Aya Cissoko : « Le capitalisme est cannibale, il se repaît de vies humaines, du vivant »
Triple championne du monde de boxe, Aya Cissoko considère le lien social et le droit comme seuls remparts pour agir contre la montée des extrêmes droites.

Boxeuse, écrivaine, militante : Aya Cissoko tient la garde. Elle est l’autrice remarquée de plusieurs livres, dont Au nom de tous les tiens (Seuil, 2022). Elle s’interroge sur la transmission, l’histoire coloniale, la violence sociale. Face à la montée du fascisme et au danger que l’époque constitue notamment pour les personnes racisées et les plus pauvres, elle appelle la gauche à faire du militantisme de terrain, de l’éducation populaire et à rester « solide sur ses appuis ».
Au nom de tous les tiens, Aya Cissoko, Seuil, 2022, 120 pages, 17 euros.
Quelles sont pour vous les façons de lutter contre la montée du fascisme ?
Aya Cissoko : Pour ma part, l’important est de revenir aux fondamentaux que la gauche a échoué à défendre. C’est-à-dire la justice sociale, le soutien aux luttes d’émancipation, la lutte contre le capitalisme et l’impérialisme, la défense de la dignité de tous. Si ces principes élémentaires vous semblent trop ambitieux, vous n’êtes pas de gauche. Avez-vous lu les « 110 propositions pour la France » présentées par le Parti socialiste et François Mitterrand pour l’élection présidentielle de 1981 ?
Pour employer le vocabulaire de la boxe, l’urgence est de rester lucide, d’être solide sur ses appuis, d’arrêter de prendre des coups pour, enfin, être à l’initiative, à l’attaque. Nous perdrons tant que nous courrons derrière l’extrême droite, tant qu’elle nous imposera son rythme, les modalités du combat. La gauche doit être à l’offensive, marcher sur l’adversaire. Le terrain ne ment pas.
Un pauvre n’a jamais eu son destin en main.
Mi-mars, j’ai passé toute une journée dans un village à proximité d’Orléans pour discuter avec des adolescents. Le soir venu, avec les adultes, nous avons parlé d’éducation populaire, de lutte, de littérature, de ce que signifie être de gauche… Ils étaient super contents car personne, habituellement, ne s’intéresse à eux. Nous avons confronté nos points de vue. Nous avons appris les uns des autres. Il faut rompre avec les postures en surplomb, avec le paternalisme. La gauche doit faire avec le peuple pour le peuple.
Si l’on veut saisir la réalité du moment, il faut lire Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire. Il faut prendre conscience que toutes ces luttes qui sont les nôtres actuellement ont déjà été menées par d’autres. Elles ont déjà été théorisées. On n’invente rien. La bourgeoisie fera tout pour garder le pouvoir et reprendre ce qu’elle a dû céder contrainte et forcée. La lutte des classes n’a jamais été autant d’actualité. Maintenant, il s’agit de rassembler toutes les bonnes volontés pour véritablement peser et offrir une alternative face au danger très concret du fascisme.
Comment définiriez-vous la période actuelle ?
La stratégie de l’extrême droite est redoutable. Elle avance en rangs serrés avec l’aide des puissances d’argent et des néoconservateurs. Tous ensemble, ils sont en train de mailler le terrain, qu’il soit économique, médiatique ou politique.
La France n’est pas les États-Unis mais Trump nous permet de voir clair. C’est le retour du fascisme, du suprémacisme blanc, du monde d’hier. Là-bas et ici, il s’agit d’effacer les réalités historiques, scientifiques, académiques, et d’instituer le principe de post-vérité. Plus rien n’a de sens. C’est déstabilisant. C’est l’effet recherché. Faire plier l’ennemi sous une avalanche de coups (bas) pour qu’il n’ait prise sur rien. L’adversaire est en train de nous confisquer les mots qui nous permettent de penser, d’articuler notre pensée, de définir des concepts, d’apporter de la complexité, de la nuance, de transmettre des savoirs. C’est une volonté de mise à mort du libre arbitre, de l’esprit critique. La gauche doit arrêter de perdre du temps à vouloir débattre avec les outils et selon les règles de ses opposants.
Dans votre langage, on sent l’importance du corps. Qu’est-ce que la politique fait aux corps ?
Un pauvre n’a jamais eu son destin en main. Le politique détient ses conditions d’existence. Il décide de son lieu d’habitation, de ses conditions de travail, des écoles de ses enfants, de sa capacité à se déplacer, à se soigner, à se nourrir… Aucun paramètre de l’existence d’un pauvre n’échappe au politique. Il n’a pas de marge de manœuvre. Pour le pauvre, les conséquences concrètes sont un corps abîmé précocement, une mort prématurée. Le pauvre reste un corps laborieux, interchangeable. Un corps que l’on exploite de génération en génération. Il lui est difficile d’échapper à sa condition. Nos vies sont politiques. Nos luttes sont politiques.
Il n’y a pas d’humanité dans le capitalisme. Le capitalisme est cannibale, il se repaît de vies humaines, du vivant. Il nous mène à notre propre extinction. Hier comme aujourd’hui, les tenants de cette politique économique sont en train de nous radicaliser.
Au-delà de l’histoire coloniale, dont vous parlez dans vos livres, à quel moment avez-vous pris conscience de la possibilité du fascisme dans ce pays ?
