« L’Agent secret », de Kleber Mendonça Filho (Compétition)

Le Brésil au temps de la dictature et la restitution des mémoires.

Christophe Kantcheff  • 19 mai 2025
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« L’Agent secret », de Kleber Mendonça Filho (Compétition)
Un film d’une puissance estomaquante, qui s’annonce comme un candidat très sérieux à la palme d’or.
© CinemaScópio - MK Production - One Two Films - Lemming

L’Agent secret / Kleber Mendonça Filho / 2 h 38.

Attention, le film que l’on va voir n’est pas celui que pourrait laisser croire une lecture peu imaginative de son pitch : au temps de la dictature au Brésil, un homme au passé trouble revient dans sa ville alors que des menaces de mort contre lui se précisent.

L’Agent secret n’aurait-il donc rien du thriller politique qui s’annonce ? Pas vraiment. Pas totalement en tout cas. Le sixième long métrage du réalisateur brésilien Kleber Mendonça Filho enchaîne plusieurs rythmes, déploie plusieurs dimensions, y compris celle du film d’action. Bien qu’elle soit loin d’être la plus importante.

Le cinéaste ressuscite la part d’histoire de Recife jetée dans la nuit des violences sociales et politiques.

Nous sommes en 1977, en pleine période du carnaval, alors que la junte militaire au pouvoir réprime toute dissidence. Après un long temps éloigné, Marcelo (Wagner Moura) est de retour dans sa ville, Recife, où l’accueille une vieille militante tenant chez elle un refuge pour des personnes en proie aux représailles politiques. On aura vu auparavant dans la scène d’exposition – illustration du climat délétère régnant dans le pays – Marcelo s’arrêter pour prendre de l’essence dans une station-service où, à proximité, un cadavre pourrit depuis des jours. Or, quand des flics rappliquent, ce n’est pas pour s’en occuper, mais pour extorquer de Marcelo un bakchich au terme d’une longue et vaine inspection de sa voiture.

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À Recife, outre qu’il retrouve son très jeune fils, Fernando, Marcelo est embauché dans une administration délivrant des cartes d’identité. Ayant ainsi accès à toutes les fiches des citoyens ayant vécu ici, son principal objectif est de mettre la main sur celle de sa mère, qu’il n’a pas connue et dont il ne sait rien. Or, on découvre assez vite, par un flashforward (1) que ce qui est raconté de 1977 est ravivé par une étudiante d’aujourd’hui, Flavia, qui travaille sur cette période, inspectant une à une les archives qui sont à sa disposition.

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Saut en avant effectué dans une narration.

Et c’est cette même Flavia qui, dans une des dernières scènes poignantes, offrira à Fernando, devenu adulte, le fruit de ses recherches sur une clé USB. Celui-ci ignore presque tout de son histoire familiale en raison des disparitions, des silences et des morts.

Restitution des mémoires

Voici ce qui importe à Kleber Mendonça Filho : la restitution des mémoires. Depuis qu’il est cinéaste, en particulier dans Les Bruits de Recife (2012) et Aquarius (en compétition à Cannes en 2016), il ressuscite la part d’histoire de Recife jetée dans la nuit des violences sociales et politiques. Ici, il suggère que les temps du fascisme, qu’il s’agisse des années 1970 comme celles qui ont vu Bolsonaro au pouvoir, produisent de l’amnésie qui elle-même nourrit ces régimes de malheur.

Mais L’Agent secret n’a rien d’un film à thèse et est loin de s’en tenir là. On pourrait par exemple souligner combien le réalisateur joue sur les allers-retours entre la réalité et la fiction. Le cinéma est concrètement présent sous la forme d’une salle tenue par le beau-père de Marcelo, qui élève Fernando. Le gamin étant obsédé par Les Dents de la mer, blockbuster on ne peut plus horrifique, auquel son grand-père lui refuse l’accès parce qu’encore trop jeune. S’ouvre aussi une séquence de série B quasi fantastique où une jambe seule et ensanglantée, reste d’un homme assassiné, s’anime pour cogner sur des couples LGBT faisant l’amour nuitamment dans un jardin public, comme s’il s’agissait de l’arme répressive du régime contre les minorités.

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On pourrait aussi suivre la piste du sang qui traverse le film de part en part, de la chemise tachée du flic de la scène inaugurale jusqu’au laboratoire de don sanguin où travaille Flavio adulte, en passant par la blessure dégoulinante d’un tueur à gage employé par la mafia et la police locale fonctionnant de mèche. Ou les rapports ténus entre les cauchemars de Marcelo et la part d’ombre du carnaval. Au vrai, on n’en finirait pas de débusquer les richesses de ce film d’une puissance estomaquante, qui s’annonce comme un candidat très sérieux à la Palme d’or.

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Cinéma
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