L’ombre du très droitier milliardaire Stérin plane sur les Nuits du bien commun

Organisées depuis 2017 un peu partout en France, les levées de fonds cofondées par le milliardaire catholique et libertarien Pierre-Édouard Stérin sont particulièrement scrutées cette année par la gauche, qui met en garde contre leur idéologie réactionnaire, voire réclame leur annulation.

Mathilde Doiezie  • 4 juin 2025
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L’ombre du très droitier milliardaire Stérin plane sur les Nuits du bien commun
© Elsa Biyick / Hans Lucas / AFP

« Donner procure de la joie », clame le site internet de la Nuit du bien commun. Depuis 2017, ces levées de fonds d’un nouveau genre sont organisées un peu partout en France. À la croisée d’un Téléthon et des conférences TEDx, ces soirées invitent des particuliers, des entreprises, des fondations ou des institutions à soutenir des associations. Celles-ci viennent défendre leur projet en trois minutes sur une scène, afin de « décrocher la flamme des 100 % de [leur] objectif de levée de dons » auprès des mécènes d’un soir.

Depuis 2017, la Nuit du bien commun a été organisée dans une quinzaine de villes en France, mais aussi en Belgique et en Suisse, réussissant à lever plus de 24 millions d’euros de dons reversés à 484 projets au total. Le but principal affiché ? Encourager la philanthropie envers des associations menant des projets sociaux ou solidaires.

Continuer à faire de l’argent pour servir le Christ et la France. 

P-E. Stérin

Pourtant, sous les projecteurs de ces soirées clinquantes, un nom et tout un univers inquiètent de plus en plus à gauche : la galaxie de Pierre-Édouard Stérin, cofondateur de la Nuit du bien commun avec Stanislas Billot de Lochner et Thibault Farrenq. Le milliardaire, 104e plus grande fortune professionnelle française d’après le classement de Challenges, se présente comme un entrepreneur de 51 ans, père de cinq enfants.

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Il aime rappeler qu’il n’était qu’un gamin ayant de mauvaises notes, fils d’un expert-comptable et d’une employée de banque, qui s’était juré de devenir milliardaire. Après une école de commerce et plusieurs échecs, il a fini par faire fortune grâce aux coffrets cadeaux Smartbox et à l’entreprise de réservation de restaurants La Fourchette.

Un instrument de sa bataille culturelle

En revanche, hors de question pour lui d’être taxé sur ce magot, comme tous les Français payant des impôts. Il s’affiche en exilé fiscal, ayant quitté la France pour la Belgique au moment de l’élection de François Hollande en 2012. Libertarien revendiqué, il estime que l’État intervient trop et avec trop peu d’efficacité. Et pour lui, c’est grâce à cet impôt évité qu’il peut jouer aux philanthropes. Ce qu’il vise désormais ? « Continuer à faire de l’argent pour servir le Christ et la France », a-t-il déclaré au Figaro. Catholique, version traditionaliste même s’il en récuse le terme, Pierre-Édouard Stérin espère ainsi devenir un « saint ».

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Son investissement pour la philanthropie aurait pu rester relativement sous les radars s’il ne s’était pas fait remarquer par la fuite de son plan Périclès, révélé l’an dernier par L’Humanité. Derrière les lettres du stratège grec, Pierre-Édouard Stérin décline sa vision politique : « Patriotes enracinés résistants identitaires chrétiens libéraux européens souverainistes ». Avec ce projet, il cherche à mettre son argent au service d’une bataille culturelle, en « luttant contre les maux principaux de notre pays (socialisme, “wokisme” (sic), islamisme, immigration) ». Il prévoit de dépenser 150 millions d’euros sur les dix prochaines années pour financer ou créer des projets servant ces objectifs.

Avec Périclès, Stérin cherche à mettre son argent au service d’une bataille culturelle.

Parmi ceux-ci : réussir à créer une alliance allant de l’extrême droite à la droite libérale conservatrice. Et, plus concrètement et à court terme, faire gagner 1 000 mairies à des candidats proches de ses valeurs, dont au moins 300 pour le Rassemblement national. Un intérêt pour les urnes sur lequel les députés de la commission d’enquête sur l’organisation des élections en France auraient d’ailleurs bien aimé l’entendre, mais l’homme d’affaires a esquivé trois fois la convocation. Ces derniers viennent de saisir la justice.

À un an des prochaines élections municipales, ce dessein fait frissonner parmi une large frange de la gauche. Ce qui conduit à braquer un regard nouveau sur les éditions 2025 de la Nuit du bien commun, alors que l’événement s’est tenu récemment à Tours et à Lyon, et qu’il doit encore avoir lieu ce 5 juin à Nantes, puis à Rouen, Toulouse et Annecy d’ici à la fin du mois. Les Nuits du bien commun sont-elles un instrument d’influence au service de la bataille culturelle menée par Stérin ?

