Bataille spatiale, bataille spéciale

La guerre en Ukraine a mis en lumière les opérations militaires qui se déroulent dans l’espace. L’intensification de ces activités déconstruit le mythe d’un domaine sanctuarisé aux faibles enjeux géopolitiques.

François Rulier  • 14 mai 2025 abonné·es
Bataille spatiale, bataille spéciale
Les débris de satellites en orbite (ici représentés en image de synthèse) peuvent devenir des armes.
© ESA / AFP

La capitaine Béatrice Hainaut, chercheuse à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire, sourit lorsqu’on évoque le terme de « guerre de l’espace ». Pour accrocheur qu’il soit, il décrit bien mal des opérations spatiales qui ne sont pas comparables aux actions terrestres. « Militarisation » et « arsenalisation » sont préférables, quoique souvent mal compris.

« La militarisation consiste à utiliser des satellites et des systèmes spatiaux à des fins d’usages et d’applications militaires, tandis que l’arsenalisation de l’espace consiste à utiliser l’espace à des fins agressives, offensives, c’est-à-dire chercher à détruire d’autres moyens spatiaux », définit la chercheuse.

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À ce titre, les activités spatiales ont toujours été majoritairement militaires, bien que les États ne s’affrontent pas ouvertement dans l’espace. Néanmoins, la situation contemporaine connaît bien une évolution, comme le constate le sociologue et député insoumis Arnaud Saint-Martin : « Il y avait une sorte de statu quo depuis la guerre froide, les forces se neutralisaient. Mais quelque chose est sans doute en train de basculer en termes d’intensité. »

L’attaque du réseau de satellites Viasat attribuée à la Russie (…) a eu des conséquences sur des éoliennes en Allemagne.

B. Hainaut

La création, au sein des armées, de branches dévolues au spatial s’inscrit dans cette dynamique, qu’il s’agisse de la Space Force états-unienne, qui fête ses six ans d’existence, ou du Commandement de l’espace en France, intégré à l’armée de l’air « et de l’espace » depuis 2019. Pour Arnaud Saint-Martin, « il s’agit d’une précision de terrain d’intervention et d’organisation des forces armées ». Une nécessité aujourd’hui, renchérit la capitaine Hainaut : « L’objectif était de rationaliser la chaîne de responsabilités pour répondre aux risques et menaces, et de faciliter les coopérations, par exemple avec des homologues européens. »

De fait, les menaces ne manquent pas, tant les activités spatiales occupent une place croissante dans nos sociétés, que ce soit pour les télécommunications, le guidage (GPS par exemple) ou l’imagerie satellitaire, sans compter l’interconnexion des services. La chercheuse rappelle ainsi que «l’attaque du réseau de satellites Viasat attribuée à la Russie, au moment de l’invasion en Ukraine, a eu des conséquences sur des éoliennes en Allemagne».

Défense passive

Les utilisations militaires de l’espace servent d’abord les déploiements au sol : l’observation, la surveillance et le renseignement sont essentiels au fonctionnement des armées. Pour Arnaud Saint-Martin, « la technologie spatiale devient un point de passage obligé d’une armée ordinaire ». La Stratégie spatiale de défense adoptée par la France en 2019 reconnaît d’ailleurs l’espace comme le « cinquième domaine d’action », avec les milieux terrestre, maritime, aérien et cyber.

La France dispose ainsi de trois satellites CSO pour l’imagerie spatiale, qualifiée de renseignement d’origine image (Roim), de trois satellites Ceres pour le renseignement d’origine électromagnétique (Roem) et de deux satellites Syracuse pour les télécommunications militaires (Satcom). Sans compter les partenariats internationaux pour combler certains manques, tels les satellites Sicral 2 et Athena-Fidus, partagés avec les Italiens pour assurer des missions de Satcom.

La puissance militaire existe par la supériorité spatiale.

B. Kalafatian

La géolocalisation est également essentielle, tant pour le déplacement des troupes que pour le guidage des missiles. Pour les armées françaises, elle repose sur le GPS états-unien, bien que Galileo, son équivalent européen, doive venir s’y ajouter dans les prochaines années.

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Ces utilisations militaires sont au cœur des pratiques hexagonales. Chercheur-docteur en sciences politiques à l’Institut d’études de stratégie et de défense, Brian Kalafatian rappelle que « la doctrine de la France se fonde notamment sur la défense passive, principalement le renforcement de ses capacités, face à des actes inamicaux, agressifs ou contraires au droit international ». Une doctrine qui se distingue du « space power » états-unien : « La puissance militaire existe par la supériorité spatiale. L’idée est de pouvoir garantir une liberté d’action et un contrôle du milieu de l’espace à l’aide d’actions défensives ou potentiellement offensives. » Une doctrine qui justifie l’arsenalisation de l’espace, source de nombreuses craintes.

L’arsenalisation de l’espace

Si le traité sur l’espace de 1967 interdit le déploiement d’armes de destruction massive dans l’espace, les dispositifs offensifs restent pourtant nombreux. Les missiles antisatellites sont les plus spectaculaires, bien qu’ils n’aient été employés par les États que dans le cadre de démonstrations visant leurs propres engins. Cependant, l’absence de guerre ouverte repose d’abord sur les contraintes physiques du milieu spatial : toute destruction d’un satellite crée des débris qui menacent de provoquer des réactions en chaîne, d’où le faible nombre de tirs.

