Rapport sur l’islamisme : « Toute organisation devient suspicieuse »

Chercheur en science politique au CNRS, Julien Talpin alerte sur les dangers du rapport sur les Frères musulmans, en ce qu’il construit derrière chaque musulman·e un ennemi intérieur potentiel.

Hugo Boursier  • 23 mai 2025 abonné·es
Rapport sur l’islamisme : « Toute organisation devient suspicieuse »
Bruno Retailleau chante La Marseillaise lors d'une réunion publique dans le cadre de sa campagne pour la présidence du parti de droite Les Républicains (LR), à Lyon, le 14 mai 2025.
© OLIVIER CHASSIGNOLE / AFP

Acte 1 : la mise sous pression. Acte 2 : la surexposition. Acte 3 : l’instrumentalisation. Présenté depuis des semaines par le ministère de l’Intérieur comme une réponse nécessaire face à la menace ourdie contre la République, le rapport intitulé « Frères musulmans et islamisme politique » a été présenté en conseil de défense et de sécurité nationale, mercredi 21 mai. À peine a-t-il fuité dans la presse que moult bandeaux de chaînes d’info en continu s’interrogeaient sur la place de l’islam en France ou le degré de répression à appliquer. Dans la foulée, le patron de Renaissance et député des Hauts-de-Seine, Gabriel Attal, a déclaré vouloir interdire le voile aux mineurs de moins de 15 ans.

Pourtant, de nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer les inexactitudes, raccourcis ou autres interprétations idéologiques de ce rapport d’un peu plus de 70 pages. C’est le cas de Julien Talpin, chercheur en science politique au CNRS à l’Université de Lille. Co-auteur de La France, tu l’aimes ou tu la quittes (Seuil, 2024), et de L’épreuve de la discrimination. Enquête dans les quartiers populaires (PUF, 2021), il alerte sur les dangers que font peser un tel document et son instrumentalisation politique et médiatique sur les personnes musulmanes.

Le rapport parle beaucoup de la stratégie de « dissimulation » de la mouvance des Frères musulmans dans les pays européens. Cette posture, jamais définie, pousse-t-elle à faire peser sur les musulmans un soupçon permanent ?

Julien Talpin : Tout le rapport est centré sur cette notion d’entrisme des Frères musulmans, portée par une universitaire contestée et polémique, Florence Bergeaud-Blackler. De par leur genèse dans un contexte historique, qui était à la fois répressif, autoritaire et peu démocratique, les Frères musulmans ont toujours eu des stratégies de dissimulation. Mais c’est une posture assez classique pour des mouvances politiques dans ces contextes spécifiques. Ce qui me gêne, c’est l’essentialisation de cette stratégie de dissimulation. Comme si elle était l’apanage des musulmans et des Frères musulmans. Or, quand bien même les Frères musulmans ont pu agir ainsi, la dissimulation est une stratégie habituelle pour des groupes politiques en contexte autoritaire.

Il y a un décalage entre les conclusions que tire le rapport et les éléments de preuves mis à disposition.

Toute la difficulté de ce rapport, c’est qu’il vient plaquer des phénomènes extérieurs sur la situation française. Le rapport a beaucoup de mal à administrer la preuve de ce qu’il avance sur la dissimulation. Il y a un décalage entre la dramatisation de la menace et les éléments empiriques qui viendraient attester la réalité de celle-ci.

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Le rapport comporte une importante bibliographie. À quoi peut-on reconnaître que les sciences sociales sont utilisées à des fins politiques ?

Certes, les auteurs sont précisés à la fin. Mais il n’y a pas la liste des personnes auditionnées, pour des raisons, officiellement, de sécurité. Je sais que la liste a été relativement large, et qu’elle comprenait des universitaires sérieux, en désaccord avec les thèses de Bergeaud-Blackler. Certains des meilleurs spécialistes ont aussi refusé l’invitation, se doutant bien qu’il y aurait une forme d’instrumentalisation politique. Mais il y a un pluralisme relatif qui témoigne d’une volonté d’ouverture dans les expertises recueillies. Toute la question, c’est ce qui en est fait derrière. Il y a un décalage entre les conclusions que tire le rapport et les éléments de preuves mis à disposition.

Dans le cadre d’un travail universitaire, il ne serait pas possible d’avoir ces conclusions sans avoir une méthodologie rigoureuse d’administration de la preuve. Il y a un décalage entre les titres de chapitres et ce qui est contenu à l’intérieur de ces derniers. Ce décalage est proprement idéologique. À certains endroits, les rédacteurs eux-mêmes soulignent que les chiffres sont modestes, que la réalité décrite est limitée dans son ampleur, etc.

