie du tournage, on le voit changer physiquement. Il manque de temps pour les patients. Il doit pouvoir passer une heure ou deux avec un patient si c’est nécessaire, voir la famille, comprendre ce qu’il se passe. Ce temps n’est pas programmable, rationalisable. S’il a vingt patients dans la journée, avec en outre des internes qu’il doit former, la tâche est surhumaine. Il pouvait arriver à 8 heures du matin et repartir à 2 heures du matin.

L’hôpital le happait complètement. Il faut dire que c’est un lieu très familier pour lui : ses parents étaient internes et, Syriens, ils avaient eu un logement dans l’hôpital où ils faisaient leurs études. Romain, l’aide-soignant que l’on voit souvent avec lui, était tout aussi investi. Mais Jamal, Romain et la plupart des gens que j’ai rencontrés là-bas étaient à bout de souffle.

Des soignants comme Jamal et Romain, voués au public, se sentent en échec. C’est un constat terrible pour le service public…

C’est d’autant plus paradoxal que Beaujon est un hôpital de très grande qualité, en pointe sur énormément de traitements. Mais la politique de santé publique vis-à-vis de la psychiatrie ressemble à une œuvre de destruction depuis une trentaine d’années. Et, au-delà de la psychiatrie et de l’hôpital, j’ai le sentiment que c’est la façon dont on conçoit le travail dans nos sociétés qui divague. Il faut travailler plus en étant moins nombreux, en se focalisant davantage sur la rentabilité que sur la qualité.

Ma plus grosse frayeur est qu’on devienne comme les États-Unis.

Ma seule lueur d’espoir, c’est de rencontrer des gens comme Jamal et Romain. Il y a des poches de résistance un peu partout. Sauf que le rapport de force est très en leur défaveur. Ma plus grosse frayeur est qu’on devienne comme les États-Unis. J’y ai vécu. J’ai été patient à l’hôpital psychiatrique là-bas. J’y suis allé pour des crises d’angoisse. Un médecin est venu me dire que je devais passer un scanner parce que je risquais de mourir. Ça coûtait 10 000 euros. C’était d’une violence absolue.

Jamal travaille-t-il encore à Beaujon ?

Non. Après être passé par un autre hôpital et s’être rendu compte que l’herbe n’est pas plus verte ailleurs, il a fait quelques missions dans des prisons pour une association. Il s’est accordé une année où il travaille moins pour réfléchir. Ce qui le rend triste, c’est qu’il aime ce qu’il faisait.

Le film a une forme particulière, avec sa musique qui ne passe pas inaperçue, des photos noir et blanc insérées…

En ce qui concerne la musique, le rythme de Jamal coïncide avec celui de la techno hardcore. Romain est un teufeur. Tous deux ne cessent d’écouter de la musique. J’ai essayé de me mettre dans leur tête. J’ai aussi demandé à ma mère de venir pendant que je tournais. Elle est photographe. Elle connaissait mieux encore Beaujon que moi. J’étais curieux d’avoir son œil à l’intérieur du film. Je sais qu’il y a des règles dans le documentaire que j’ai transgressées, comme Jamal, finalement, qui, à l’hôpital, faisait comme il lui semblait nécessaire de faire sans se préoccuper de la norme.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Cinéma
Temps de lecture : 8 minutes