Quand l’extrême droite part en croisade
La rhétorique d’un populisme religieux qui sacralise l’identité nationale et politise le christianisme émerge. De Trump à Orbán, en passant par Zemmour ou Salvini, le recours à la foi devient un levier pour exclure.
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© Beata Zawrzel / Nurphoto / Nurphoto via AFP
Le nouveau pape Léon XIV a beau être américain – une première –, il n’a pas fallu longtemps pour que fleurissent les invectives des conservateurs états-uniens. « Je trouve choquant qu’un tel homme ait pu être choisi pour devenir le pape, avec son fil Twitter et les déclarations qu’il a faites à l’encontre de hauts responsables politiques américains. »
À cette critique de l’ancien conseiller du président américain Steve Bannon s’est ajoutée celle de l’influenceuse Laura Loomer, autre figure de l’extrême droite états-unienne. Celle-ci a caractérisé le chef de l’Église catholique d’« anti-Maga [« Make America great again », N.D.L.R.] et woke ». Et d’ajouter : « Encore un pape pour l’ouverture des frontières. Écœurant. »
C’est un nationalisme d’exclusion qui décrète qui a sa place dans le pays et qui ne l’a pas.
K. Stewart
À première vue, les attaques des conservatistes chrétiens envers le chef du Vatican ont de quoi étonner. Qui de mieux pour défendre les valeurs chrétiennes que le pape lui-même ? C’est qu’une branche de l’extrême droite prône une certaine vision de la religion : vidée de sa spiritualité, elle est conçue comme un marqueur culturel identitaire.
Un nationalisme d’exclusion
De là advient une forme de nationalisme chrétien, replié sur lui-même, qui divise « le peuple » entre les purs et les corrompus. « C’est un nationalisme d’exclusion qui décrète qui a sa place dans le pays et qui ne l’a pas. On ne saurait trop insister sur le fait que c’est la politique qui guide la religion, et non l’inverse », explique à Politis Katherine Stewart, journaliste américaine et autrice du livre Money, Lies and God (Bloomsbury, 2025, non traduit), fruit de son immersion dans le mouvement Maga.
Pour Blandine Chelini-Pont, professeure d’histoire contemporaine à l’université d’Aix-Marseille et spécialiste des relations entre politique et religion, « [le nationalisme chrétien] se définit d’abord par l’accusation de l’Autre de vous déposséder de votre identité. Tous les autres. Ceux de l’extérieur comme de l’intérieur. »
Le recours à la référence spirituelle pour légitimer une politique d’exclusion s’est concrétisé aux États-Unis en février dernier, lorsque l’administration Trump a créé un « Bureau de la foi » (White House Faith Office). Un décret définit ainsi la charge de cet organisme : « Donner aux entités confessionnelles, aux organisations communautaires et aux lieux de culte les moyens de servir les familles et les communautés », et « éradiquer les préjugés antichrétiens » dont Biden se serait fait le chantre.
Katherine Stewart précise : « Ce groupe de travail empêchera d’enquêter sur les groupes terroristes nationaux ou les groupes qui préconisent d’enfreindre la loi, tels les militants anti-avortement extrémistes, s’ils prétendent agir au nom de la “bonne” religion. Il s’agit d’une utilisation abusive de la liberté de religion pour justifier la discrimination et subvertir nos lois sur les droits civils. »
Le populisme chrétien tourne également autour de la figure d’un leader fétichisé. Le recours à la source religieuse permet de justifier le charisme du chef et le suivisme du peuple. « Aux États-Unis, le dominionisme [un mouvement fondamentaliste qui entend partir à l’assaut spirituel de toutes les structures de la société américaine, N.D.L.R.] considère Trump comme l’élu de Dieu. Ils le proclament “chef des armées du Seigneur”, dans une bataille non politique mais spirituelle entre les forces du bien et du mal. Selon eux, Dieu a suscité Donald Trump et va rétablir la foi aux États-Unis », développe Blandine Chelini-Pont.
N’est-ce pas ironique lorsqu’on connaît la vie dissolue d’un président visé par plusieurs poursuites judiciaires ? « Ils vous diront que David [figure biblique d’Israël] a été un grand roi, même s’il a fait assassiner le mari de la femme qu’il convoitait. »
Une idéologie transnationale
Ce national-populisme chrétien n’est pas cantonné aux États-Unis. Il s’exacerbe aussi au sein de l’extrême droite européenne. Dans la Hongrie de Viktor Orbán, à travers une « démocratie illibérale » (2014) rebaptisée en « démocratie chrétienne » (2017). En Italie, avec Matteo Salvini brandissant à tout-va son chapelet et n’hésitant pas à invoquer la Vierge, comme lors d’un meeting de l’extrême droite européenne, à Milan, en 2019 : « Je confie ma vie et la vôtre au Cœur immaculé de Marie, qui, j’en suis sûr, nous portera à la victoire. » En France, enfin, avec Marion Maréchal et Éric Zemmour, dont le national-populisme séduit surtout l’électorat catholique.
Les catholiques s’identifient à l’âme du peuple français, c’est-à-dire son essence.
Y. Raison du Cleuziou
« Là où il y a une attirance pour l’extrême droite au sein des pratiquants réguliers, c’est le vote Zemmour, et non RN, qui prévaut avec un doublement des moyennes nationales », analyse le politiste Yann Raison du Cleuziou, spécialiste du catholicisme. « Les protestants ont toujours intégré une conscience minoritaire dans le peuple français. À l’inverse, les catholiques s’identifient à l’âme du peuple français, c’est-à-dire son essence. Et donc ils ont une prétention à dire ce que doit être la France que n’ont pas forcément les protestants. »
Or, chez les catholiques, cette prérogative est aujourd’hui fragilisée par la crainte de voir le modèle familial classique ébranlé par les revendications LGBTQI ou la rivalité avec un islam jugé menaçant. Une inquiétude propice à générer un « sentiment de déclassement symbolique », selon les mots de Yann Raison du Cleuziou, soit l’impression d’être relégué à une position sociale inférieure à celle estimée méritée. « Cela explique pourquoi des jeunes vont se tourner vers le religieux pour réarmer leur identité. L’altérité qui se présente à eux et qui les construit est pensée comme une altérité religieuse, en l’occurrence musulmane. »
De quoi favoriser des jeux d’alliance au-delà des frontières nationales : « Cette logique civilisationnelle permet des mises en relation d’internationales populistes car cela crée du lien avec l’Italie, la Hongrie, une partie de la droite allemande, etc. » Symbole de cette convergence idéologique, la Conférence du conservatisme national (National Conservatism Conference), organisée par la Fondation Edmund Burke, un think thank conservateur proche de l’idéologie trumpiste. Depuis 2019, à Londres, Bruxelles ou encore Washington D.C., celle-ci rassemble pléthore de figures populistes, d’Orbán à J. D. Vance.
En 2024, Albert Mohler, théologien chrétien baptiste, y introduisait sa prise de parole d’une manière éclairante : « La dernière fois que j’ai eu l’occasion de m’adresser à cette conférence, fin 2022, j’ai parlé de l’impossibilité d’un État laïque. Ce dont je veux parler aujourd’hui, c’est de l’impuissance d’un conservatisme laïque. » À comprendre : le vrai, le bon conservateur est immanquablement chrétien. Et vice versa.
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