À l’INRS, Europ Net balaie le droit du travail

La société de nettoyage est, depuis 2023, en charge du site principal de l’INRS, organisme de recherche sur la question de la santé et des risques au travail. Depuis, magouilles et entorses au code du travail s’enchaînent. Au détriment des salariés.

Pierre Jequier-Zalc  • 6 mai 2024 abonné·es
À l’INRS, Europ Net balaie le droit du travail
© JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN / AFP

« Europ Net présente bien ses dossiers pour gagner les marchés publics. Le problème, c’est ce qu’ils font une fois que le marché est remporté. » Quand il confie cela, Carlos* paraît fatigué. Cela fait plus d’une heure qu’il liste les entorses successives au code du travail réalisées par son entreprise, Europ Net, depuis que celle-ci a emporté le marché du nettoyage du site parisien de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS).

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Les prénoms et noms suivis d’une astérisque ont été modifiés.

Sans doute ne s’attendait-il pas à un tel parcours du combattant. Car les entreprises de propreté, Carlos les connaît bien, pour y travailler depuis 27 ans. À l’INRS, il ne compte même plus les différents sous-traitants qu’il a vu défiler. Mais Europ Net « est clairement le pire », assure-t-il. En moins d’un an et demi, sur une petite équipe de six salariés, la liste dressée est, en effet, bien longue : un licenciement d’une salariée en arrêt maladie qui contestait une mutation, une baisse d’effectifs, des contrats de travail qui posent question, des abattements de cotisations sociales contestables, des « oublis » de paiement jusqu’à, début 2024, une plainte pour harcèlement moral d’une salariée envers sa hiérarchie. Contacté et interrogé sur l’ensemble des éléments de cet article, Europ Net n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Cette personne-là, si elle existe, n’a jamais travaillé ici.

Carlos

Tout commence en janvier 2023. C’est à partir de là qu’Europ Net prend en charge le nettoyage du site parisien de l’INRS. Six personnes sont initialement prévues pour réaliser cette prestation. Mais selon Carlos, Europ Net veut essayer de passer à cinq, pour dégager davantage de marges. Ainsi, à la reprise du contrat, Mme A*, une salariée du site, en situation de handicap, est embauchée en CDD de remplacement d’une agente que personne ne connaît, pour une durée d’un mois. « Je suis le chef d’équipe, je connais mon équipe. Cette personne-là, si elle existe, n’a jamais travaillé ici », rapporte Carlos. Bis repetita le mois suivant, avec, comme motif du nouveau CDD, le remplacement d’une nouvelle personne inconnue à l’INRS.

À cela s’ajoutent plusieurs autres petites irrégularités. Le remboursement de la moitié des titres de transport n’est, par exemple, pas effectué les deux premiers mois. Il sera finalement effectué après une contestation des employés. Les salariés constatent aussi qu’un abattement forfaitaire de 6 % est effectué sur les paies. Pourtant, celui-ci, s’il n’est pas dû à la prise en charge de frais professionnels, a été jugé illicite par plusieurs décisions de justice. Surtout, les salariés n’ont, volontairement, pas paraphé la page de leur contrat de travail prévoyant un tel abattement.

« Faux contrats »

Cela fait donc moins de trois mois qu’Europ Net a repris le marché et les problèmes s’accumulent déjà. L’ensemble des six salariés prennent alors la plume pour écrire à leur direction avec, en copie, l’inspection du travail. « Depuis votre reprise du marché du nettoyage sur le site INRS Paris, nous rencontrons plusieurs problèmes administratifs », écrivent les travailleurs de la propreté, listant une à une les problématiques. Parmi elles, le cas de Mme A. Les six salariés accusent Europ Net d’avoir fait des « faux contrats » et ajoutent : « Vous êtes parfaitement informés que Mme A occupe le poste d’un salarié qui est parti à la retraite le 1er février 2022. » Nous sommes seulement le 20 mars.

