« Megalopolis », de Francis Ford Coppola (Compétition) ; « Les Damnés », de Roberto Minervini (Un Certain regard)

En deux films, le futur fantasmé et le sombre passé des États-Unis.

Christophe Kantcheff  • 17 mai 2024
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« Megalopolis », de Francis Ford Coppola (Compétition) ; « Les Damnés », de Roberto Minervini (Un Certain regard)
Megalopolis se différencie d’une autre fresque civilisationnelle ambitieuse, "The Tree of life", de Terrence Malik, en se plaçant clairement sur le terrain politique.
© Le Pacte

Megalopolis

Megalopolis / Francis Ford Coppola / 2 h 18.

Parce qu’il n’avait pas figuré dans la compétition cannoise depuis sa Palme d’or pour Apocalypse Now (1979), parce qu’il n’avait pas tourné depuis Twixt sorti en 2011, parce qu’il travaillait sur Megalopolis depuis quarante ans, Francis Ford Coppola se présentait à Cannes avec le film « le plus attendu » du Festival, comme on l’a rabâché un peu partout. Et tel qu’il se profilait – fable prophétique à très grand budget (fruit d’un endettement personnel du cinéaste) – on sentait d’emblée, chez certains, du scepticisme.

Megalopolis est pourtant une œuvre littéralement extraordinaire. Même si celui qui reste l’un des plus brillants représentants du Nouvel Hollywood n’a jamais succombé à l’académisme, on aurait pu craindre qu’à 85 ans il s’assagisse, ou ait la main lourde.

Les trouvailles formelles y sont incessantes, virevoltantes, étourdissantes.

Le risque était d’autant plus grand qu’il a situé son intrigue dans une cité nommée New Rome, osant une analogie entre un avenir des États-Unis et l’Empire romain au bord de la déliquescence. Cesar Catilina (Adam Driver) est le nom du héros de Megalopolis, architecte surdoué ayant mis au point une matière révolutionnaire, le megalon, à partir de quoi il a bâti une utopie. Il s’oppose au maire de la ville, Franklyn Cicero (Giancarlo Esposito), orateur habile et corrompu, mais a reçu l’appui du patriarche Hamilton Crassus III (Jon Voight), le plus puissant banquier de la cité.

Or, le péplum futuriste de Coppola se situe résolument du côté de Méliès. Les trouvailles formelles y sont incessantes, virevoltantes, étourdissantes. Ici imposantes, là d’une fantaisie insolente. Nombre d’entre elles reposent sur la technologie numérique, mais pas toutes. Dont l’une des plus spectaculaires s’est produite dans la salle même où nous, spectatrices et spectateurs, nous trouvions (il s’agissait d’une séance de presse) : alors que le personnage d’Adam Driver s’apprête à donner une interview, un homme, dans le noir de la salle, s’est glissé devant l’écran avec un micro, et a posé une question, à laquelle Cesar Catilina répond, avant de s’évanouir dans l’obscurité. Coppola n’a pas renoncé à jouer avec l’essence même du cinéma… Ce bref épisode est aussi symptomatique de l’humour qui travaille en profondeur la forme baroque de Megalopolis.

Cet échafaudage extravagant n’a rien d’un spectacle gratuit : il s’accorde avec le délire utopiste de Cesar Catilina. Brillant, ayant découvert son pouvoir d’arrêter le temps, celui-ci développe un discours pseudo-philosophique grandiloquent dessinant un futur de félicité pour l’espèce humaine. Il a face à lui le maire, beau parleur mais inactif et délétère, et un nouveau type de personnage : son cousin Clodio Pulcher (Shia Labeouf), qui s’investit leader populiste afin d’acquérir du pouvoir (il n’est pas interdit d’y voir une allusion à Donald Trump).

