Contre le fascisme, l’expérience de l’altérité
L’art et la culture ne s’opposent pas intrinsèquement au fascisme. Cependant, certaines œuvres, par leur forme, ont une plus grande puissance réfractaire à la soumission. La bataille pour qu’elles n’atteignent pas seulement les initiés est plus que jamais nécessaire.

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Les influenceurs antifascistes Des clics contre la claque réac Les luttes féministes contre l’extrême droite Aya Cissoko : « Le capitalisme est cannibale, il se repaît de vies humaines, du vivant »« J’ai répondu par retour que le contenu des milliers de bouquins de cette irremplaçable bibliothèque avait été précisément impuissant à empêcher que se produisent des choses comme le bombardement qui l’a détruite, je ne voyais pas très bien quelle perte représentait pour l’humanité la disparition sous les bombes au phosphore de ces milliers de bouquins et de papelards manifestement dépourvus de la moindre utilité. »
Voilà ce que répond à son père, professeur de philologie, s’attristant de l’annonce de la destruction de la grande bibliothèque de Leipzig, le personnage principal de La Route des Flandres, envoyé au front pendant la Seconde Guerre mondiale. Une remise en question de l’humanisme des Lumières, de l’espoir d’une amélioration de l’humain par la fréquentation des livres, récurrente dans l’œuvre de Claude Simon, marquée par les tragédies du XXe siècle. Cette position résonne avec la célèbre formule du philosophe allemand Theodor W. Adorno : « Après Auschwitz, écrire un poème est barbarie », qui a suscité de multiples débats et interprétations.
Un tel rappel en ouverture d’un article sur la capacité de la culture à résister à la montée du fascisme veut alerter sur le fait que celle-ci n’a rien d’évident. Il serait illusoire et d’une naïveté sans nom de penser que l’art est intrinsèquement « anti-fasciste ». Il faudrait alors rayer de son histoire un certain nombre d’écrivains et d’artistes ayant servi les pires régimes.
Dans les périodes d’intense répression des libertés, la poésie ou la chanson ont beaucoup circulé dans la clandestinité.
Exit, pour ne citer qu’eux, Giuseppe Terragni et Marcello Piacentini, les deux principales figures de l’architecture mussolinienne ; ou Alexandre Guerassimov, le peintre favori de Staline. Considérer ces artistes terriblement compromis comme dénués de talent participerait de la même erreur. La cinéaste officielle du Troisième Reich, Leni Riefensthal, possédait une incontestable science du cadre et de la lumière, qui coïncidait avec la conception nationale-socialiste de la beauté et de l’apparat.
Mais voyons de plus près. En France, à la fin des années 1980, le groupe Bérurier noir clôt en concert sa chanson « Porcherie » par un épilogue qui claque comme un camouflet punk : « La jeunesse emmerde le Front national ! » Le slogan devient vite un cri de ralliement dans les manifestations antifascistes alors que les scores du père Le Pen et de ses sbires ne cessent de progresser dans les urnes. En effet, la montée du FN devenu RN ne s’en est pas vue freinée – y compris dans la jeunesse.
Néanmoins, le slogan a fédéré des énergies et a fait se sentir moins seuls nombre d’esprits inquiets face à l’extrême droite conquérante. Il était encore repris l’été dernier lors des législatives. À l’instar du « No pasaran ! » (soldé lui aussi par un échec…) de la guerre d’Espagne, « La jeunesse emmerde le Front national » a traversé le temps et figure au patrimoine culturel des mots d’ordre du combat antifasciste.
Résistance
L’art et la culture ne sont donc pas forcément non agissants. Gilles Deleuze en était persuadé, qui affirme dans Deux Régimes de fous : « Il y a une affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et l’acte de résistance. » Dans les périodes d’intense répression des libertés, la poésie ou la chanson ont beaucoup circulé dans la clandestinité. Que ce soit le samizdat en URSS et dans les pays du bloc soviétique, les livres des Éditions de Minuit naissantes sous l’Occupation ou les chansons de Victor Jara au Chili pendant la dictature, assassiné par Pinochet au lendemain de son coup d’État.
Toujours dans cette perspective mais de nos jours, le témoignage de l’écrivain bosniaque Faruk Sehic, de retour d’Ukraine, paru dans le quotidien Oslobodjenje le 2 février dernier (repris dans Courrier international du 27 février) est édifiant : « Promouvoir mes œuvres dans un pays ravagé par la guerre m’a mis mal à l’aise, bien que nous n’ayons pas parlé de mon roman mais de la littérature comme moyen de la résistance. J’ai parlé de Sarajevo pendant le siège et de l’importance de la culture dans la guerre. C’est la preuve que vous restez un être humain et que le scélérat qui tire sur vous d’en haut d’une colline ne peut pas vous réduire à l’état animal. »
Qu’en est-il des œuvres elles-mêmes ? Elles n’ont pas toutes le même indice d’insoumission à l’état des choses, a fortiori aux vents mauvais. Les formes qu’elles prennent sont indissociables de leur potentiel politique et de leur puissance réfractaire.