À partir de ce courrier, les choses s’enveniment rapidement. Saisi, le syndicat CNT-SO écrit à Europ Net pour leur indiquer que Mme A est, du fait des contrats frauduleux, en CDI de fait. « Vous ne pouvez donc ni la muter, ni l’arrêter sans respecter les procédures », écrit le syndicat dans un courrier daté de mi-mars. Europ Net accepte alors de lui faire signer un CDI, mais celle-ci refuse de le signer car il ne prend pas en compte son ancienneté réelle.

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À peine quelques jours plus tard, elle reçoit un courrier avec accusé de réception l’informant de sa mutation simple sur un autre site d’Europ Net. « Votre refus d’accepter cette proposition, laquelle ne modifie pas votre contrat de travail, est constitutif d’une faute pouvant entraîner votre licenciement », peut-on lire dans le courrier daté du 25 avril. Problème : la salariée n’a toujours pas signé son contrat de travail et donc la clause de mobilité inhérente. Elle refuse donc cette mutation qui lui ajoute, quotidiennement, plus d’une heure et demie de transports. « Je vous invite à retrouver la raison et à renoncer à cette mutation », écrit la CNT-SO qui prévient la direction de l’INRS, un organisme justement très sensible à ces questions.

Mais Europ Net revient à la charge en lui proposant des lieux moins loin de chez elle. Lui rajoutant, tout de même, 30 minutes de transports par jour. Surtout, la salariée vit très mal la situation. « Elle était totalement terrifiée », se rappelle Carlos. « La salariée était en larmes à mon bureau, comme pétrifiée », corrobore Étienne Deschamps, syndicaliste CNT-SO.

La salariée était en larmes à mon bureau, comme pétrifiée.

É. Deschamps

Le 15 mai 2023, Stéphane Pimbert, directeur général de l’INRS, écrit une lettre recommandée au président d’Europ Net. Il y rappelle l’attachement de son institution aux salariés extérieurs intervenant dans son établissement et faisant part de sa « préoccupation quant aux conditions de travail des personnels [d’Europ Net] ». « Nous souhaitons très clairement et fermement que les difficultés soient résolues, prenant en compte l’intérêt de tous les salariés », conclut-il.

Malgré ce courrier, la mutation n’est pas annulée. « Ils se sont assis sur la demande », constate, amèrement, Antoine Bondéelle, délégué syndical CFDT à l’INRS. La salariée, elle, ne se rend pas sur son nouveau lieu de travail et est placée en arrêt maladie. Ni une, ni deux, Europ Net la licencie pour « cause réelle et sérieuse ». Étrangère avec un titre de séjour arrivant bientôt à expiration, reconnue en situation de handicap, et ne parlant que peu le français, la salariée préfère ne pas contester. Au grand dam d’Étienne Deschamps : « Je pense qu’on aurait gagné, mais une procédure aux prud’hommes, c’était plus que ce qu’elle pouvait supporter ».

Une gestion « par le risque prud’homal »

Pour lui, ce qui est arrivé à Mme A est caractéristique du traitement des travailleurs et des travailleuses du nettoyage. « Avec beaucoup de travailleurs.ses étranger.e.s, qui connaissent mal leurs droits et y ont peu accès, les entreprises de la propreté gèrent leur personnel par le risque. Le risque d’une procédure prud’homale », accuse-t-il.

Quelques mois plus tard, en effet, bis repetita. Une nouvelle salariée, également étrangère, arrivée sur le site de l’INRS en juillet 2023, subit la même chose. Des petits CDD à répétition, avec, selon la CNT-SO qui s’est penchée sur ses bulletins de paie, tout un tas de petites « irrégularités ». Absence de remboursement des frais de transport, non-prise en compte du 15 août comme jour férié, ou encore l’application du même abattement forfaitaire cité précédemment.

À partir de la mi-octobre 2023, la salariée se retrouve même sans contrat. Malgré ses demandes répétées, rien ne lui est fourni. Face à ces refus, et alors qu’elle continue de travailler sur le site, elle demande, mi-décembre, l’aide de la CNT-SO. « Vous conviendrez que votre salariée est présumée être en CDI », écrit le syndicat, désormais habitué des correspondances avec Europ Net. Il demande ainsi à l’entreprise de « remettre un contrat de travail à durée indéterminée, à effet immédiat ».

