Nadav Lapid : « Tout ce qui est filmable est captivant »

Dans Le Genou d’ahed, Nadav Lapid met en scène un cinéaste en révolte contre son pays, Israël. Il explique ici les liens intimes et politiques qui l’ont amené à réaliser ce film époustouflant.

Christophe Kantcheff  • 15 septembre 2021 abonné·es
Nadav Lapid : « Tout ce qui est filmable est captivant »
Avshalom Pollack (ci-dessous avec Nur Fibak) joue Y., un cinéaste en crise dans un pays impossible à vivre.
© Pyramide Films

À Cannes, où le film a remporté le prix du jury, ex aequo avec Memoria, d’Apichatpong Weerasethakul, Le Genou d’Ahed nous a emporté dans son mouvement rageur (lire Politis no 1662, du 15 juillet). Confirmation lors d’une seconde vision : le quatrième long métrage de Nadav Lapid est d’une puissance fascinante parce qu’il s’apparente à une machine de guerre cinématographique contre la politique et la société israéliennes. Ce qui apparaît sans doute davantage une fois la déflagration encaissée, c’est que ce jusqu’au-boutisme esthétique laisse aussi place, presque clandestinement, à la possibilité d’une respiration, d’une humanisation de son personnage principal, un cinéaste en révolte vitale contre son pays, qui ne porte qu’une lettre pour patronyme, Y. (remarquablement interprété par Avshalom Pollak), et dont la mère, la seule à le relier à une certaine douceur, est en train de mourir d’un cancer.

Le Genou d’Ahed, Nadav Lapid, 1 h 49.
C’est que Le Genou d’Ahed ne tombe pas dans le piège qu’il dénonce : il n’est pas autoritaire – il laisse une place à son spectateur pour éprouver, penser par lui-même. Il n’est pas davantage univoque. Au contraire, Nadav Lapid y a tracé des contrepoints qui ne retirent rien à la charge de son propos mais permettent de l’élargir, de le rendre plus universel.

Comme le protagoniste de son précédent film, Synonymes (2019, Ours d’or à Berlin), Nadav Lapid, qui parle très bien français, est désormais installé à Paris. C’est là que nous avons rencontré ce cinéaste à l’œuvre singulière et passionnante.

Vous avez réalisé ce film très rapidement, dans un sentiment d’urgence. Pourquoi ?

Nadav Lapid : Pour deux raisons inséparables. L’une a été la mort de ma mère. Qui était aussi la monteuse de mes films. J’ai ressenti la nécessité de faire ce film quand sa mort était encore récente. Je savais que, sans elle, une couleur, une mélodie, serait définitivement perdue. Le film cherche à jouer cette mélodie devenue précaire, qui ne serait bientôt plus audible. J’étais pris dans ce drame personnel, qui résonnait sur un plan collectif. J’avais l’impression qu’Israël aussi était au cœur du gouffre. Il me fallait porter à l’écran ces deux situations critiques, de moi-même et du pays, le plus vite possible. Sinon, j’avais l’impression que cela m’échapperait, que je ne pourrais pas l’exprimer, en tout cas pas de cette façon-là.

C’est aussi pourquoi je ne voulais pas passer par une allégorie, comme on le voit parfois dans certains films qui inventent des fables politiques, passent par un chemin sinueux pour raconter une anecdote interprétable comme ceci ou cela. Je voulais aborder frontalement les choses telles qu’elles sont. Quand vous procédez ainsi, de manière directe, vous pouvez consacrer tous vos efforts à essayer de donner corps aux sentiments et à l’idée.

C’est pourquoi le récit du film est très simple et basique. En lui-même, le pitch n’est pas très incitatif : « C’est l’histoire d’un réalisateur, Y., qui se rend dans le désert à l’occasion de la projection de l’un de ses films précédents. » Mais je crois que la véritable trame du film est ailleurs. Puisque le réalisateur est en crise dans un pays qui est en train de devenir impossible à vivre, chaque instant doit être poussé vers sa tension maximale, vers sa tonalité la plus stridente, au niveau des ultrasons.

Les mouvements de la caméra semblent liés à l’esprit agité du personnage. Caméra et personnage sont à l’unisson. Il y a ainsi une brutalité transmise par la caméra qui correspond aux propos de Y. d’une violence inouïe contre la politique d’Israël et l’état de la société israélienne. Et ce dès l’ouverture du film.

La seule vérité du film est sa subjectivité. L’état fébrile, instable du personnage principal vient du fait que, pour lui, Israël est un champ de bataille. Son pays est tout sauf sa maison. Et les habitants de son pays sont ses ennemis, que ce soit la représentante du gouvernement, le chauffeur qui vient le chercher, le public dans la salle de cinéma… Ils sont tous soldats à ses yeux, c’est-à-dire tous coupables. Donc le combat est permanent. Y. devient presque un tueur en série, dans la mesure où, avec ses mots, il tue métaphoriquement chaque personne qu’il croise.

La forme du film était la seule possible. Une autre forme aurait trahi sa vérité. Elle l’aurait rendu plus correct, plus normal. Elle aurait normalisé l’anormal, assagi le sauvage. Je n’avais pas d’intention avant-gardiste. Il s’agit d’aller au bout de l’essence du propos. J’avais aussi la volonté de secouer, de casser quelque chose. Dès les premières images, en effet, avec cette pluie terrible qui tombe sur la caméra, c’est-à-dire sur la tête des spectateurs. Cela signifie que l’écran, ici, ne les protégera pas.

J’espère que le public français ne recevra pas Le Genou d’Ahed juste comme un film sur les dérives de la politique israélienne. Il résonne certes avec l’actualité puisqu’il fait intervenir de vrais noms, de vrais événements. Mais je pense qu’il parle aussi de toutes les sociétés qui vont mal, de la tension profonde entre chaque individu et son État.

