« Valeur sentimentale », de Joachim Trier (Compétition)

Un beau film où se mêlent art cinématographique et conflits familiaux.

Christophe Kantcheff  • 22 mai 2025
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« Valeur sentimentale », de Joachim Trier (Compétition)
Stellan Skarsgard et Elle Fanning, dans un film où Joachim Trier s’avère de plus en plus souverain dans son art.
© Kasper Tuxen

Valeur sentimentale / Joachim Trier / 2 h 12 / Sortie : 20 août.

Valeur sentimentale contient une séquence de trac comme on en a rarement vu. Une femme, Nora (Renate Reinsve), est prise de panique avant d’entrer en scène. À ce moment, tout son corps crie « non ». Elle s’en délivre selon une méthode peu conventionnelle (on ne la dévoilera pas), avant de pouvoir se donner entièrement à son jeu, face aux spectateurs. Nora est possédée par son métier d’actrice autant qu’elle le maîtrise. Pourtant, quand son père, Gustav (Stellan Skarsgård), cinéaste de renom, lui propose le premier rôle de son prochain long métrage, elle refuse.

Le cinéma est un thème récurrent, notamment parmi les films présentés à Cannes. Après une œuvre légère et enlevée, en compétition ici en 2021, Julie (en 12 chapitres), Joachim Trier s’y adonne lui aussi tout en le mêlant au drame familial. Si Nora rejette avec brutalité l’offre paternelle, c’est en effet parce que toujours absent, il ne s’est jamais occupé d’elle ni de sa jeune sœur, Agnes (Inga Ibsdotter Lilleaa). Sur la cadette, qui a opté pour pour un métier ordinaire et la vie de famille, il n’a eu d’yeux que lorsqu’il l’a fait jouer, enfant, dans un de ses films.

Non-dits

Au vu de cette configuration familiale conflictuelle, le nom d’Ingmar Bergman pourrait être brandi sans coup férir. Parce que Joachim Trier est Scandinave (Norvégien), et que quelques règlements de compte sont à prévoir. Outre qu’elle est écrasante, la référence est malgré tout trompeuse car le film compte peu de scènes d’altercation entre le père et ses filles. La violence y est plus souterraine qu’explosive, logée dans des non-dits, des silences, des défections.

Plutôt que de scènes d’affrontements abrupts, Trier a choisi de déporter le lieu où se nouent les relations entre ses personnages vers le cinéma, le scénario du nouveau projet de Gustav prend même l’allure d’un objet transitionnel. Explication : devant le refus de sa fille, le vieux cinéaste se voit contraint d’engager une autre comédienne. Il la remplace par une star, rencontrée par hasard, Rachel Kemp (Elle Fanning).

Un cinéma élégant, de belle facture, qui ne prend pas le chemin de la radicalité, mais agit en douceur.

Celle-ci sera d’abord convaincue que l’intrigue, s’achevant sur le suicide de l’héroïne qu’elle interprète, renvoie à l’histoire de la propre mère de Gustav, morte ainsi. Mais ce n’est pas la bonne clé biographique. En réalité, le scénario porte une parole qu’il n’a jamais eue, une attention qui semblait de sa part ne jamais pouvoir venir, susceptible de bouleverser ses rapports avec ses filles, en particulier Nora.

Limites

Le cinéaste que compose magnifiquement cet immense acteur qu’est Stellan Skarsgård (un prix d’interprétation en vue ?) est incontestablement doté d’une dimension démiurgique. Mais il est probable que Joachim Trier se soit gardé de ce cliché : il a fixé des limites au pouvoir de Gustav. Celui-ci n’a pas tourné depuis quinze ans : l’âge est venu, ses compagnons de travail ont aussi vieilli (très belle scène de retrouvailles avec son directeur de la photographie). En outre, il ne parviendra pas à entraîner Rachel Kemp vers une direction de son rôle qu’elle a la lucidité de rejeter.

Joachim Trier s’avère de plus en plus souverain dans son art : en témoignent son sens du rythme des séquences (avec une judicieuse utilisation des noirs), qui conditionne l’alternance non artificielle d’une émotion contenue et de vrais gags ; le développement de fils narratifs seconds mais féconds (l’histoire de la maison familiale, d’emblée envisagée par Nora comme un être vivant, une certaine présence du souvenir de la Seconde Guerre mondiale…) ; enfin le tact d’une mise en scène qui fait de la discrète Agnes non pas un personnage sacrifié mais au contraire essentiel. Il s’agit là d’un cinéma élégant, de belle facture, qui ne prend pas le chemin de la radicalité, mais agit en douceur.

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Cinéma
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