« Ma vie dépend de ce qui se passe sur le front »

Dans une interview réalisée le 28 février 2024, l’écrivain ukrainien Andreï Kourkov nous raconte l’impact de la guerre sur son travail et les questions existentielles qui se posent deux ans après l’invasion russe.

Pauline Migevant  • 18 mars 2024
Partager :
« Ma vie dépend de ce qui se passe sur le front »
Andreï Kourkov, à Paris, le 17 mars 2018.
© JOEL SAGET / AFP

Depuis l’invasion russe du 24 février 2022, comment la guerre a-t-elle changé votre travail d’écriture ?

Je me suis transformé en journaliste et j’ai oublié mon travail d’écrivain. J’ai essayé beaucoup de fois de recommencer mon roman, interrompu par la guerre en 2022. J’ai réussi à écrire 30 pages l’année dernière et depuis je n’ai réussi à écrire qu’une demi-page. C’est tout. Avec le deuxième anniversaire du conflit, ces dernières semaines, on a eu beaucoup de journalistes et de reportages sur l’Ukraine. Maintenant, c’est presque fini. Je vais avoir plus de temps libre dans les prochains jours. Je vais essayer de me concentrer sur mon roman une nouvelle fois.

Sur le même sujet : « Journal d’une invasion » : les cerveaux et les cœurs de la résistance

Le fait de ne pas pouvoir écrire de la fiction, est-ce parce que votre imaginaire est saturé par la guerre ou parce que vous ne vous autorisez pas à décrire autre chose que la réalité que vous vivez en ce moment ?

Quand on écrit un roman, on existe dans deux mondes au même moment : le monde réel et le monde imaginé. Comme le monde réel est très dramatique, cela exige toute mon attention. Je ne peux pas me détacher de la réalité pour me plonger dans le monde imaginaire. Quand il y aura une situation stable sur le front, quand il y aura des succès de l’armée ukrainienne, je pourrai être un peu moins attentif à la réalité. Pour le moment, je regarde les nouvelles informations sur Internet toutes les 20 minutes pour savoir ce qui se passe. Ma vie dépend de ce qui se passe sur le front. Aujourd’hui en Ukraine, la majorité des romanciers ne peuvent plus écrire comme avant. Il y a des auteurs de science-fiction qui réussissent encore à écrire des romans mais la majorité des romanciers ne peut pas travailler normalement.

Est-ce que dans votre écriture journalistique, vous arrivez toujours à trouver les mots pour décrire ce qui se passe en Ukraine ?

Oui, parce que j’écris des textes longs qui vont parfois jusqu’à 2 000 mots. Quand on travaille avec un grand texte, il y a un espace pour la liberté, pour le choix de mots journalistiques et semi-littéraires, qui permettent de créer une atmosphère ou de provoquer une réaction. Je pense que je n’aurais pas pu faire la même chose si je devais écrire des textes courts.

Beaucoup de jeunes ont abandonné la langue russe parce que c’est ‘la langue de l’ennemi’.

Depuis deux ans, je me donne pour mission de continuer à écrire sur ce qui se passe en Ukraine, surtout pour les médias internationaux. Il y a d’autres écrivains qui écrivent pour les médias ukrainiens. Mais comme je raconte les détails des vies quotidiennes pendant la guerre, ce que vivent les Ukrainiens au jour le jour, ce n’est pas très intéressant pour eux. Je m’adresse au public international.

Quels sont au cours de ces années de guerre, les mots qui sont apparus ou qui ont disparu du langage ?

Je ne suis pas spécialiste de lexicologie mais il y a des mots attachés à la vie politique, qui disparaissent très vite. Comme le mot de 2014, titouchky, qui a disparu aujourd’hui. Les titouchkys, c’étaient les hooligans payés par les fonctionnaires d’État pour provoquer l’opposition et déclencher des bagarres dans les manifestations pacifiques afin de les décrédibiliser. Comme cela n’a plus lieu, le mot est mort. Désormais, Vadim Titouchko, le jeune homme d’après lequel le mot a été créé, est dans l’armée.

Sur le même sujet : Ukraine, un moment de vérité

Un autre mot qui a disparu, c’est celui de « tolérance ». Car la société s’est beaucoup radicalisée. Le mot « libéralisme » aussi, n’est plus tellement utilisé. Certains mots sont apparus, comme ce nouveau concept : « rascisme » [mot composé du R de Russie et de fascisme]. C’est un mot essentiellement utilisé par les jeunes pour désigner le fascisme russe.

Vos livres de fiction, comme Le Pingouin, étaient remarquables par leur humour. Quel humour peut exister en temps de guerre ?

Au début de la guerre, il y avait une vague d’humour venue des soldats. Ça a duré 6-7 mois, ça circulait sur Internet et ça a soutenu le moral de la société. Puis, ça a disparu. Les autres sources d’humour s’épuisent car il y a peu de bonnes nouvelles et les gens sont inquiets. C’est peut-être aussi une des raisons pour lesquelles, il est difficile pour moi d’écrire de la fiction. Car ma fiction était toujours pleine d’humour et d’ironie. Mais dans mes articles pour la presse internationale, j’essaie de trouver de l’ironie. Je trouve des choses drôles qu’on peut dire. J’essaie de trouver des sujets un peu drôles, pas ordinaires, qui peuvent provoquer un sourire.

Comme beaucoup d’Ukrainiens, votre langue maternelle est le russe. Comment le rapport à cette dernière a changé en Ukraine depuis deux ans ?

