« Quand on démolit des logements, la vie disparaît »

L’un habite à l’Alma-Gare, un quartier de Roubaix menacé de destruction. L’autre est architecte, prix Pritzker 2021 avec sa collègue Anne Lacaton, et milite pour interdire les démolitions. Florian Vertriest et Jean-Philippe Vassal ne parlent pas du même point de vue mais partagent un même horizon sur la question du logement.

Hugo Boursier  • 7 février 2024 abonné·es
« Quand on démolit des logements, la vie disparaît »
Jean-Philippe Vassal et Florian Vertriest à Montreuil, le 22 janvier.
© Maxime Sirvins

Chacun à votre manière, vous militez contre les démolitions de bâtiments. Pourquoi ?

Florian Vertriest : Chez nous, à l’Alma-Gare, à Roubaix, il y a plusieurs raisons. Déjà, parce que nos bâtiments ont une grande histoire : il y a une relation émotionnelle avec ce qui existe et il faut la préserver. Ensuite, parce que l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru) ne nous a pas consultés. Enfin, malgré les problèmes du quartier, nos bâtiments sont d’excellente qualité. On savait que, si on était délogés, on n’allait pas retrouver d’aussi bons logements ailleurs. On s’est donc réunis, on a contacté des techniciens et les architectes qui avaient construit le quartier il y a cinquante ans : on voulait être en mesure de répondre aux arguments techniques de la mairie. Aujourd’hui, quand le gouvernement demande que soient construits des écoquartiers, on voit qu’on répond à tous les critères : on a des logements traversants, avec des cœurs d’îlot verdoyants et des sous-sols qui permettent de ne pas avoir de voitures en surface.

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Jean-Philippe Vassal : Cela fait presque vingt ans qu’on ne comprend pas la politique de renouvellement urbain, qui part du principe qu’il faudrait toujours démolir. Que l’État investisse dans la rénovation, c’est très bien, mais arriver à un tel gaspillage économique, social et environnemental, c’est lamentable. L’Anru porte une vision qui consiste à rester très loin des habitants. En France, notre système de logement social a été largement fragilisé. Ce qu’on appelait l’habitation bon marché [ancêtre des HLM, NDLR], soit des logements de qualité et abordables, nous était envié par toute l’Europe. Et puis l’Anru a financé les démolitions et c’est le bailleur social qui a reconstruit l’offre, avec une qualité largement inférieure. Dans les années 2010, l’Anru a déboursé 30 milliards d’euros, dont la moitié ont servi à démolir 150 000 logements. Combien de reconstruits ? 130 000. On a perdu 20 000 logements alors qu’il en manque partout. À chaque fois qu’on démolit, on rejette cinq à huit fois plus de CO₂ que si on réhabilitait.

Qu’est-ce qui pousse à démolir ?

On démolit pour des raisons sécuritaires. Sous prétexte de créer de la mixité sociale, le projet consiste simplement à remplacer les gens qui sont là.

Florian Vertriest

Jean-Philippe Vassal : Il y a une quinzaine d’années, nous avions remis un rapport au ministère de la Culture dans lequel nous expliquions que la notion de patrimoine ne devait pas concerner seulement les beaux exemples architecturaux, comme l’Alma-Gare, la Butte-Rouge à Châtenay-Malabry, etc. Tout ce qui est existant peut être considéré comme du patrimoine. En dépit de conditions parfois difficiles, les habitants déploient une énergie avec laquelle il faut travailler. Quand on démolit, on évacue tout ça : on fait disparaître la vie des gens, celle de leurs voisins, etc. Alors que l’on peut ajouter des balcons, des jardins, améliorer délicatement la vie des habitants et du quartier. S’il y a une difficulté sociale, traitons-la efficacement. Mais raser sauvagement ne fait que transposer le problème ailleurs. Pour la démolition de la cité des 4 000 à La Courneuve, en 2004, on avait rencontré des jeunes de 16 ans qui avaient été contraints de changer quatre fois d’immeuble.

Florian Vertriest : Quand on a commencé à être capables de répondre avec des arguments techniques aux professionnels, tout le monde autour de la table a bien compris : on démolit pour des raisons sécuritaires. Sous prétexte de créer de la mixité sociale, le projet consiste simplement à remplacer les gens qui sont là. Pour nous, ce qui est vraiment violent, c’est quand on dit que les habitants du quartier se foutent de la politique, mais que, quand ils s’emparent de l’avenir de leur quartier, on leur répond : « Ah mais tu fais de la politique, tu es un militant. » Nous savons que notre projet va dans le bon sens. À Bruxelles, les autorités n’ont pas démoli : elles ont mieux isolé et ont installé des pompes à chaleur et des panneaux solaires.
Aujourd’hui, il manque 60 000 logements sociaux dans la métropole lilloise, mais rien n’y fait : on ne nous écoute pas. C’est ce que j’ai dit au maire : vous avez un projet à 133 millions d’euros qui repose sur de la spéculation. Pourquoi ? Il veut démolir pour créer des réserves foncières, en espérant que cela change l’image du quartier, que des investisseurs arrivent, que cela crée de la mixité sociale. C’est aberrant. À l’Alma-Gare, qui a tué la mixité sociale ? C’est la misère sociale. C’est une politique, pas les murs. Nous, nous avons des propositions. Mais les autorités ne connaissent rien à la vie des habitants.

