Quand la Justice indispose le FN-RN

Christiane Taubira, ex ministre de la Justice, revient sur la condamnation de Marine Le Pen et des cadres du RN, et sur les risques que leurs attaques méthodiques contre l’institution judiciaire font peser sur notre démocratie et notre État de droit.

Christiane Taubira  • 8 avril 2025
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Quand la Justice indispose le FN-RN
Christiane Taubira, en mars 2022.
© Geoffroy VAN DER HASSELT / AFP

Quel émoi !
Si raison ne renonce, les voies de riposte sont simples et multiples.
Il y a celle qui ouvre, béante, sur les turpitudes réitérées de ce Front national qui s’affranchit, au su de tous et depuis bien longtemps, des règles juridiques qui encombrent la démocratie électorale. Combien d’observations émises, au terme des scrutins, par les institutions de Droit à propos des comptes de campagne de ce parti moralisateur ?
Il y a la voie des archives, qui ouvre large sur les déclarations tonitruantes, au temps des leçons de vertu, de ces dirigeant.es qui ne tarissaient d’autorité et de sévérité, ni par les mots ni dans le ton, visage presque révulsé, contre « les élus condamnés, qui devraient être déclarés inéligibles à vie ».

Les turpitudes réitérées de ce parti qui n’a jamais pu se discipliner à la démocratie.

Il reste la voie de l’analyse politique, clairvoyante, qui montre la cohérence entre ces ruades contre l’institution judiciaire – ciblant parfois des magistrat.es ad hominem – et les turpitudes réitérées de ce parti qui n’a jamais pu se discipliner à la démocratie, usant des règles selon ses seuls intérêts ; qui n’a jamais voulu se défaire de ses obsessions ethnico-religieuses, contraires à la norme républicaine d’un peuple-nation-civique, dont la Constitution assure « l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d’origine, de race ou de religion ».
Ce barouf est tactique. Les faits étant têtus et les évidences tenaces, toutes ces éructations ne sauraient les annuler.

Car il y a le sujet : la Justice.

La question est simple : la Justice a-t-elle le droit de condamner un.e élu.e selon les termes de la loi ? Étrange question, non ? C’est pourtant celle qui découle de cet émoi. Y aurait-il rivalité ou préséance entre le « verdict » électoral et le verdict judiciaire ? Et comment se pourrait-il, puisqu’ils ne traitent pas du même objet ?!
Le choix des urnes porte sur des candidats volontaires et ne saurait se confondre avec le jugement d’infractions, en l’occurrence, établies.
Car, dans cet émoi, les faits ne sont pas en cause. Les concernés ne semblent pas les contester, ou pas en mesure de le faire juridiquement. Il n’y a pas déni de corruption. Il y a offuscation contre l’application de ce qu’a prévu la loi.

Les maisons d’arrêt regorgent d’exécution provisoire ou préventive.

Autrement dit, une surprise offensée face à une peine prévisible, simple application du DROIT établi par le Parlement. L’émoi, la commotion ulcérée proviennent du prononcé d’une peine accessoire d’inéligibilité avec exécution provisoire. Peine accessoire en droit. Éminente en éthique du droit.
Rappelons qu’il ne s’agit pas de l’interdiction d’un parti. Il s’agit de sanctions prononcées contre des dirigeant.es parfaitement identifié.es de ce parti.

Et la classe politique

Le trouble – troublant ! – d’autres responsables politiques, porte pareillement, non sur la gravité des faits, qu’ils éludent, mais sur cette inéligibilité, qui leur paraît redoutable. Pis encore, sur son exécution provisoire. C’est pourtant le lot de la majorité des jugements. Les maisons d’arrêt regorgent d’exécution provisoire ou préventive, les mêmes responsables politiques réclamant à longueur de discours intempestifs l’exécution des peines, et dénonçant la clémence, voire le laxisme des magistrat.es. Mais alors, disons clairement si nous voulons une société égalitariste, démocratique, régie par des règles explicites ; ou une société de castes où, plus on est responsable et plus on est irresponsable ?
La démocratie offre davantage que les élections : c’est la sûreté dans une société fondée sur des règles votées par des représentants élus. L’État de droit a plus d’exigence encore. Il nous garantit que l’État, via ses institutions, dont la Justice, respecte le Droit, y compris lorsqu’il s’agit de sanctionner les puissants.