Après la guerre, il y aura deux fois moins de gens russophones car beaucoup ont été tués par l’armée russe à Marioupol, au sud et dans l’est du pays. Beaucoup de jeunes ont également abandonné la langue russe parce que c’est « la langue de l’ennemi ». C’est le terme utilisé sur les réseaux sociaux. Les librairies en Ukraine ne veulent pas vendre de livres russes. Les éditeurs ne publient en russe qu’en tout petits tirages. Beaucoup de gens dans les grandes villes, en Ukraine centrale et au Sud continuent aujourd’hui de parler cette langue. Mais ce ne sont pas les gens éduqués.

Sur le même sujet : À Odessa, dérussifier tambour battant

Les intellectuels russophones se cachent et ne participent pas au débat. Il y a quelques personnages qui écrivent jusqu’à aujourd’hui sur Facebook des posts en russe. Mais seulement pour le public russophone qui est peu nombreux aujourd’hui. Les auteurs ukrainiens russophones ont accepté que les livres soient désormais publiés tout de suite dans leur traduction ukrainienne, et non en version originale. C’est ce qui s’est passé avec le volume deux de mon Journal d’une invasion. Je pense qu’il en sera de même avec les autres livres. Il y aura des e-books disponibles en russe, mais en papier, on ne trouvera que des livres en ukrainien.

Quel impact la guerre a-t-elle eu sur la culture destinée à la jeunesse ?

La guerre est présente partout dans les écoles, dans les leçons d’histoires. Il y a beaucoup de livres pour les enfants sur la guerre. Il y a aussi des pièces de théâtre pour les enfants. J’ai écrit sur une pièce destinée au théâtre de marionnettes intitulée Les chats réfugiés. C’est l’histoire de quatre chats qui sont réfugiés à cause de la guerre et qui habitent dans un abri antibombes. Cette pièce a été jouée en Angleterre, en Suède, en Estonie et dans une dizaine de théâtres, en Ukraine. Dans cette pièce, les chats expliquent les règles de comportement pendant la guerre, pour les enfants, pour survivre.

Est-ce que vous avez l’impression que les Ukrainiens et Ukrainiennes autour de vous gardent espoir dans la possibilité de remporter la guerre ? Comment sentez-vous les choses ?

Dans mon entourage, il y a plutôt des gens optimistes. Mais si on demande aux réfugiés ukrainiens qui se trouvent à l’étranger, en Europe, là, on trouve davantage de pessimistes. Je crois que le pessimisme est une réaction défensive et psychologique. Parce que les gens doivent décider s’ils veulent retourner ou non en Ukraine. Et beaucoup de réfugiés ne peuvent pas se projeter définitivement dans ce qu’ils vont faire après car ils ne savent pas ce qui va se passer. Alors, les gens commencent à se dire que tout va mal, et qu’il n’y a pas de raison de penser au retour.

Vous êtes toujours en Ukraine ?

Oui, je suis à Kyiv. Après deux mois ici, je vais un peu recommencer mes voyages. Je compte partir 20 jours par mois pour rencontrer le public. Ma famille, elle, reste à Kyiv tout le temps. La vie y est plutôt normale quand il n’y a pas d’agressions aériennes. Demain ou après-demain [l’entretien a été réalisé le 28 février 2024, N.D.L.R], on va avoir une attaque très grave de missiles. La Russie se prépare.

Sur le même sujet : En Ukraine, les affres de l’enrôlement

Nous savons que les avions russes sont prêts et qu’ils sont munis de missiles. Grâce aux formations de reconnaissance militaires, c’est-à-dire les satellites qui font des photos des aérodromes russes, on peut connaître le mouvement des avions. Mais on ne sait pas exactement quand ça va se passer. Les informations circulent sur beaucoup de chaînes Télégram [application de messagerie sécurisée, N.D.L.R.], de chaînes YouTube, de blogs. Je lis des textes d’experts ou de spécialistes militaires.

Et vous ne lisez plus de fiction ?

Non, je lis de la non-fiction. Récemment, des amis m’ont donné quelques livres de philosophie de la grecque antique. Je vais essayer de les lire parce qu’ils sont très loin de la réalité d’aujourd’hui en Ukraine. J’espère y trouver des réponses à des questions difficiles.

C’est si facile d’arrêter la vie.

Lesquelles sont elles ?

Ce sont des questions sur le sens de la vie. Pas seulement sur le sens des vies individuelles mais sur le sens de l’existence des communautés humaines. La civilisation humaine, qu’est-ce que c’est ? Et quel est le bout de chaque civilisation ? Est-ce que chaque civilisation doit disparaître comme les civilisations d’Égypte, de Mésopotamie, des Aztèques ? Des questions comme ça.

C’est la guerre qui a fait apparaître ces questions existentielles ?

Oui, j’ai regardé beaucoup de ruines des villes qui n’existent plus, détruites par les Russes comme Avdiivka ou Volnovakha. C’est si facile d’arrêter la vie. Dans les villes, dans les villages et aussi dans les grandes villes, tout le monde est très fragile. Mais quand on pensait que tous nos voisins étaient civilisés, je ne croyais pas que la vie était si fragile.

Recevez Politis chez vous chaque semaine !
Abonnez-vous
Monde Littérature
Publié dans le dossier
Ukraine, un moment de vérité
Temps de lecture : 9 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don