Megalopolis se différencie d’une autre fresque civilisationnelle ambitieuse, The Tree of Life, de Terrence Malick, aux accents ésotériques et new age, en se plaçant clairement sur le terrain politique. Presque intégralement pessimiste, la fable emprunte aussi à la farce – ce qui là encore contribue à dégonfler ce qui aurait pu passer pour un mastodonte d’esprit de sérieux – notamment à travers le personnage très réussi de Wow Platinum (excellente Aubrey Plaza), une journaliste dévorée par l’ambition.

Pourtant, le film instille une dose d’humanisme, au-delà de son message final explicite. Même si la psychologie y a une part congrue, cet humanisme s’exprime à travers les conflits sentimentaux auxquels sont confrontés Cesar, hanté par le souvenir de sa femme morte mais épris de la fille du maire, Julia Cicero (Nathalie Emmanuel), qui elle-même par son amour « trahit » son père. Histoire de rappeler qu’il n’y a pas d’histoire de l’humanité sans destinées désespérément mais résolument humaines.


Les Damnés

Les Damnés / Roberto Minervini / 1 h 28.

Hiver 1862, en pleine guerre de Sécession. Une compagnie de l’armée de l’Union a été envoyée en reconnaissance dans des régions inexplorées. La caméra est comme « embedded » (embarquée), sans cesse au plus près des soldats. C’est d’abord la banalité de leur quotidien qui est montrée : les longs moments d’attente, les jeux de cartes ou de base-ball, comment on apprend à faire le guet, l’inspection des toutes nouvelles armes qui sortent de l’usine…

Les Damnés est un très beau film, qui n’est pas sans résonner avec La Dernière piste (2010) de Kelly Reichardt. (Photo : Okta Film.)

Cette ambiance initiale rappelle un peu celle du Désert des Tartares, mais rien ici n’est métaphysique. Le premier plan du film montre d’ailleurs des loups dépeçant le cadavre d’un cerf. On ne peut être plus charnel. Et soudain l’ennemi frappe ! Ses tirs nourris s’abattent sur la compagnie qui réplique comme elle peut. Des soldats s’abritent derrière des souches d’arbres, certains sont blessés, d’autres meurent. Loterie morbide. Les Damnés, de Robert Minervini, présenté dans la sélection Un Certain regard, ne comportera aucun lyrisme de guerre.

La beauté n’en est pourtant pas exclue. Quand un vieux soldat se lave dans les eaux d’une rivière, renouant ainsi avec des gestes archaïques (et, de manière infinitésimale, avec une mythologie du western). Ou dans la relation que les hommes entretiennent avec les chevaux, emplie de douceur. Les sons de la nature sont aussi très présents, et le craquement des bottes dans la neige.

Les Damnés Minervini

Mais les longs métrages précédents de Roberto Minervini – exclusivement des documentaires (cf., notamment, What You Gonna Do When The World’s On Fire– attestent que la vie des hommes l’intéresse plus que tout, surtout lorsqu’elle est liée à la face cachée des États-Unis. Il a situé sa première fiction dans une période historique déterminante pour ce pays, mais certainement pas pour en tisser une légende.

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Face au risque mortel, les soldats en viennent à des paroles plus intimes. Sur la justification de leur enrôlement dans l’armée par exemple. Certains expliquent qu’ils cherchaient du travail. De plus jeunes sont là par esprit de famille (leur père est un gradé), l’un d’eux déclare qu’il veut devenir un héros. Un mot qui n’a pas sa place ici.

Lors de ces discussions, toutes les illusions tombent : le Bien (anti-esclavagiste), Dieu, etc. L’un des plus beaux échanges a lieu entre un soldat ayant déjà vécu et un adolescent. Comme si on assistait à un transfert d’expérience, où le premier explique comment on se sent homme (« Tu es en colère, puis tu te réconcilies avec toi-même et avec les autres. Mais une fois apaisé, il ne faut pas oublier cette colère première ») à un garçon de 16 ans qui sera peut-être tué dans l’heure qui vient.

Les Damnés est un très beau film, qui n’est pas sans résonner avec La Dernière piste (2010) de Kelly Reichardt. Les deux œuvres portent en effet la même morale nécessaire : rester vivant.

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Cinéma
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