Être élu.e ?

Hors populisme punitif, c’est au quotidien qu’il convient de prendre la mesure de ce que signifie la responsabilité d’être élu.e, de porter la belle et lourde charge de « représenter », lourde parce qu’elle induit presque inévitablement de sacrifier sa vie de famille, de s’exposer au voyeurisme, aux attaques, aux empêchements… Mais qu’il est beau et bon d’être élu.e. De devoir et de pouvoir.
Pour les autres.

Juges ou Justice ?

Bien sûr, les magistrat.es peuvent se tromper. Ils et elles jugent leurs égaux. C’est la grandeur, la rigueur et la beauté de la mission. Elles et ils ont prêté serment.
Les procédures, énoncées dans nos codes, ainsi que les voies de nullité et de recours, sont des mécanismes qui visent à contenir les risques d’erreur. Comme la collégialité. Si cette vieille affaire est jugée à deux ans de la prochaine élection présidentielle, ce n’est pas parce que la Justice est déraisonnablement lente, ni qu’un conspirateur manipulerait un calendrier perfide, mais PARCE que les prévenu.es, désormais condamné.es en première instance, ont usé de ces recours et procédures jusqu’à plus soif.

Le peuple est juge des compétitions électorales. Il n’est pas magistrat. Il appelle les élus à la probité.

Le peuple est souverain. Il est juge des compétitions électorales. Il n’est pas magistrat. Il appelle les élus à la probité et à la responsabilité qui puissent rendre son quotidien vivable, en toute justice, y compris sociale. Son verdict s’impose depuis les urnes. Il ne s’exerce pas sur les infractions à la loi. Ce qui ne lui interdit nullement de s’en faire une opinion.
Et bien sûr que le peuple peut se tromper. Il lui arrive de choisir des dirigeants dont il croit que le mépris et la haine ne visent que les autres. Sauf que le racisme, avec ses avatars de préjugés et d’exclusion, est une hydre. Combien de Latino-américains, d’Afro-américains, d’Euro-américains persuadés qu’ils seraient débarrassés du voisin dissemblable, forcément suspect et parasite, constatent qu’ils sont pris eux-mêmes dans la trappe de violence sociale des licenciements et démissions forcées ; que la casse des quelques services publics et dispositifs de solidarité leur tombe dessus, sans nuance, comme un épervier de pêche sur un banc de poissons ; que leurs cotisations retraites dans les fonds de pension sont malmenées dans la tourmente boursière de la guerre douanière que leur président élu déclare au monde ?

Oui, le peuple peut se tromper.

Tzvetan Todorov prévenait que « l’hubris de nos démocraties qui les amène à se prendre pour l’incarnation du Bien, peut conduire à ce que, par leurs perversions et détournements d’elles-mêmes, elles disparaissent, sans nécessairement changer de nom. »
Le peuple peut se tromper, surtout lorsque la vie politique est atone, que les discours s’affranchissent des idées sur la cohésion, le progrès, la justice ; que la parole politique arrose la rage des galères quotidiennes ; que celles et ceux qui parlent au peuple ne font plus confiance à sa conscience de sa propre histoire, à son courage, sa générosité, son intelligence combative.

La bataille pour le Droit est foncièrement une bataille politique. Car la longue histoire des sociétés humaines, sur tous les continents, nous enseigne qu’il n’y a qu’une alternative au Droit : c’est l’arbitraire et la force. Des gens du peuple peuvent aimer et y céder. Le peuple lui-même n’y gagne jamais.
Cet épisode d’attaque méthodique contre l’institution n’est pas anodin. Prenons garde ! À quoi pourraient conduire nos atermoiements ou notre insouciance ? À nous pétrifier, comme ces récifs d’Ananda Devi :

Immobiles, vêtus de barbelés
Les récifs attendent le naufrage

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