Cannes 2025 : au bout des épreuves, la palme pour Jafar Panahi

Le jury du Festival de Cannes a établi un palmarès impeccable au terme d’un cru 2025 de très bonne tenue.

Christophe Kantcheff  • 27 mai 2025 abonné·es
Cannes 2025 : au bout des épreuves, la palme pour Jafar Panahi
Jafar Panahi a reçu la palme d’or pour Un simple accident, qui allie magnifiquement esthétique et propos engagé.
© Antonin THUILLIER / AFP

« Nous devons tous œuvrer à la libération de notre pays. Personne n’a à nous imposer quel vêtement porter, quelle parole tenir et ce que nous avons à faire. » Telles ont été les paroles de Jafar Panahi sur la scène du Grand Théâtre Lumière quand il a reçu sa palme d’or, le 24 mai. Le cinéaste iranien dira ensuite que ses premières pensées sont allées aux détenus des prisons qu’il a côtoyés quand il était lui-même derrière les barreaux en 2023. Un simple accident est en effet inspiré des témoignages de tortures psychiques et de sévices physiques entendus alors.

Sur le même sujet : Cannes 2025 : une palme d’or forte en symbole

Le protagoniste de son film se retrouve par hasard en présence de celui qui fut son tortionnaire. Ne l’ayant jamais vu, il le reconnaît au grincement qu’émet à chaque pas l’homme doté d’une prothèse à la place d’une de ses jambes. Un doute pourtant le taraude, qui va le pousser à s’adresser à d’autres victimes pour être certain qu’il s’agit bien de son bourreau. Mais comment demander des comptes ? Se venger ? Employer les mêmes méthodes que celles des barbares ?

Espérons que la palme contribue à protéger Jafar Panahi.

Le film pose ces questions essentielles, qui seront un jour d’actualité quand les mollahs tomberont – ce dont Jafar Panahi est convaincu. En attendant, lui qui se dit incapable de choisir le chemin de l’exil est de retour chez lui, auteur d’un brûlot contre le régime et détenteur de la palme d’or. Espérons qu’elle contribue à le protéger.

Un simple accident Jafar Panahi
Le film de Jafar Panahi suggère ce qui fait humanité : le doute.

Ce choix de la présidente du jury, Juliette Binoche, et de ses jurés n’a pas surpris. L’actrice, qui avait rendu hommage à Jafar Panahi, alors incarcéré à Téhéran, lorsqu’elle avait reçu le prix d’interprétation féminine en 2010 pour son rôle dans Copie conforme, d’Abbas Kiarostami, n’a jamais caché l’admiration qu’elle voue – à juste titre – à son courage. Mais on aurait tort de croire que le jury ne s’est prononcé que sur des critères politiques ou moraux. D’abord parce qu’Un simple accident allie magnifiquement esthétique et propos engagé. Ensuite, il n’est qu’à examiner le reste du palmarès : tous les grands films de la compétition y figurent, avec une pertinence dans la qualification des prix qui atteste une inclination cinéphile indiscutable.

Sur le même sujet : « Un simple accident », de Jafar Panahi (Compétition)

Par exemple, les deux prix – interprétation masculine pour Wagner Moura et mise en scène – accordés à L’Agent secret, du Brésilien Kleber Mendonça Filho, consacrent une œuvre d’exception (notre palme de cœur). Wagner Moura y est impeccable. Tandis que la fluidité de la mise en scène n’était a priori pas acquise alors que le film avance selon deux temporalités (les années 1970, quand le Brésil était sous la botte d’une junte militaire, et de nos jours, dont on sait qu’ils ont été assombris par la présidence illibérale de Bolsonaro) ; et qu’il suit des rythmes différents, entre le thriller politico-mafieux et la réflexion sur la mémoire.

L'Agent secret Kleber Mendonça Filho
Wagner Moura dans L’Agent secret, de Kleber Mendonça Filho. (Photo : Victor Juca.)

Le grand prix est allé à l’une des œuvres les plus accomplies de la compétition, Valeur sentimentale, du Norvégien Joachim Trier. Deux filles, dont l’une est comédienne (interprétée par Renate Reinsve, prix d’interprétation à Cannes en 2021 pour Julie (en 12 chapitres), du même Trier), face à un père cinéaste renommé mais vieillissant, qui, après des années de silence, a un nouveau projet. Trier montre beaucoup de maîtrise pour raconter cette histoire au parfum bergmanien mais où le traitement du conflit familial lié à l’art cinématographique reste personnel et résolument à rebours des clichés.

