« Le Cours secret du monde », un spectre qui nous hante

Hugues Jallon met en vis-à-vis alchimie d’hier et pensée magique d’aujourd’hui.

Christophe Kantcheff  • 30 avril 2025 abonné·es
« Le Cours secret du monde », un spectre qui nous hante
Hugues Jallon se livre à une radiographie clinique de la culture du secret du monde des affaires et des riches, des recettes charlatanesques pour se transformer soi-même ou faire fortune en partant de rien...
© Francesca Mantovan / Gallimard

Le Cours secret du monde / Hugues Jallon / Verticales, 199 pages, 20 euros

Le nouveau livre d’Hugues Jallon, son septième, est construit en miroir. Il se scinde en son milieu par ces phrases : « On s’achemine, après la Seconde Guerre mondiale, vers la fin de la convertibilité du dollar en or, finalement décidée par Nixon en 1971. Une nouvelle ère s’ouvre pour l’économie mondiale. Les monnaies se mettent à flotter. Les taux de change fluctuent en permanence. C’est le marché qui décide désormais seul de leurs valeurs. L’or, c’est fini. L’alchimie aussi. »

L’alchimie ? La première partie du Cours secret du monde est peuplé de ces personnages à la biographie souvent chargée de mystère, à l’aura indiscutable et professant des théories ésotériques afin de révéler ce qui relie ­l’humain à des au-delà insoupçonnés. Avec Georges Gurdjieff, Saint-Yves d’Alveydre, Helena Blavatsky, Jacques Bergier, Alexandre Bartchenko ou le comte de Saint-Germain, on est, entre le XVIIIe et le XXe siècle, comme dans un roman d’aventures. On mêle science et tradition, rationalité et mysticisme, observation et occultisme. Ces personnages ont la folie douce, inquiétante parfois, des chercheurs de l’absolu, des rêveurs invétérés, en quête de vérité et du salut de l’humanité.

Ce document a été créé et certifié chez IGS-CP, Charente (16)

Jallon raconte l’histoire de Jean Coutrot, esprit en fusion, rationaliste à l’extrême et mystique aléatoire, qui se suicide en 1941. Or, au lendemain de sa mort, des journaux collaborationnistes lancent une rumeur qui restera tenace bien après-guerre, plaçant Jean Coutrot à la tête d’un complot considérable dans la perspective d’une prise de pouvoir générale. L’auteur n’oublie pas non plus le parcours exalté de Carl Jung, rival de Freud, qui finira par écrire sur les soucoupes volantes.

Jusque-là, le ton du roman est factuel – la mention « roman » ne figure pas sur la couverture, mais il nous plaît que ce genre, dont la tendance est à l’uniformisation, puisse se déployer dans des formes aussi singulières que celles concoctées par Hugues Jallon. Seuls quelques commentaires témoignent du point de vue du narrateur. Par exemple : « Les sociétés secrètes créent leurs propres polices secrètes pour se protéger des polices secrètes qui, elles-mêmes, fabriquent de fausses sociétés secrètes. C’est sans fin. »

Radiographie clinique

On sait cependant que notre époque se voulant rationnelle, vouée à la technique et aux algorithmes, ne considère pas d’un bon œil ces invocateurs de mondes parallèles, tenus la plupart du temps pour des imposteurs. Or la seconde partie du Cours secret du monde procède d’une intraitable ironie en montrant que, du point de vue de la « pensée magique », notre présent ne vaut guère mieux. Il est même bien pire.

La « main invisible du marché », due à Adam Smith, en est un célébrissime exemple. Mais Jallon ne s’en tient pas à quelques indices. Dans le droit fil de ses œuvres précédentes, et notamment l’avant-dernière, Le Capital, c’est ta vie, qui liait l’effondrement psychique d’un individu à la violence du capitalisme, il se livre à une radiographie clinique de la culture du secret du monde des affaires et des riches, des recettes charlatanesques pour se transformer soi-même ou faire fortune en partant de rien ; et, plus grave encore, de la désappropriation de nous-mêmes, perdus que nous sommes, avec notre consentement passif, dans un monde crypté, numérisé et organisé pour « performer ».

Le livre inonde d’une lumière crue les mauvais fantômes qui nous étouffent.

À travers un dialogue inventé et récurrent, le roman est à ce titre un florilège critique des mots creux d’aujourd’hui qui participent aux multiples tours de passe-passe déjà révélés par quelques auteurs, comme Adorno ou Debord, nous rappelle Jallon.

Et comme Marx, bien sûr. Lui qui, avec Engels, ouvrait Le Manifeste par ces mots : « Un spectre hante l’Europe – le spectre du communisme ». Peut-être, aujourd’hui, s’agit-il d’un autre, qui n’a rien à voir avec une quelconque théorie complotiste. « À la fin, il s’agirait de savoir quel est ce spectre qui nous hante » : Le Cours secret du monde, qui s’ouvre sur cette phrase, inonde en tout cas d’une lumière crue les mauvais fantômes qui nous étouffent.

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Littérature
Temps de lecture : 4 minutes