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Une nouvelle fois, la demande ne reçoit pas forcément l’effet escompté. C’est en tout cas ce que l’on peut constater dans un nouveau courrier de la CNT-SO, envoyé dix jours plus tard à la direction d’Europ Net. Dedans, on y apprend que la supérieure hiérarchique de la salariée essaie, par tous les moyens, de lui faire signer un contrat antidaté. Et conditionne sa rémunération à sa signature sur celui-ci. « Ce ne sont pas des façons de faire ! », s’indigne le syndicat.

« C’était du harcèlement, notre supérieure la poursuivait même en dehors de ses horaires de travail », assure Carlos, qui affirme avoir été témoin de plusieurs situations. « Les agissements de [sa supérieure] perturbent fortement la vie privée de votre salariée qui subit du harcèlement moral tous les jours », conclut le syndicat, qui menace alors de saisir le conseil des prud’hommes.

Signature forcée

La tension atteint son paroxysme un mois plus tard. La salariée affirme que, le 24 janvier 2024, un nouveau supérieur qu’elle ne connaissait pas l’aurait enfermée dans une pièce à son insu, alors qu’elle était en train de la nettoyer. Il l’aurait alors forcée physiquement, en saisissant son bras, à signer les contrats antidatés. Le lendemain, la salariée, sur les conseils de Carlos et de la CNT-SO, porte plainte pour harcèlement moral par des « propos ou des comportements répétés ayant pour objet ou effet une dégradation des conditions de travail pouvant attenter aux droits, à la dignité, à la santé ou à l’avenir professionnel ».

À la suite de cette plainte, les membres de la commission santé sécurité et conditions de travail (CSSCT) d’Europ Net se sont rendus sur le site de l’INRS début février. Selon Carlos, cela a permis de « faire rentrer dans l’ordre plusieurs choses ». Parmi elles, notamment, l’embauche d’une sixième personne sur le site, demande pourtant prévue dans le contrat initial passé avec l’INRS.

On ne fabrique pas du risque psychosocial dans un institut qui essaie de les limiter.

A. Bondéelle

Au sein de l’organisme, cette histoire crée d’ailleurs le malaise. À l’INRS, plusieurs interlocuteurs assurent n’avoir jamais vu un « aussi mauvais prestataire ». « Là, ce sont des bandits », glisse un membre du CSE qui accuse Europ Net d’essayer de « gratter » de l’argent sur le dos des salariés. « Un classique chez les entreprises de la propreté. Chaque magouille représente une petite somme, mais multiplié par le nombre de salariés qu’ils ont, ça chiffre gros à la fin », commente Étienne Deschamps.

« Ce n’est pas possible de tolérer ça chez nous »

Antoine Bondéelle, délégué syndical à l’INRS, explique avoir rapidement prévenu sa hiérarchie des problématiques des agents du nettoyage. « Ce n’est pas possible de tolérer ça chez nous, on ne fabrique pas du risque psychosocial dans un institut qui essaie de les limiter », grince-t-il. La direction générale de l’organisme a d’ailleurs pris le sujet au sérieux. En un an, elle est déjà intervenue trois fois auprès d’Europ Net pour lui demander de régler les problématiques liées aux conditions de travail de ses salariés. « On n’a pas du tout détourné le regard, ce n’est pas dans notre ADN », assure, à Politis, Stéphane Pimbert, directeur général de l’INRS. 

Il affirme également qu’à chaque problème soulevé par l’INRS, Europ Net l’a, rapidement, résolu. Toutefois, il note le caractère « exceptionnel » de ces interventions répétées. « C’est la première fois, à ma connaissance, que l’on intervient de la sorte auprès de notre prestataire en charge du nettoyage », souligne-t-il, alors que le marché arrive à échéance en septembre 2024. Le directeur général conclut : « On ne pourrait pas les écarter d’une procédure d’appel d’offres, mais, forcément, on garde en tête l’expérience qu’on a vécue ».

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