Moussa Sylla, une mort qui embarrasse l’Assemblée nationale

L’agent d’entretien est mort au travail, au cinquième sous-sol de l’Assemblée nationale, en juillet 2022. Si son décès avait suscité un émoi politique, le Palais Bourbon ne semble pas avoir très envie, depuis, de questionner les responsabilités de ce drame. Enquête.

Pierre Jequier-Zalc  • 3 mars 2023
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Moussa Sylla, une mort qui embarrasse l’Assemblée nationale
Yaël Braun-Pivet , lors des débats sur la réforme des retraites, le 17 février 2023. Elle a promis de l'aide à la famille de Moussa Sylla.
© Ludovic MARIN / AFP.

« Monsieur le ministre, vous êtes un imposteur et un assassin. » En plein débat sur la réforme des retraites, le député La France insoumise Aurélien Saintoul invective Olivier Dussopt, ministre du Travail. En cause, un échange sur les accidents de travail mortels et une phrase du ministre qui assure – au mépris des chiffres – que leur nombre est « redoutablement stable ».

Quelques mois plus tôt, en juillet 2022, il n’y avait pas eu de débat dans l’hémicycle pour rendre hommage à Moussa Sylla, mort au cinquième sous-sol de l’Assemblée nationale. Une minute de silence avait été observée par l’ensemble des députés. Mais plus de sept mois après ce drame, l’Assemblée nationale ne semble pourtant pas très encline à s’interroger sur les causes de cet accident de travail.

Moussa Sylla Assemblée nationale
Moussa Sylla. (Photo : DR.)

« Je ne l’ai même jamais vu sur un vélo »

Retour sur le samedi 9 juillet 2022. Moussa Sylla, agent de service de nettoyage pour l’entreprise Europ Net, sous-traitant de l’Assemblée nationale, commence sa journée à 7 heures. Il est censé la terminer à midi. Il est 11 h 15 quand ce Mauritanien de 51 ans emprunte la rampe conduisant du 4e au 5e sous-sol du parking du Palais Bourbon pour aller ranger sa machine – une autolaveuse autoportée.

Sans explication officielle à ce stade, il en perd soudainement le contrôle. La machine prend alors de la vitesse et vient percuter un petit trottoir de protection. La force du choc éjecte le travailleur. Sa tête percute alors violemment le mur. Plongé dans le coma, il décède trois jours plus tard à l’hôpital du Kremlin Bicêtre.

« J’ai accouru à l’Assemblée. Là, un vigile m’a dit que c’était un accident. À ce moment, j’ai compris que c’était grave. »

« Je m’en rappelle comme si c’était hier », raconte son frère, Ladji Sylla. « C’était le jour de l’Aïd, on devait se retrouver pour le fêter ensemble. Un cousin m’a appelé me disant que Moussa était malade. Ça m’a étonné, il n’était jamais malade. J’ai accouru à l’Assemblée. Là, un vigile m’a dit que c’était un accident. À ce moment, j’ai compris que c’était grave. »

Depuis ce jour, des questions reviennent inlassablement dans l’esprit de Ladji Sylla : comment cet accident s’est-il produit ? Qui en sont les responsables ? Des questions restées – à ce jour – sans réponse. Les proches du dossier s’interrogent notamment sur la formation dont aurait bénéficié Moussa Sylla pour conduire cet engin.

« Il ne conduisait jamais… Je ne l’ai même jamais vu sur un vélo », confie son frère. « Ses collègues ont beaucoup d’interrogations sur l’existence de cette formation, abonde Danielle Cheuton, du collectif nettoyage Paris de la CGT, parce que cette machine n’est pas une petite machine. La preuve, c’est qu’il en est mort. »

Des fautes potentielles relevées par l’inspection du travail

Sur ses dernières fiches de paie pour Europ Net que Politis a pu consulter, Moussa Sylla, en CDI depuis février, a le statut d’un « agent de service AS 1 A ». Selon la convention collective du secteur du nettoyage, ce niveau de qualification – le plus bas – permet « d’effectuer des travaux d’entretien courant consistant en un enchaînement de tâches simples et répétitives, d’exécution facile, reproductibles après simple démonstration ».