ZOOM : Les défis majeurs du logement

La crise du logement est inédite dans son ampleur, mais le gouvernement continue de l’aggraver. Le discours de politique générale de Gabriel Attal a jeté un froid parmi les acteurs du logement social, qui voient dans son propos sur le logement intermédiaire une nouvelle attaque contre les populations les plus précaires. Manque de logements, habitations mal préparées face au dérèglement climatique, bureaux vides : les défis sont pourtant majeurs.

Jean-Philippe Vassal : Oui, c’est comme s’il s’agissait de trouver une somme d’argent pour s’empresser de la dépenser avec cette seule solution simpliste : il y a des problèmes sociaux, on ne sait pas les gérer, faisons table rase. Mais, du coup, on dépense trois fois plus d’argent et c’est plus douloureux pour tout le monde. Il faut retrouver de la proximité. À Bordeaux, il y a un quartier de huit tours modernes de vingt étages. Elles sont plutôt en bon état, mais il faut les entretenir. C’est juste à côté de la fac et plein d’étudiants demandent à se loger. Mais la mairie décide d’en démolir la moitié. Pourquoi ? Pour faire un « couloir vert » à l’exacte localisation de ces quatre tours ! C’est aberrant. Il y a cinq cents personnes qui sont touchées. Comme si on ne pouvait pas verdir autrement. Heureusement, les habitants sont mobilisés. Il faut soutenir ces luttes.

Il y a le regard problématique des politiques sur le bâti populaire. Mais les architectes ne doivent-ils pas eux aussi se remettre en question ?

Jean-Philippe Vassal : Quand la machine de l’Anru est lancée, l’architecte arrive en bout de chaîne. Il faudrait le faire intervenir beaucoup plus en amont. Nous, nous disons qu’il faut interdire les démolitions : qu’il n’y en ait plus du tout, nulle part. C’est la seule façon d’imposer la réhabilitation. Le premier projet que nous avons réalisé, c’était la tour Bois-Le-Prêtre, à Paris, qui a connu plein de problèmes. On s’aperçoit en effet que les immeubles transformés dans les années 1980, prétendument pour des motifs énergétiques, sont ceux qui ont le plus mal vieilli. Cette tour devait être démolie, mais une proposition alternative s’est exprimée. On a décidé d’ajouter des balcons et des jardins d’hiver, tout cela en site occupé. Résultat : on a dépensé deux fois moins d’argent que si on avait cassé.

Si on estime que l’Anru a démoli 150 000 logements, on aurait pu en avoir 450 000 en les réhabilitant. C’est une perte énorme.

Jean-Philippe Vassal

Florian Vertriest : Les architectes nous ont plutôt soutenus : ils étaient d’accord avec nous pour empêcher la démolition. C’est la mairie qui est à côté de la plaque. Elle vantait les futures petites maisons qui allaient être construites. Or on sait depuis des années qu’il faut en finir avec l’étalement urbain !

Jean-Philippe Vassal : Même d’un point de vue de l’isolation thermique, avoir des voisins tout autour de son logement permet d’être mieux isolé. Les bâtis pavillonnaires sont très souvent des passoires thermiques.

Quatre millions de personnes mal logées, deux millions en fragilité. Comment répond-on à cette crise ?

Jean-Philippe Vassal : L’argent mobilisé dans chaque démolition aurait pu permettre de réaliser trois transformations de qualité. Donc, si on estime que l’Anru a démoli 150 000 logements, on aurait pu en avoir 450 000 en les réhabilitant. C’est une perte énorme. Il faut arrêter ce mouvement : ne pas démolir mais ajouter. C’est ce qu’on a fait à Saint-Nazaire : on a étendu des logements et on en a greffé quarante supplémentaires juste à côté.

Chez nous, pour 480 démolitions, il n’y a que 80 reconstructions. Et les nouveaux bâtiments ne vont pas profiter aux habitants actuels.

Florian Vertriest

À Ivry-sur-Seine, les logements construits par Renée Gailhoust et possèdent tous des terrasses verdoyantes. Mais le bailleur ne voit que des problèmes d’infiltration. Il veut tout minéraliser ! Des habitants ont créé une association des jardins. Ils montrent aux autres comment les entretenir. Heureusement que des gens se battent. Dans l’architecture, la précision doit être synonyme de gentillesse, d’écoute et d’économie de moyens.

ZOOM : Le cabinet Lacaton et Vassal

1996

Le cabinet Lacaton et Vassal est nominé pour l’Équerre d’argent pour son université des arts et des sciences humaines à Grenoble.

2005

Cité manifeste à Mulhouse, labellisée architecture contemporaine remarquable en juillet 2015.

2009

Transformation de la tour Bois-le-Prêtre à Paris, Équerre d’argent en 2011.

2013

Transformation et création de la Frac Nord-Pas-de-Calais,

à Dunkerque.