Il y avait une prégnance de la question sécuritaire et identitaire sous la présidence de Nicolas Sarkozy. N’oublions pas son projet de création d’un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale. Ou encore sa reprise d’un slogan d’un Front national pas encore dédiabolisé : « La France, aimez-la ou quittez-la », qui devient dans sa bouche : « S’il y en a que ça gêne d’être en France, […] qu’ils ne se gênent pas pour quitter un pays qu’ils n’aiment pas. »
Quand les antiracistes, les défenseurs des droits humains, des minorités sexuelles et de genre vous préviennent du danger : croyez-les !
Aujourd’hui, ceux qui avaient dit être un rempart contre l’extrême droite ont permis à presque deux cents députés RN de siéger à l’Assemblée, et ils appliquent un programme d’extrême droite. Un État policier, 90 % de la presse et des médias aux mains des oligarques, une justice qui a de moins en moins de moyens : notre démocratie est incontestablement en danger.
Ce sentiment de tomber dans une société illibérale qui prépare le fascisme a déclenché l’écriture de mon livre Au nom de tous les tiens. Je n’écris que lorsque je ressens un sentiment d’urgence. Je suis une enfant de la colonisation. Ma fille a des ancêtres juifs. À l’école, j’ai appris la Shoah avant l’esclavage et la colonisation. Des entreprises de déshumanisation, d’asservissement, de spoliation, d’effacement, d’anéantissement.
Aujourd’hui, nous assistons à la stigmatisation bruyante d’un autre groupe social, les musulmans. C’est-à-dire les Arabes. Des boucs émissaires tout le temps et de tout temps. Les racisés sont en danger. Nous sommes collectivement en danger. Pour en revenir au vocabulaire de la boxe, le fascisme est en train de cadrer pour mieux nous acculer. Pour que l’on soit à sa merci.
Comment voyez-vous la place de la solidarité et du lien social dans la lutte ?
C’est primordial. Lorsque je dis qu’il n’y a pas plus important que le terrain, c’est que le lien social est le levier qu’on a pour agir autour de soi, continuer à se rencontrer, à discuter, à s’entraider, à se toucher, à s’aimer, à prendre soin les uns des autres. C’est ce que ma mère m’a appris. La vie communautaire est le système social et politique qui prévalait au Mali, le pays de naissance de mes parents. C’est encore probablement le cas dans de nombreux villages de France. C’est celui que j’ai connu quand j’habitais en cité. Les cités n’ont jamais été des déserts politiques.
Les sociétés capitalistes veulent détruire ces organisations qui sont le contraire du « tous pour quelques-uns » en promouvant l’individualisme. Massiré Dansira, ma mère, qui ne savait ni lire ni écrire, avait coutume de me dire, comme une mise en garde : « Un pays qui met l’individu au-dessus du bien commun ne peut rien donner de bon. »
En quoi la colère est-elle un moteur pour vous ?
Plus je me confronte à la réalité, plus je suis en colère. Comme disait Massiré Dansira, « il suffit d’avoir des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, se taire pour écouter ce que d’autres ont à dire » pour être en colère. Cette colère est légitime. La colère est une pulsion de vie. Elle est une révolte face à l’injustice pour la justice. Contre notre servitude volontaire. Nous devons à tout prix résister à la mort de l’empathie humaine. Nous devons nous battre pour préserver nos acquis sociaux. Notre dignité. On nous dit qu’il faut faire des économies pour résorber un déficit sans précédent et, dans le même temps, on efface plus de 300 millions d’euros de redressement fiscal à Bolloré.
Dans Une colère noire, Ta-Nehisi Coates écrit : « L’oubli est une habitude, c’est un autre composant nécessaire du Rêve. Ils ont oublié l’ampleur du vol qui les a enrichis grâce à l’esclavage. […] Je suis convaincu que les Rêveurs, au moins les Rêveurs d’aujourd’hui, préféreraient vivre blancs que vivre libres. » Aux Blancs, il va falloir sérieusement vous poser la question : voulez-vous être libres ou préférez-vous rester blancs ?
La pureté militante est un privilège que je n’ai pas.
Notez que, si la France se veut blanche et chrétienne, c’est-à-dire un état ethno-religieux, ça ne pourra pas se faire proprement. Y parvenir suppose l’annihilation de tout ou partie des autres groupes. Le suprémacisme blanc et/ou religieux se construit au détriment d’autres corps. C’est la destruction d’autres corps. La barbarie.
En quoi les luttes antiracistes sont-elles centrales dans la lutte contre le fascisme ?
Certains en sont encore à penser que l’étranger vient manger le pain des Français. Pour beaucoup d’entre nous, il y a une histoire commune entre la France et le pays d’origine. Il y a un fait colonial qui justifie que je sois française. Mon destin français n’est pas le fruit du hasard. Nous devons regarder notre histoire, assumer notre histoire. Apprenez pour que l’on mène collectivement les vrais combats. Plus le temps d’éduquer un Fabien Roussel sur le racisme anti-Blancs. Il y a urgence ! Je suis une femme noire née au sein des classes laborieuses. La pureté militante est un privilège que je n’ai pas. En défendant nos droits à tous, je défends les miens et ceux de ma fille.
Pour conclure, quand les antiracistes, les défenseurs des droits humains, des minorités sexuelles et de genre, les militants, les syndicats, les personnels des services publics, les progressistes vous préviennent du danger : croyez-les ! Ces individus, ces organisations, ces associations ont l’expérience. Et croyez-moi ! Ça n’est pas un projet de vie de descendre dans l’arène. La lutte s’impose à vous. Pour nous autres, c’est une question de vie ou de mort.
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