Au niveau du matériel électrique, la convention précise que celui-ci doit être « d’utilisation simple ». « L’autolaveuse autoportée rentre-t-elle vraiment dans cette case ? », s’interroge la CGT-SPAN des fonctionnaires de l’Assemblée .

Selon nos informations, l’inspection du travail, qui a réalisé une enquête sur ce drame, a soulevé des manquements dans l’obligation de sécurité qui incombe aux employeurs vis-à-vis de leurs salariés. Preuve en est, un procès-verbal, qui répertorie la ou les infractions présumées au code du travail, a été déposé au parquet de Paris en début d’année.

Le caractère des infractions, en revanche, n’a pas fuité. La procédure est donc désormais dans les mains du parquet qui doit décider de poursuivre, ou non, sur la base des fautes pointées par l’enquête de l’inspection du travail.

À l’Assemblée nationale, circulez, il n’y a rien à voir

Si, du côté du pénal, la procédure suit son cours, il est difficile d’opérer le même constat du côté de l’Assemblée nationale. Car une fois l’émoi politique passé, l’institution semble avoir aussitôt oublié qu’un travailleur était mort au cinquième sous-sol du Palais Bourbon.

 On a demandé une commission d’enquête propre, on n’a pas senti une administration très partante.

À nos nombreuses demandes officielles, la même réponse nous est apportée : « Le périmètre de compétence du CHSCT [comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail] de l’Assemblée nationale est celui des personnels de l’Assemblée, et non des personnels des sociétés prestataires de l’Assemblée. » Autrement dit, circulez, il n’y a rien à voir.

Une réponse classique dans les dossiers d’accident du travail lorsque l’employé décédé est salarié par une entreprise sous-traitante. Les donneurs d’ordre n’hésitent pas à se défausser allègrement sur leur prestataire.

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Pourtant, une enquête interne aurait pu être menée. Elle a même été demandée par la CGT-SPAN de l’Assemblée lors du CHSCT extraordinaire qui s’est tenu à la suite de l’accident de travail. « On a demandé une commission d’enquête propre, on n’a pas senti une administration très partante. » La réponse apportée est la même : c’est au CSSCT (commission santé, sécurité et conditions de travail) d’Europ Net de mener cette enquête.

Simulacre d’enquête

Pour le coup, celui-ci a bien effectué une enquête. Politis en a obtenu une copie. Et cela ressemble bien plus à un simulacre d’investigations, pour la forme. Quatre pauvres auditions de collègues de Moussa Sylla tentent de répondre à des questions imprécises et vagues.

« Selon vous, était-il suffisamment formé et apte à manipuler ce type de machine ? » Réponse d’une de ses collègues : « Je ne savais même pas qu’il utilisait une machine » (sic). Les autres répondent « oui », « je ne sais pas », ou « oui, je l’ai déjà vu sur la machine ». Rien de bien précis donc.

Surtout, ce sont les conclusions de cette « enquête » qui laissent pantois. « Il en ressort de ces auditions que Monsieur Sylla Moussa savait utiliser la machine. Il en prenait soin. […] Un de ses collègues a attiré notre attention sur le fait qu’il connaissait depuis plusieurs années Monsieur Sylla Moussa. Il ajoute que ce matin-là, Moussa Sylla a décidé de boire un café alors qu’il n’en buvait jamais. Il tenait à nous le dire (sic). »

Pis, rien dans l’audition écrite de ce collègue ne permet de conclure que c’est ce café qui aurait pu conduire Moussa Sylla à conduire trop rapidement sa machine. « On s’est vu avant l’accident pour boire un café. Après, il est parti dans sa zone de travail », peut-on simplement lire dans cette enquête du CSSCT d’Europ Net. Contactée, l’entreprise de nettoyage n’a pas répondu à nos questions.

Un plan de prévention changé en catimini

Malgré tout, la CGT-SPAN des fonctionnaires de l’Assemblée et le collectif nettoyage de Paris n’ont pas baissé les bras pour obtenir des réponses sur les causes de ce drame. « On s’est demandé comment on pouvait mettre notre nez dans cette histoire sans mener notre propre enquête », explique la CGT de l’Assemblée.

Ainsi, le syndicat demande, sur les conseils du collectif nettoyage, le plan de prévention passé entre l’Assemblée nationale et Europ Net. Un document obligatoire qui régit et explique, justement, les règles de sécurité.  Dans un premier temps, cette demande est refusée.