Sur le même sujet : Frères Dardenne : « Il fallait beaucoup de douceur dans les mouvements de caméra »

Le prix du scénario à Jeunes Mères, de Jean-Pierre et Luc Dardenne, prend en compte ce qui marque un renouvellement dans leur travail, à savoir le film choral, qui exige de peaufiner la caractérisation de chaque personnage et de disposer savamment les différents récits et les ellipses, avant d’orchestrer le jeu de leurs cinq jeunes actrices. Toutes choses en quoi les deux frères cinéastes ont ici excellé.

L’excellente surprise Melliti

Seule ombre au tableau : le prix du jury décerné à l’Allemande Mascha Schilinski, pour Sound of Falling, dont la fascination pour la malédiction touchant des générations d’une même famille rappelle le cinéma de Michael Haneke. Mais en plus anecdotique malgré l’ambition affichée. Toutefois, bonne idée, ce prix a un deuxième récipiendaire (ex aequo, donc) : Sirat, de l’Espagnol Óliver Laxe. Une traversée en camion de paysages désertiques dans le sud du Maroc, avec à bord des marginaux passionnés de musique techno. Auxquels s’ajoute un Sergi López dont le personnage est à la recherche de sa fille.

À Cannes, le film a eu ses aficionados et ses contempteurs. Le jury s’est situé parmi les premiers. C’est heureux, car il honore une œuvre surprenante, sans doute déroutante, remarquable plastiquement, qui raconte comment l’histoire rattrape violemment ceux qui pensent s’en être abstraits. Ce qui a aussi donné l’occasion au très chic Óliver Laxe de narrer sur scène une anecdote, en guise de métaphore du Festival de Cannes, avec un chauffeur de taxi palestinien à Jérusalem lui citant le Coran avec ce propos : « On vous a choisis de tribus différentes pour que vous fassiez connaissance. »

Nadia Melliti n’était pas fréquemment citée comme probable gagnante du prix d’interprétation féminine avant la cérémonie de clotûre. C’est donc une excellente surprise. La jeune femme, footballeuse, étudiante dans une filière sportive, totalement étrangère jusqu’ici au milieu du cinéma, se baladait dans les rues quand elle a été remarquée par une directrice de casting. Puis Hafsia Herzi l’a immédiatement engagée pour interpréter le rôle de Fatima, ­l’héroïne de son troisième long métrage, La Petite Dernière, adapté du roman éponyme de Fatima Daas, qui met en scène une lesbienne musulmane. Le conte de fées ne s’arrête donc pas là, avec ce prix d’interprétation mérité : Nadia Melliti a autant de talent qu’elle a eu de tenue pour recevoir sa récompense.

La Petite Dernière Herzi
Nadia Melliti a autant de talent qu’elle a eu de tenue pour recevoir sa récompense. (Photo : June films.)

Enfin, Juliette Binoche et ses acolytes du jury ont poussé les murs du palmarès type pour y inscrire un prix supplémentaire, qu’ils ont qualifié de « spécial ». Ils voulaient faire de la place à Résurrection, du Chinois Bi Gan, mais ne souhaitaient vraisemblablement pas que ce soit aux dépens d’un autre de leurs heureux élus. Va pour un prix supplémentaire, puisqu’il permet de distinguer l’œuvre la plus formellement extraordinaire vue à Cannes !

En un spectacle visuel époustouflant, Résurrection revisite l’histoire du cinéma, du muet au parlant, glorifiant sa part fantasmagorique pour l’opposer aux forces mortifères. Au-delà du jeu des devinettes (pouvant s’avérer vite stérile), les nombreuses références structurent la narration d’un film qui est avant tout une aventure plastique, qui stimule les émotions du spectateur, entre émerveillement, inquiétude et sidération.

Un cru de très bonne tenue

Un beau palmarès, donc, issu d’un cru 2025 de très bonne tenue. Aucun des films de la compétition, même ceux que nous n’avons pas aimés, ne semblait y occuper une place usurpée – ce qui est loin d’être le cas chaque année. Du point de vue thématique, beaucoup offrent une vision de notre monde dont la tonalité sombre ne peut surprendre. La tendance générale est à la présence du fascisme ou du totalitarisme et au recul des libertés. Plusieurs films en ont fait leur sujet ou leur environnement historique, tels Un simple accident, L’Agent secret, Dossier 137, Les Aigles de la République, Eddington, Deux procureurs… Et même ceux dont l’action se situe dans le passé nous parlent d’aujourd’hui.

Sepideh Farsi a cherché à donner de l’écho à la situation à Gaza en profitant de l’impact médiatique de Cannes.