Des financements accordés à des associations antiféministes

Dans la plupart des villes hôtes, plusieurs centaines de personnes en sont convaincues et s’opposent à la tenue de ces événements. Elles sont réunies sous la bannière des Sections carrément anti-Stérin (Scas), en référence aux Sections carrément anti-Le Pen (Scalp) des années 1980. Derrière, on retrouve notamment des collectifs locaux des Soulèvements de la Terre, de la CGT, de la FSU, de LFI, d’EELV ou encore de Place publique. À Nantes, ce jeudi, une manifestation est prévue en marge de l’événement.

Alors que leurs villes accueillent les Nuits du bien commun, parfois depuis plusieurs années, les maires PS ou écologistes d’Annecy, de Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille, Nantes, Rennes et Tours ont également publié mi-mai dans Le Monde une tribune dans laquelle ils font part de leurs inquiétudes. « Sous couvert de philanthropie, c’est une vision rétrograde de la société qui s’installe insidieusement dans nos territoires […], qui oppose la morale aux droits, la charité à la justice sociale, la hiérarchie à l’égalité », écrivent-ils.

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Depuis 2017, parmi des « projets consensuels pour faire écran », plusieurs associations financées par Les Nuits du bien commun servent en effet les intérêts conservateurs, antiféministes ou encore catholiques de Pierre-Édouard Stérin. C’est le cas de la Maison de Marthe et Marie, proche des milieux anti-avortement ; de l’école catholique hors contrat Espérance banlieues, accusée de violences physiques et de racisme ; de l’Institut libre de journalisme, qui vise à former des personnes recrutées par des médias affiliés à l’extrême droite ; de l’application Chants de France (anciennement Canto), cofondée par un ancien membre du GUD et qui, parmi les paroles de « chants populaires », proposait des morceaux du IIIe Reich ; ou encore SOS Chrétiens d’Orient, très proche du régime de Bachar Al-Assad en Syrie lorsque celui-ci était encore au pouvoir.

Le « bien commun », l’écran d’une galaxie réactionnaire

Face à ces dénonciations, la fondation qui organise la Nuit du bien commun se défend. Fin 2024, elle a mis en ligne sur son site un « manifeste » où elle affirme vouloir « engager la société, de façon ouverte, apolitique et aconfessionnelle » et souhaite encourager la générosité, « quelles que soient ses convictions politiques, religieuses, philosophiques ».

Directeur de la communication, Thomas Tixier assure auprès de Politis que Pierre-Édouard Stérin « ne joue aucun rôle opérationnel, a quitté ses fonctions de gouvernance, ainsi que le bureau lors du dernier conseil d’administration », en début d’année. Il indique : « Je ne fais pas de la politique, mais de la philanthropie » et estime que « certains ont envie de cliver aujourd’hui, à neuf mois des municipales, en faisant de supposés liens entre les projets métapolitiques de Stérin et ses projets philanthropiques ».

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Pourtant, les Nuits du bien commun bénéficient bien des liens créés avec Pierre-Édouard Stérin, de son argent et de son réseau. À côté de son fonds d’investissement Otium, fondé en 2009 et avec lequel le milliardaire est devenu le premier business angel de France selon les classements Angelsquare-Challenges, l’homme d’affaires a en effet fondé le Fonds du bien commun, sa structure philanthropique, qui abonde directement les Nuits du bien commun en tant que mécène. Thomas Tixier ne nous apporte pas d’informations sur la hauteur de la participation du Fonds du bien commun, l’événement assurant « la préservation de la discrétion des mécènes ».

Des liens très étroits avec le milieu catholique traditionaliste

Si la Nuit du bien commun affirme que le choix des projets associatifs est réalisé « selon une sélection indépendante du Fonds du bien commun », les ponts entre les deux entités et leurs valeurs partagés sont manifestes. Depuis 2023, le fonds de dotation de la Nuit du bien commun est présidé par François Morinière, qui a pris la présidence du directoire du groupe Bayard à l’automne dernier et voulait d’ailleurs recruter en premier lieu Alban du Rostu s’il n’en avait été empêché par une fronde du personnel. Et depuis 2021, son vice-président est Louis de Bourbon, considéré comme le prétendant légitimiste au trône de France, fervent catholique traditionaliste.

Refuser d’être les complices passifs de cette opération d’influence.

À gauche, les différentes organisations ou élus signalant ces proximités assurent ne pas vouloir « pointer du doigt les associations bénéficiaires », dont certaines n’ont pas toujours conscience de l’univers dans lequel elles s’inscrivent en postulant à la Nuit du bien commun, et alors que les subventions sont particulièrement maigres en ce moment. En revanche, ils déclarent souhaiter « alerter nos concitoyens sur le projet politique sous-jacent » et « refuser d’être les complices passifs de cette opération d’influence ».

Alors que Pierre-Édouard Stérin et toute sa galaxie sont également à l’origine de la Maison du bien commun, de la Foncière du bien commun, d’une charte pour les ressources humaines du bien commun, d’un coffret cadeau du bien commun ou d’apéros du bien commun… c’est aussi une manière de lutter contre l’accaparement de la notion de « bien commun » derrière laquelle peuvent se cacher d’autres ambitions.

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