Des essais pour l’été

Politis vous propose une sélection estivale de sept essais, à lire ou écouter.

Politis  • 25 juillet 2024 abonné·es
Des essais pour l’été
Une boîte à livres, à Santiago (Chili).
© L'Odyssée belle / Unsplash

Gardiennes de la nature, David Happe, Le Pommier, 192 pages, 22 euros.

David Happe a eu plusieurs vies, toujours liées aux arbres et à la biodiversité : technicien forestier, ingénieur écologue, travaillant à l’Office national des forêts puis au ministère de l’Écologie. Dans ces métiers, souvent masculins, il a croisé des femmes, passionnées, qu’il a souhaité mettre en lumière. On rencontre Élodie Veyrat, paysanne herboriste entre Genève et Annecy, qui arpente les prairies à la recherche de reines-des-prés ou d’achillées. Mais aussi Armelle Poumailloux, ancienne paysagiste du quartier de la Défense en région parisienne devenue pépiniériste bretonne cultivant des végétaux pour ressusciter le bocage. Sept portraits, sept récits simples, sobres, qui dépeignent concrètement les actions quotidiennes de ces défenseuses du vivant.


Le Marché des idées. Les sciences humaines et leurs lecteurs, Louis Pinto, Éditions du Croquant, 312 pages, 20 euros.

Qui sont les lecteurs de sciences humaines et sociales ? Que lisent-ils et comment ? Éminent sociologue formé par Pierre Bourdieu, spécialiste de la vie intellectuelle hexagonale, auteur d’une analyse remarquée de la réception des écrits de Nietzsche en France, Louis Pinto a entrepris un « travail de décentrement » sur la production et la lecture de ce que l’on appelle les essais. Ce qui « implique un regard réflexif, qui n’est pas la chose du monde la mieux partagée » – même chez les meilleurs sociologues. Remarquable étude reposant sur des questionnaires et des entretiens approfondis, ce travail examine « les différences entre lecteurs savants et lecteurs profanes, leurs choix et leurs critères de jugement ». Mais il met surtout en lumière le « fonctionnement d’un marché des idées » soumis au « poids croissant » d’autres univers, l’édition, la presse ou la politique.


Le Contrat racial, Charles W. Mills, traduit, de l’anglais (États-Unis) par Aly Ndiaye alias Webster, Mémoire d’encrier, 224 pages, 20 euros.

Il aura fallu attendre plus de vingt-cinq ans pour que l’ouvrage du philosophe Charles W. Mills, paru en 1997 aux États-Unis et référence majeure de l’antiracisme, soit traduit en français. L’auteur jamaïco-états-unien s’inscrit dans la lignée des intellectuels noirs qui « ont espéré que leurs écrits puissent contribuer à créer une société meilleure ». Au lieu d’un contrat social abstrait et théorique, métaphore développée par des philosophes pour expliquer les origines de l’État, Charles W. Mills propose d’examiner les ressorts d’un « contrat racial » bien réel. Il nomme la « suprématie blanche », absente des théories classiques du contrat social, et la qualifie comme le système politique « le plus important de l’histoire mondiale récente ».

Si le contrat racial n’est plus explicitement défendu et inscrit dans la loi comme à l’époque du colonialisme et de l’esclavage, il n’a pas disparu pour autant, devenu un contrat de facto. Loin d’être une « anomalie », ou une « déviation mystérieuse de l’humanisme européen du siècle des Lumières », le racisme est, selon Charles W. Mills, central dans la société et les relations de pouvoir. Au cœur du contrat racial, le fait de considérer les non-Blancs comme des sous-personnes. L’une des idées majeures du livre est que, pour « maintenir un système politique blanc », le contrat racial produit une « ignorance blanche », c’est-à-dire « une entente afin de mal interpréter le monde ».