Il fallait pourtant fureter au-delà de la sélection officielle pour être en présence d’œuvres envisageant la tragédie en cours à Gaza. Pourtant présentée par la section parallèle la plus modeste, celle de l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion (Acid), Put Your Soul on Your Arm and Walk, de Sepideh Farsi, s’est retrouvée au centre des regards du festival : Fatma Hassouna, jeune photographe gazaouie avec laquelle la cinéaste s’est entretenue pendant des mois – discussions constituant la matière de son film inoubliable –, a été tuée entre-temps sous les bombardements israéliens.

Sur le même sujet : « Put Your Soul on Your Arm and Walk », de Sepideh Farsi (Acid)

Impression vertigineuse : le courage et l’aura de la jeune femme qui se déploient sur l’écran sont aux antipodes de la mort subie à 25 ans, à la veille de son mariage, sort partagé avec la presque totalité de sa famille. Outre qu’elle a porté avec force son film ayant pris une dimension autre avec la mort de celle qui était devenue son amie, Sepideh Farsi a cherché à donner de l’écho à la situation à Gaza en profitant de l’impact médiatique de Cannes.

Ainsi, autour d’elle, une conférence de presse s’est tenue le 23 mai, rassemblant des représentant·es d’organisations non gouvernementales (Amnesty, MSF, RSF…). Les faits et les témoignages rapportés à cette occasion ont contribué à rendre irréfutable la qualification de génocide à propos des massacres opérés par le gouvernement israélien.

Black-out

Des termes qu’on n’avait aucune chance d’entendre du côté du Palais et de ses illustres marches. On a eu l’occasion de souligner le refus de la direction du festival de désigner les responsables de la mort de Fatma Hassouna dans le communiqué qu’elle lui a consacré, Juliette Binoche reproduisant la même omission lors de la cérémonie d’ouverture. Il ne fait plus de doute maintenant que le black-out sur cette question devait être total. Ainsi, le film du cinéaste israélien Nadav Lapid (prix du jury à Cannes en 2021 pour Le Genou d’Ahed), qui figurait dans un premier temps parmi les candidats à la palme, s’est vu finalement exclu de la compétition.

Sur le même sujet : « Oui », de Nadav Lapid (Quinzaine des cinéastes) ; Mon palmarès idéal

Il en avait pourtant l’envergure. Mais Nadav Lapid, non réputé pour sa modération artistique, exprime avec Oui tout ce que son pays lui inspire de colère, de dégoût débouchant sur un point de non-retour. Oui fait tout trembler sur son passage, remue ciel et terre, donne à voir un être inconséquent, musicien plus ou moins au chômage et amuseur de soirées privées, acceptant l’inacceptable : il sera le compositeur d’un nouvel hymne national, en réponse au 7-Octobre, appelant à la vengeance et à la destruction de Gaza.

Oui Nadav Lapid
Dans Oui, Nadav Lapid a opté pour une forme fracassante, chaotique, afin de mettre en scène les turpitudes d’Israël et des Israéliens. (Photo : DR.)

Lapid a opté pour une forme fracassante, chaotique, afin de mettre en scène les turpitudes d’Israël et des Israéliens. Il ne néglige nullement la responsabilité de ses habitants (c’est pourquoi il a fini par s’en extraire : le cinéaste vit désormais en France). Ce film-maëlstrom monte sur les cimes de la rage et descend dans la boue du trivial comme s’il fonçait sur des montagnes russes. C’est une œuvre extravagante et monstrueuse qui, si elle avait reçu la palme, aurait eu l’effet d’une déflagration bien plus intense que le moment de flottement dû à la panne générale d’électricité qui a touché Cannes pendant quelques heures.

En ayant inscrit Oui dans la programmation de la Quinzaine des cinéastes, l’honneur était de son côté.

Mais la présidente du festival, Iris Knobloch, et son délégué général, Thierry Frémaux, en ont voulu autrement. Se défaire des œuvres n’est pourtant pas leur propension habituelle. Au contraire, en multipliant les filières (compétition, Un certain regard, hors compétition, Cannes première, séances de minuit, séances spéciales…), la sélection officielle s’empare d’un maximum de films. « La concurrence entre les sélections est exacerbée », a déclaré Julien Rejl lors de la cérémonie de clôture de la Quinzaine des cinéastes, dont il est le responsable. Il en a appelé à davantage de bienveillance, avant d’ajouter : « Il y a de la place pour tout le monde. » Quoi qu’il en soit, en ayant inscrit Oui dans la programmation de la Quinzaine des cinéastes, l’honneur était de son côté.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Cinéma
Temps de lecture : 12 minutes