« C’est pas moi » : prendre ses distances

Leos Carax se livre à une introspection à la fantaisie noire et inventive.

Christophe Kantcheff  • 12 juin 2024 abonné·es
« C’est pas moi » : prendre ses distances
Le film ressemble à un journal intime et extime, à une introspection cursive, innervée par la filmographie du cinéaste.
© Jean-Baptiste Lhomeau

C’est pas moi / Leos Carax / 41 minutes.

« Où en êtes-vous, Leos Carax ? » Pour une exposition au Centre Pompidou qui ne s’est finalement pas tenue, cette question avait été posée au cinéaste. Le film d’à peine trois quarts d’heure qui sort aujourd’hui, après avoir été projeté à Cannes, en constitue une réponse. Son titre, C’est pas moi, est à prendre au pied de la lettre. « Je est un autre » ? Mais il est possible de considérer aussi ce titre comme une antiphrase : C’est pas moi ressemble en effet à un journal intime et extime, à une introspection cursive, innervée par la filmographie du cinéaste.

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Leos Carax expose des mots ou des citations plein pot, décale images et sons et joue avec le montage. Ce qui rappelle celui qui a souvent été présenté comme sa figure tutélaire : Jean-Luc Godard. On entend la voix de celui-ci. Un coup de fil où s’amorce le rendez-vous d’une prochaine rencontre. Elle aura eu lieu, quelque part. Un dialogue qui perdure via ce film. Cependant, les préoccupations et les obsessions qui s’y manifestent sont bien celles de Carax, prenant la forme d’une radiographie existentielle foisonnante et chaotique.

« La beauté a besoin d’un grain »

La question des images y a bien sûr une place de choix. Leur flux incessant qui nous rend aveugles (« Clignez des yeux ! », recommande le cinéaste). Ou leur lissage : Marylin Monroe avait un grain de beauté sur le visage que certains auraient voulu voir disparaître. Mais « la beauté a besoin d’un grain ». Leos Carax puise dans quelques motifs de ses films précédents, les distord, les rendant encore plus inquiétants : ainsi la réapparition littérale de M. Merde (issu du film à sketchs Tokyo !), ou la course fameuse de Denis Lavant dans Mauvais Sang que rythmait « Modern Love », de David Bowie, ici remplacé par « Lazarus », tiré de l’ultime album du chanteur, sorti deux jours avant sa mort.

Une fantaisie noire et inventive produisant une poésie de l’écart vis-à-vis de soi-même et du monde.

Une humeur sombre, parfois cauchemardesque, s’installe. «On devrait toujours appeler le lendemain matin ceux dont on a rêvé qu’ils mouraient. » L’état du monde qui hante le cinéaste n’est pas plus rose. Une galerie de « salauds » défile – ainsi sont nommés ces dirigeants politiques au générique de fin : Khamenei, Poutine, Netanyahou… Un drapeau tricolore apparaît avec, sur la partie blanche, la tache noire d’une araignée : l’extrême droite tisse sa toile. Mais soudain un âne chante et un coq braie.

Le cinéma ne pardonne certainement pas tout, contrairement à ce qu’affirme le film, mais il permet de détourner le cours des choses. Leos Carax témoigne dans C’est pas moi d’une fantaisie noire et inventive produisant une poésie de l’écart vis-à-vis de soi-même et du monde. Ce qui permet de continuer à respirer.

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Cinéma
Temps de lecture : 3 minutes