« On a été obligé d’apporter des arguments juridiques très précis, pour les mettre au pied du mur », glisse une source à l’Assemblée. « Ça a été une bataille de malade pour obtenir ce plan de prévention », note Manon Amirshahi, co-secrétaire générale de la CGT des collaborateurs parlementaires.

Finalement, acculée, l’administration de l’Assemblée nationale se retrouve obligée de fournir le plan de prévention. Et là, surprise, la CGT s’aperçoit que le plan de prévention qui devait initialement courir jusqu’en 2024 a été modifié en catimini à la suite de l’accident. Contactée par Politis, la questure a refusé de nous communiquer ces plans de préventions ainsi que les comptes-rendus des CHSCT de l’Assemblée nationale.

Un manque de transparence criant

Ce manque de transparence, nous ne sommes pas les seul à nous y être heurtés. François Ruffin et Rachel Keke, deux députés de La France insoumise, ont, dans un courrier, demandé « à recevoir les conclusions de l’enquête suite à l’accident du travail survenu le 9 juillet dernier, ayant entraîné la mort d’un agent, M. Moussa Sylla ».

Il y a une culture du secret très développée à l’Assemblée nationale.

La CGT des collaborateurs parlementaires a également demandé à la questure de les recevoir sur cette question. Deux demandes restées sans réponse à ce jour. « On voit qu’il y a une culture du secret très développée à l’Assemblée nationale », regrette Danielle Cheuton.

« Ces non-réponses ne sont pas un oubli. Je pense qu’il y a une volonté délibérée d’évacuer la question », abonde une collaboratrice parlementaire qui a suivi de près le dossier. Du fait de nos investigations, Danielle Obono, député La France Insoumise, a mis à l’ordre du jour la question de cet accident de travail au prochain bureau de l’Assemblée nationale qui se tiendra le 15 mars.

Moussa Sylla
Ladji Sylla, à gauche, derrière Eric Coquerel, député LFI, lorsqu’il a été reçu à l’Assemblée nationale. (Photo : DR.)

Cette attitude interroge particulièrement Ladji Sylla. « C’est au sein même de l’Assemblée nationale que mon frère est mort. Ils devraient suivre l’avancement du dossier. Pourquoi il y a ce silence-là ? » Dans les jours qui ont suivi l’accident mortel de son frère, Ladji a été reçu au sein du Palais Bourbon par des députés LFI et, surtout, par la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet. « Elle m’a dit quelle était très choquée par la nouvelle et quelle m’apportait son soutien. Elle a également précisé que l’Assemblée m’aiderait s’il y avait des besoins », affirme Ladji Sylla.

Une famille qui se sent abandonnée

Or, des besoins, il y en a. Moussa Sylla est arrivé en France en 2003, laissant derrière lui une femme et deux enfants en Mauritanie. « C’était mon grand-frère, c’était le monsieur de la famille. Tout ce qu’il gagnait, il l’envoyait au pays », confie Ladji, ému. Un temps partiel à Europ Net lui rapportait 900 euros par mois, un autre à Sodexo, toujours pour du nettoyage, lui faisait rentrer 600 euros mensuel.

« Il ne se plaignait jamais, pourtant il en faisait trop. En plus de ces deux boulots, il faisait aussi des petits extras, au noir, sur des marchés, dans des restaurants. Depuis qu’il est parti, la famille est vraiment dans le besoin. Mais le soutien promis n’est jamais arrivé. » Contacté, l’entourage de la présidente de l’Assemblée nationale n’a pas donné suite à notre demande.

Avant de repartir travailler, Ladji raconte, pudiquement, ce qu’était son frère. Un blagueur, qui aimait s’amuser, fan de football et surtout de Zinédine Zidane, son idole. « Il aurait pu se battre si quelqu’un le critiquait », rit-il.

Un fan d’une icône française qui, pour subvenir aux besoins de sa famille, est mort en faisant son travail qui, à sa mesure, consistait à permettre à la démocratie française de tourner. « C’est grâce à eux qu’on peut faire décemment notre travail », souffle Manon Amirshahi. Aux grands hommes, l’Assemblée nationale pas reconnaissante.

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Travail
Publié dans le dossier
Morts au travail, impunité patronale
Temps de lecture : 11 minutes
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