La panoplie des dispositifs agressifs est en réalité bien plus large. Béatrice Hainaut rappelle que « les destructions ne sont pas forcément cinétiques : on peut détruire un objet en détruisant ses capteurs, utiliser des lasers pour aveugler un satellite le temps de survol d’une zone donnée, voire en augmenter la puissance et détruire l’appareil. On peut également se rapprocher d’un satellite, l’écouter, ou encore recourir au brouillage ».

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L’amélioration constante de la manœuvrabilité des satellites, ouvrant l’ère des « intercepteurs », apparaît comme la grande évolution de notre temps, selon la militaire : « Avant, les objets en orbite manœuvraient peu, ils étaient soumis à une trajectoire képlérienne et mathématiquement prévisible. Aujourd’hui, les satellites sont capables de manœuvrer dans l’espace. Par exemple, le satellite chinois Shijian-21 s’est saisi d’un autre satellite, qu’il a placé en orbite cimetière à 40 000 kilomètres d’altitude avant de revenir à son orbite initiale à 36 000 kilomètres»

Tout peut être considéré comme une arme. Par exemple, les débris peuvent être arsenalisés.

B. Kalafatian

Une évolution que le député Saint-Martin souhaite mettre en question : « Tous les États se sont engagés à ne pas procéder à des tirs antisatellites. Mais, avec les intercepteurs, on n’en est pas loin. Tout le monde joue un peu sur les mots, mais ce sont à peu près les mêmes capacités»

L’arsenalisation nourrit cependant une certaine ambiguïté, dans la mesure où la notion d’arme reste floue. Brian Kalafatian explique ainsi que « tout peut être considéré comme une arme. Par exemple, les débris peuvent être arsenalisés ». Sans compter que les contraintes du milieu spatial peuvent elles-mêmes détériorer un satellite. «Quand un satellite tombe en panne, il n’est pas évident de savoir si la cause est naturelle ou pas, cela peut être un simple dysfonctionnement du système ou bien une attaque. L’attribution de la cause reste complexe», précise Béatrice Hainaut.

Une ambiguïté à laquelle contribuent les États, continue Brian Kalafatian : « Quand on souhaite tester la défense d’un adversaire, ou faire du signalement, on joue avec le seuil de conflictualité. Quand on souhaite rester en dessous de ce seuil, on utilise des armes qu’on ne revendique pas et qui restent difficiles à attribuer. »

La militarisation des activités commerciales

Si « militarisation » il y a, elle concerne les activités commerciales. Les activités spatiales ont toujours présenté un caractère dual, dans la mesure où nombre de capacités peuvent être aussi bien civiles que militaires. Ainsi, l’observation de la Terre est utile aux scientifiques tout autant qu’au renseignement.

Cependant, la possibilité pour les États de louer des services commerciaux auprès d’entreprises privées pour mener à bien des activités militaires, à l’instar de l’Ukraine qui s’appuie sur Starlink pour ses télécommunications, fait définitivement tomber toute distinction entre militaire et civil. « La Fédération de Russie a indiqué en octobre 2022 qu’elle se réservait le droit d’attaquer des capacités commerciales civiles si elles servaient dans le cadre du conflit en Ukraine, en ciblant, on peut l’imaginer, Maxar et Starlink », rappelle Brian Kalafatian.

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Une évolution qui concerne également les acteurs des conflits, poursuit le chercheur : «On permet à des personnalités privées de se substituer aux autorités publiques dans le cadre de négociations internationales, ce qui est nouveau. Peut-être est-ce dû à la personnalité d’Elon Musk, mais on peut le voir en France également, avec Michel-Édouard Leclerc ou Xavier Niel. »

Une histoire de la conquête spatiale fusées nazies Irénée Régnauld Arnaud Saint-Martin

Des liens entre le privé et le public que le député Saint-Martin a largement explorés dans ses dernières publications : «Les ‘industries privées’ sont largement tributaires de la commande publique, qui se construit presque en symbiose, par le jeu des carrières. L’astrocapitalisme, tel que je le définis avec Irénée Régnauld (1), progresse de façon symbiotique avec les besoins militaires et cette intensification de la militarisation de l’espace. »

1

Une histoire de la conquête spatiale. Des fusées nazies aux astrocapitalistes du New Space, Irénée Régnauld et Arnaud Saint-Martin,La Fabrique, 2024.

Vers des guerres territoriales ?

Pour le moment, les activités spatiales militaires restent confinées à l’espace utile, c’est-à-dire les orbites terrestres. Cependant, les États-Unis lorgnent la Lune et défendent le droit d’exploiter les ressources de l’espace. Ces projets lunaires pourraient susciter de nouvelles tensions, que redoute le député insoumis : « Si l’on imagine un accaparement des ressources critiques, par exemple sur la Lune ou ailleurs, cela veut dire qu’il faut aussi protéger cette appropriation. Il y a toute une réflexion sur la sécurisation, avec cette idée rampante : si on définit une zone, forcément on quadrille un territoire. Et si on a un territoire, il faut le définir par des frontières»

Avec le renouveau de l’intérêt pour la Lune, on parle de l’intérêt stratégique de maîtriser la route de la Terre au satellite.

B. Hainaut

Si le droit interdit les fortifications sur la Lune, Béatrice Hainaut indique que la conflictualité pourrait se déplacer. «Avec le renouveau de l’intérêt pour la Lune, on parle de l’intérêt stratégique de maîtriser la route de la Terre au satellite. » Alors même que la guerre froide a su éviter la transformation de l’espace en champ de bataille, les appétits lunaires auront-ils raison des prudences passées ?

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