Ce qui conduit à « un résultat ironique où les Blancs seront en général incapables de comprendre le monde qu’ils ont eux-mêmes créé ». Contrairement aux personnes qui subissent le racisme et en comprennent les rouages. En mettant au jour le contrat racial, l’auteur entend faire connaître « ce qui a mal tourné dans le passé, ce qui tourne mal aujourd’hui et ce qui risque de continuer à mal tourner dans le futur si nous n’y prenons pas garde ». Mais pour atteindre la justice, déjà faut-il reconnaître l’existence centrale du racisme et lutter contre l’ignorance. Sinon, prévient-il, « le contrat racial ne sera que réécrit, au lieu d’être complètement déchiré ». À lire absolument.


La Mytho des fachos : des mascus et de la viande, À écouter sur Binge audio, Programme B.

Des entrecôtes de Fabien Roussel au barbecue de Sandrine Rousseau en passant par l’aversion de Nicolas Sarkozy pour les menus halal, la viande aussi est politique. Et pour cause : le sujet est à l’intersection de l’écologie et des traditions, mais aussi du féminisme. L’extrême droite a saisi la dimension émotionnelle qui se cache derrière notre rapport à la viande et l’utilise désormais pour recruter de nouveaux adeptes. Un public perméable aux discours climatosceptiques, homophobes, racistes et sexistes, qui voit dans la viande le symbole absolu de la lutte contre le wokisme. Dans le podcast « Des mascus et de la viande », Zoé Neboit et Pauline Ferrari, collaboratrices de Politis, décortiquent ce discours devenu viral sur les réseaux sociaux via des influenceurs masculinistes.


L’océan est-il le maître du climat ?, Paul Tréguer, préface de Jean Jouzel, Éditions Apogée, « Espace des sciences », 72 pages, 12 euros.

L’océanographe Paul Tréguer propose un ouvrage rigoureux, avec force graphiques et schémas didactiques, qui nous explique combien, depuis la moitié du XIXe siècle, « le système terre-océan est progressivement et profondément perturbé », en raison évidemment de l’usage massif d’énergies fossiles et des activités humaines qui engendrent des émissions de CO2. Contrairement à ce que prétendent les climatosceptiques, ce petit volume montre, fort de données scientifiques et d’une préface de l’ancien dirigeant du Giec Jean Jouzel, que l’océan reste le « maître du climat » planétaire, peinant néanmoins à absorber les températures croissantes. Et indique les pistes possibles – désormais explorées – pour une bifurcation urgentissime.


Trahir et venger. Paradoxes des récits de transfuges de classe, Laélia Véron avec Karine Abiven, La Découverte, « Cahiers libres », 232 pages, 19,50 euros.

Changer de classe, devenir transfuge, est bien moins évident qu’il n’y paraît. Étonnées par la multiplication de ce type de récits en France – jusqu’à se demander si ce n’est pas une « spécificité » hexagonale –, les deux autrices de cet essai particulièrement brillant se sont employées, avec les outils de l’analyse du discours, à observer la figure au centre de ces nombreux ouvrages. Une figure qui « ambitionne » à la fois de « trahir les siens, en changeant de classe » mais surtout de les « venger en leur rendant une parole publique dont ils et elles ont été privé·es ». Non sans questionner le fait que ces récits puissent aussi être récupérés dans un storytelling médiatique et politique libéral, ou celui d’une progression sociale individualiste.


Le Bruit de l’eau, Laurent Bonneau et Alain Bujak, Futuropolis, 144 pages, 21 euros

En octobre 2020, la tempête Alex dévastait la vallée de la Roya, dans les Alpes-Maritimes. En une nuit, 560 millions de tonnes d’eau seraient tombées, faisant dix morts, huit disparus, des dizaines de bâtiments et de ponts effondrés. Alain Bujak, photographe, et Laurent Bonneau, dessinateur, y reviennent pour en tirer une bande dessinée reportage qui mêle données factuelles sur le climat, sur la résilience des écosystèmes des rivières, et récits intimes des témoins et victimes de la tempête. On les suit dans leurs rencontres avec un berger, un pêcheur, un moniteur de canyoning… Le style graphique hybride fait cohabiter des photos avec des planches qui marient dessins, pastel, gouache, encre. Une BD mouvante, comme la nature, comme les flots de la Roya, la véritable héroïne de ce récit.

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