2021

Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal sont lauréats du prix Pritzker (l’équivalent du prix Nobel).

Florian Vertriest : Chez nous, pour 480 démolitions, il n’y a que 80 reconstructions. Et les nouveaux bâtiments ne vont pas profiter aux habitants actuels. La crise du logement est aussi due à cette politique de remplacement des habitants des quartiers populaires. Il y a cinquante ans, à l’Alma-Gare, les architectes et les habitants ont voulu créer des logements confortables pour les ouvriers : aujourd’hui, des familles vivent dans des duplex de 250 mètres carrés, avec six chambres et deux salles de bains. Est-ce qu’ils vont retrouver une telle qualité une fois délogés ? Bien sûr que non ! Il y a dix ans, un bâtiment neuf a été construit pour de la réinsertion professionnelle. Il est vide. Inutilisé. Il va être démoli. Il a coûté 13 millions d’euros. C’est insensé.

« Nous devons prendre conscience que l’habitat, ce sont les gens qui y habitent. Ce n’est pas le béton, les menuiseries ou les vitres. Ce sont les gens. » (Photo : Maxime Sirvins)
« Nous devons prendre conscience que l’habitat, ce sont les gens qui y habitent. Ce n’est pas le béton, les menuiseries ou les vitres. Ce sont les gens. » (Photo : Maxime Sirvins)

À Roubaix, la mairie a fait le choix de réprimer les mouvements de résistance. Le gouvernement a placé le ministère de la Ville sous l’égide de l’Intérieur. Le sécuritaire s’est-il imposé au centre de la politique de l’habitat ?

Jean-Philippe Vassal : Oui. Pourtant, il faut retrouver de la générosité dans l’habitat. Quand on est bien chez soi, on se comporte mieux. Nous devons prendre conscience que l’habitat, ce sont les gens qui y habitent. Ce n’est pas le béton, les menuiseries ou les vitres. Ce sont les gens. Et il faut qu’ils aient de la liberté pour appréhender leurs espaces. On voit souvent des pelouses sinistres où un peuplier surplombe un banc sur lequel personne ne s’assoit. Si quelqu’un veut en faire un petit potager, pourquoi l’en empêcher ? L’habitat ne doit pas être un chapitre de l’histoire policière.

Est-ce un manque d’imagination politique ?

Florian Vertriest : Ce n’est pas un manque d’imagination, c’est une vraie idéologie. Oui, le sécuritaire a devancé la culture. Si l’Alma-Gare était dans le quartier le plus riche de Roubaix, jamais on n’aurait osé démolir. La vision sécuritaire des autorités conditionne le comportement des gens qui habitent ces quartiers. Comment avoir une bonne estime de soi quand on est sans cesse pointé du doigt ? Si on déplace le curseur sur l’éducation, l’art et la culture, les gens peuvent enfin croire en eux.

Raser les immeubles pour tout reconstruire, c’est un truc du baron Haussmann.

Jean-Philippe Vassal

Jean-Philippe Vassal : Et puis cette question sécuritaire n’est jamais abordée comme telle. Vous ne trouverez aucun plan de démolition qui explique que c’est pour résoudre un problème de délinquance. On va parler de l’amiante, de la coulée verte, etc. Mais s’il y a une problématique sociale, traitons-la ! Ce n’est pas le béton le responsable, mais la misère sociale. Il y a un vrai renversement à imaginer. Au Grand Parc à Bordeaux, on a fait des photographies de toutes les habitations. 530 petits musées. C’est magnifique ! Il faut regarder comment les gens vivent.

Roubaix, Châtenay-Malabry, Grenoble, Marseille… les luttes se multiplient. Assiste-t-on à un vaste mouvement de résistance ?

Jean-Philippe Vassal : Je crois beaucoup en ces luttes. Il y a quelque chose de très précieux à créer un réseau entre tous ces mouvements locaux. Ce mouvement en France, on le retrouve ailleurs en Europe, comme en Allemagne et à Bruxelles, auprès de la Commission européenne, avec l’initiative House Europe qui veut interdire les démolitions.

Florian Vertriest : Chez nous, l’architecture a contribué à créer cette solidarité. Que vont créer les grilles, les frontières, les logements bien séparés ? Du chacun chez soi. Ce n’est pas notre vision de la cité solidaire. Nous, nous opposons à ce mépris.

Jean-Philippe Vassal : C’est ce qui est terrible : détruire cette énergie. La ville se nourrit de l’histoire, des souvenirs, de l’aura des mouvements des habitants. Faire place nette, c’est nier le passé. Certes, il ne faut pas rester dans la nostalgie. On peut transformer, ajouter. Mais raser, c’est un truc du baron Haussmann. Une autre époque. La résistance des habitants est salutaire. Je suis sûr qu’elle trouvera un écho en architecture. Mais c’est trop lent. Ça me sidère. Je ne veux surtout pas que dans trente ans on puisse se dire : « Mais il aurait fallu construire autrement ! Maintenant, c’est trop tard. »

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Grands entretiens Société
Publié dans le dossier
Le logement social en danger
Temps de lecture : 12 minutes