Dans le champ du cinéma, de l’audiovisuel et des réseaux sociaux, la philosophe Marie-José Mondzain en a fait l’analyse précise, notamment dans son essai intitulé Confiscation (Les liens qui libèrent, 2017) : « La surexposition du visible, l’accélération des flux visuels, le champ sonore assourdissant sont les outils quotidiens des nouvelles dictatures. L’exténuation de nos capacités sensitives produit un épuisement des ressources critiques. Le débordement des seuils nous transporte avec violence dans une zone d’indiscernabilité qui n’est pas le site de l’indétermination et de la liberté mais le lieu fantasmatique où s’éprouve la disparition des limites. Ce fantasme sous-tend le néofascisme des images et des sons qui s’empare des corps sans parole dénoncé par Pasolini. »
C’est pourquoi ses faveurs vont aux œuvres qui réservent une place à leurs spectateurs, une marge de liberté permettant à ceux-ci de les accueillir et d’en être traversés tout en préservant l’articulation entre leur intelligence et leur sensibilité. « Alors se bâtit la vitalité d’un partage politique », écrit-elle.
Accès aux œuvres
Même si l’expression littéraire est d’une autre nature, sa portée politique n’échappe pas davantage à la question formelle. Au danger de la manipulation du langage (médiatico-politique), à l’insignifiance du roman ultra-majoritaire, plat comme un scénario avec son bon vieux sujet de société (fût-il réputé de gauche…), s’oppose une littérature, hélas minoritaire, qui trouble les fausses évidences de la langue et se joue des représentations communes.
« La fréquentation des avant-gardes historiques, quoi qu’on en dise, reste une formidable source d’émancipation artistique », nous dit Nathalie Quintane, dont l’œuvre s’inscrit dans cette lignée radicalement critique, coautrice récemment d’un livre au titre provocateur, Contre la littérature politique (La Fabrique, 2024).
L’œuvre perd considérablement de sa force si elle n’est vue que par des ‘initiés’.
L. Lafforgue
« Je connais à Marseille une imprimerie autogérée, Les Presses séparées, explique Nathalie Quintane, où s’activent des jeunes qui, avec les moyens du bord, impriment notamment de la poésie pour en faire des livrets. Ils n’ont pas attendu 2027, car le fascisme est déjà là. Ils se passent dès maintenant de l’argent public et se débrouillent autrement. Je ne me fais pas vraiment de souci pour cette microéconomie qui va pouvoir perdurer vaille que vaille. En revanche, la diffusion de la littérature que je défends et qui se situe dans l’économie éditoriale du milieu (comme on a désigné le ‘cinéma du milieu’), est déjà compromise. Elle va avoir du mal à résister. »
L’accès aux œuvres est aussi une préoccupation majeure de l’Union fédérale d’intervention des structures culturelles (Ufisc), qui représente plus de deux mille structures. Laetitia Lafforgue en est la coprésidente. « La vision de la culture que nous défendons repose sur la reconnaissance de l’autre, dit-elle, en faisant sortir les gens de chez eux, de leur isolement. Multiplier les occasions de rencontrer autrui, susciter la confrontation avec une altérité pour que cesse la méfiance de ce qui n’est pas comme soi. C’est une acception large de la culture. »
Créer du commun
La coprésidente de l’Ufisc insiste sur la nécessité de la médiation : « Même si l’œuvre reste à nos yeux importante, elle perd considérablement de sa force si elle n’est vue que par des “initiés’. » C’est cette logique qui meut le Boulon, un centre national des arts de la rue et de l’espace public installé au Vieux-Condé, en plein Valenciennois, au cœur de l’ancien bassin minier.
Dans une région qui atteint des records de chômage, de pauvreté et aussi de votes en faveur du RN, le Boulon a développé ses activités à partir d’un festival, les Turbulentes, créé en 1999, qui en demeure aujourd’hui l’épicentre. « Les habitants se sont approprié le festival. Notre approche est la plus participative possible, explique Virginie Foucault, directrice du Boulon. Certains de nos projets sont conçus sur mesure pour le territoire. »
La joie et l’optimisme sont des forces de résistance.
V. Foucault
Ici, on peut participer à une rencontre avec les artistes, devenir bénévole du festival, amener ses gamins à un atelier de cirque… Le Boulon accorde une importance particulière aux parcours d’éducation artistique et culturelle avec les scolaires. « J’achoppe sur cette difficulté de mesurer l’impact de nos réalisations artistiques sur le territoire sur les plans collectif et individuel, reconnaît Virginie Foucault. Mais je pense que nous créons du commun et que nous donnons envie d’agir. La joie et l’optimisme sont des forces de résistance ».
Comme Nathalie Quintane qui, enseignant à Digne-les-Bains et travaillant avec le Réseau éducation sans frontières (RESF), a vu la nécessité, l’été dernier, quand le RN était aux portes du pouvoir, que toutes les organisations dans la ville qui s’y opposent se réunissent et se comptent, Laetitia Lafforgue plaide pour une « articulation des forces » afin de faire reculer les idées d’extrême droite, au-delà du seul milieu culturel. Le chantier est ouvert.
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