Les mouvements de caméra qui paraissent erratiques ont surtout beaucoup de sens. Ils ne sont absolument pas gratuits.

Cette forme cinématographique, ces mouvements inhabituels rendent, me semble-t-il, le film plus émouvant. C’est comme si la caméra tentait de briser un certain conformisme esthétique et plaçait les spectateurs au plus près du cœur battant du film.

Faire un film engagé, au sens étroit du terme, ne me semble pas suffisant. Isoler un thème, se focaliser dessus, non seulement ne m’intéresse pas en tant que cinéaste, mais pose un problème de justesse du point de vue. Pour moi, l’existence humaine, tout ce qui compose l’existence humaine, est le seul cadre possible pour parler de quoi que ce soit. Si on ne porte pas cette existence à l’écran, on est dans l’artificiel, l’exposé, le trop cadré.

Dans l’épisode en flash-back du service militaire de Y., on ne sait plus finalement s’il a participé au mensonge du chef de brigade, qui renvoie symboliquement à un mensonge plus vaste, à la mesure du pays…

Même si Y. proférait tous les mots contenus dans le dictionnaire, ceux-ci ne parviendraient pas à le détacher de ce qui se passe autour de lui. Dans ce sens-là, il ne peut pas s’extirper de son environnement. Il fait partie de ce qui l’entoure, même s’il essaie de se projeter ailleurs, comme lorsqu’on le voit soudain marcher dans une rue de Tel-Aviv. Lui aussi, comme les gens auxquels il s’oppose, fait partie du même paysage.

Le film est traversé par un questionnement entre avoir raison et être bon. La plupart du temps, Y. a raison. Ceux qui sont opposés à la politique d’Israël, à la colonisation, à la majorité élue responsable de cette situation, à son peuple aveuglé et drogué au nationalisme, sont dans un rejet, une résistance. Ils passent le plus clair de leur vie en espérant que l’état des choses s’améliore. Mais ça ne fait qu’empirer. Donc on résiste encore plus fort, avec obstination. Mais que devient-on ? Il y a un moment où la guerre permanente affecte notre humanité. Elle nuit davantage à ceux qui ont raison qu’à ceux qui ont tort. Je pense aux prophètes bibliques qui se sont élevés contre la majorité du peuple parce qu’elle était constituée de pécheurs. Mais quel genre d’êtres humains étaient-ils devenus ? Être bon, n’est-ce pas une rédemption possible – parce que c’est retrouver sa place dans l’humanité – mais en même temps une résignation ?

Être bon, c’est peut-être aussi être juste. En tout cas, quelqu’un ramène Y. vers un sentiment d’humanité : sa mère, aussi présente qu’absente. Y. n’est pas qu’un imprécateur. Il est aussi fort que fragile. Il se raccorde à la nature quand il filme pour sa mère malade les paysages qui l’entourent avec son téléphone.

Je suis d’accord. Mais Y. ne changera pas la course mortifère de son pays. Je pense même qu’il ne fera pas le film qu’il est en train de préparer, Le Genou d’Ahed. Cet éternel combat avec son environnement exige de lui un prix presque impossible. Qui se grave sur son visage, par exemple. Y. est dans un épuisement extatique constant.

Le film connaît aussi des moments de répit, de légèreté, en particulier grâce aux musiques qu’on y entend. De même, la caméra capte la beauté du désert, que Y. rejette.

La caméra ne prend pas toujours le parti de Y. Quand celui-ci juge la danse à laquelle s’adonne son chauffeur sur le morceau « Lovely Day » comme étant la marche victorieuse de la vulgarité, le spectateur n’en est pas convaincu. De même, le personnage urine devant ce que les habitants tiennent pour un miracle, ce lac en plein désert. Mais ce qui apparaît à l’écran est un paysage magnifique.

Pour Y., c’est insoutenable. Puisque tout est mauvais, comment se fait-il qu’il existe des îles de beauté ? C’est inconcevable pour lui. Son âme y est sensible, et en même temps il se reproche d’éprouver cela. Cette beauté est injuste parce qu’elle menace la totalité de son propos. Donc il faut l’écraser, la salir. Sa mère est le seul être qui peut profiter de la beauté, d’où ces vidéos qu’il lui envoie.

On ne sait rien du film de Y. qui est projeté, sinon qu’il commence par une scène d’amour et finit par un plan sur le visage enjoué d’un enfant. Comme si, symboliquement, le cinéma était du côté de la joie et de la mise au monde. N’y a-t-il pas chez vous une idéalisation du cinéma ?

Oui. Il m’arrive de penser que je suis un citoyen du royaume du cinéma, ou de la république du cinéma. Et ce film est une sorte de déclaration de foi au cinéma. Il faut éclairer chaque recoin du cinéma avec une lampe, on ne doit rien en perdre, ne pas laisser de plans abandonnés, car tout ce qui est filmable est captivant. Dans ce sens-là, il y a une forme d’optimisme dans le film. Parce que le même propos dans un registre formel différent aurait pu être sordide. Même si la mort l’imprègne, je ne pense pas qu’il soit morbide. Parce qu’il tente d’être aussi une sorte de fête carnavalesque. Le film regrette presque de ne pas être au service de quelque chose de plus joyeux.

Le cinéma est également pris dans une réalité sociale où existent des rapports de force, le rôle capital de l’argent, etc.

Oui, et avec des situations très différentes en fonction des pays. Contrairement à la manière dont en France on considère les cinéastes, en Israël, ils sont très peu reconnus, très mal payés. Parce qu’il est en situation de survie, un cinéaste en Israël est facilement manipulable. Occupant une place marginale dans la société, il doit en permanence revendiquer le fait qu’il existe.

Cinéma
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