Le rapport interprète la dénonciation de l’islamophobie comme une composante essentielle des Frères musulmans afin de gagner en respectabilité et de recourir à la victimisation. Cette vision empêche-t-elle de dénoncer des actes racistes ?

Les auteurs du rapport définissent plutôt correctement le concept d’islamophobie, en refusant de lui inventer une origine chez les mollah iraniens comme on l’entend souvent dans le débat public. Ils reconnaissent que le terme est utilisé d’abord par des orientalistes du début du XXe siècle. Ils pointent que le terme a été rediffusé par des chercheurs et des think tanks à la fin des années 1990, ce qui est juste.

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Mais malgré toutes ces précautions, en dépit d’un cadrage qui repose sur les sciences sociales, ils entourent le mot islamophobie de guillemets. Et quand il est utilisé, il est décrit comme un concept utilisé à des fins militantes par les Frères musulmans. Il y a un décalage frappant, allant même jusqu’à pointer un entrisme des Frères musulmans dans le Conseil de l’Europe. La raison ? L’institution européenne utilise le terme d’islamophobie.

Vous avez travaillé sur l’engagement des militants des quartiers populaires, dont certains peuvent être musulmans. Le rapport pointe « l’islamisme municipal ». Quelle analyse en faites-vous ?

En effet, c’est un point important du rapport. Ce qui est frappant, c’est que les auteurs eux-mêmes reconnaissent que l’entrisme des Frères musulmans est un phénomène infinitésimal. Le cas des associations sportives est intéressant de ce point de vue là : les auteurs citent les seuls chiffres qui existent d’un précédent rapport, qui notait que seulement 127 associations sportives seraient gagnées par des dérives « séparatistes » sur les 156 000 en France. C’est très peu.

En France, les partis qui se définiraient comme relevant d’un islam politique sont quasi inexistants.

Ce que ne dit pas le rapport, c’est qu’il n’y a absolument aucun problème dans la très grande majorité d’associations sportives des quartiers populaires. Le rapport tente de créer un véritable épouvantail s’agissant d’un prétendu « islamisme municipal ». En France, les partis qui se définiraient comme relevant d’un islam politique sont quasi inexistants. Ils réalisent des scores extrêmement faibles. On pourrait mentionner le parti l’Union des démocrates musulmans français (UDMF), qui n’ont pas du tout le projet d’imposer la charria. Des élus qui ouvertement afficheraient leur foi musulmane, j’en connais très peu. Les propositions qui sont portées spécifiquement vers l’électorat musulman sont rarissimes. Il y a un fantasme complotiste qui plane sur les musulmans.

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À Roubaix, où j’ai enquêté, il y a toujours eu un travail électoral, de gauche comme de droite, en direction de l’électorat musulman, mais comme pour d’autres électorats confessionnels. Faut-il voir cela comme du clientélisme communautaire ? Je ne sais pas : la population est composée d’une diversité de groupes sociaux et le rôle des élus municipaux est aussi de répondre à des problèmes spécifiques. Mais la dynamique n’est pas vraiment celle-là. Parce que le niveau de répression est très important, notamment depuis la loi séparatisme, on constate un reflux très fort de l’associationnisme musulman, dont la surface sociale est en déclin. Dire que le menace est croissante me semble à rebours du déclin des formes d’organisations collectives autour de l’islam de France.

Dans La France, tu l’aimes ou tu la quittes (Seuil, 2024), co-écrit avec Olivier Esteves et Alice Picard, vous avez enquêté sur les personnes musulmanes qui souhaitent quitter la France à force d’être stigmatisées. Quels peuvent être les effets produits par ce rapport et la médiatisation qui en est faite ?

Ce type de rapport peut contribuer à justifier des départs. Dans notre enquête, nous avons montré qu’il y avait des pics de départs au moment de controverses dans le débat public autour de l’islam. Lorsque les stigmatisations viennent du plus haut sommet de l’État, elles ont une plus grande valeur symbolique. La dissolution du CCIF, en 2021, a pu être mentionnée chez certains de nos enquêtés. Comme s’ils ne pouvaient même plus se dénoncer le racisme dont ils étaient victimes.

Toutes les formes d’organisations collectives deviennent suspicieuses. Alors que ces associations, ces écoles, ces collectifs parviennent parfois à rendre la vie des musulman·es un peu moins compliquées. Instiller l’amalgame a comme effet de rendre le quotidien plus difficile qu’il ne l’est déjà. Le tout, en envoyant ce message : les musulmans ne seraient pas les bienvenus en France. C’est extrêmement violent.

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