Hamad Gamal : « On se demande si nos vies de Soudanais comptent autant que les autres »
Réfugié soudanais en France, l’étudiant en sociologie travaille à visibiliser la situation dans son pays, alors même que le Soudan en guerre traverse, selon l’ONU, la pire crise humanitaire depuis la Seconde Guerre mondiale. Il revient sur les étapes du conflit depuis la révolution de 2018 et dénonce l’inertie de la communauté internationale.
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© Maxime Sirvins
Hamad Gamal a cofondé le média en ligne Sudfa, qui propose des analyses sur le Soudan. Il a aussi réalisé un film avec Sarah Bachellerie, En avant !, sur la révolution vue par les Soudanais·es en exil. Son travail permet de comprendre comment le pays est passé en quelques années d’une période d’espoir révolutionnaire à une situation humanitaire catastrophique.
En 2018, la révolution soudanaise aboutissait à la chute du régime d’Omar Al-Bachir, au pouvoir depuis trente ans. En novembre 2021, l’armée et les Forces de soutien rapide (groupe paramilitaire) évincent les civils du pouvoir avant d’entrer en conflit en avril 2023. Peut-on parler d’échec de la révolution ?
Hamad Gamal : La révolution de 2018 a créé beaucoup d’espoir et de détermination chez les Soudanais·es pour ouvrir une nouvelle ère et mettre fin au régime d’Omar Al-Bachir. Après la chute du régime, il y a eu la phase du gouvernement de transition. Les Soudanais·es étaient marqué·es par la peur et l’inquiétude car on voyait que les révolutionnaires perdaient le contrôle du pays. Le coup d’État du 20 octobre 2021 a été un moment de grande déception. Nos rêves étaient en train d’être détruits, l’espoir pour lequel nous étions mobilisés disparaissait. Nous ne voulions pas retourner au régime d’Al-Bachir.
Les Soudanais·es se sont mobilisé·es à nouveau pour réaliser l’objectif de la révolution. Mais, le 15 avril 2023, la guerre au Soudan a commencé, nous plongeant dans un sentiment d’échec, de tristesse mais aussi de colère. La révolution devait ouvrir une nouvelle page de l’histoire, mettre fin aux coups d’État dans le pays, amener un gouvernement démocratique, construire un pays libre et digne. Ce rêve a été écrasé par des militaires menant une guerre absurde, cherchant à accaparer le pouvoir et les ressources. L’échec de la révolution est aussi celui de la classe politique, qui n’a pas su assurer la transition du pouvoir. Mais l’espoir reste vivant chez les Soudanais·es.
Quel rôle ont eu les comités de résistance pendant la révolution ?
Les comités de résistance ont été créés à l’époque d’Omar Al-Bachir quand le contrôle et la répression étaient très forts. Les Soudanais·es ont réfléchi à une façon de s’organiser au niveau local tout en préservant la sécurité des gens et en faisant en sorte de ne pas être réprimé·es par le régime. C’est une organisation par quartier, par zone géographique. À l’époque d’Omar Al-Bachir, l’objectif était de faire vivre le service public en effectuant des travaux dans les écoles et les hôpitaux, en aidant les personnes plus vulnérables, etc.
Au jour de la révolution, l’intention politique de ces comités de résistance, jusque-là cachée, est sortie. Ils étaient déjà construits, solides, avec des liens de camaraderie entre les gens. Le comité de résistance, c’est la particularité et la fierté de la révolution soudanaise. Il montre que la révolution appartient à toutes les classes sociales de la société, laquelle inclut l’ensemble des citoyen·nes dans ces procédures révolutionnaires.
Un pays entier est détruit dans un silence total.
Les gens ont réfléchi ainsi : « Dans l’histoire du Soudan, on a eu deux révolutions mais sans résultats, car c’étaient des révolutions menées par la hiérarchie politique. Ce qu’on va faire cette fois, c’est prendre le contrôle de la situation et mener la révolution du bas vers le haut. » Ces comités de résistance ont donné la possibilité à l’ensemble de la population de participer. Pour les femmes, qui étaient majoritairement écartées du système politique, et la jeunesse, qui n’a pas beaucoup d’expérience politique, c’était une grande occasion de réfléchir, de proposer, de participer à la discussion, etc.
Que sont devenus ces comités de résistance avec la guerre ?
Quand la guerre a commencé, ils ont essayé de jouer un rôle humanitaire, au moment où le Soudan était abandonné par le monde entier. Ils ont essayé de répondre aux urgences de la vie quotidienne des Soudanais·es, qui se retrouvent pris dans des difficultés et des vulnérabilités économiques, sociales, sécuritaires. Ils ont aussi fait de la coordination pour évacuer les personnes les plus vulnérables vers les zones qui sont plus sûres. Tout en documentant les violations des droits de l’homme commises par les deux camps politiques en conflit.
Ces comités de résistance sont les premières victimes de cette guerre, car ils représentent la société civile soudanaise qui, à un moment, essayait de prendre le contrôle du pays et de dégager les militaires des positions de pouvoir. Comme ils ne font partie ni de l’armée soudanaise ni des Forces de soutien rapide [milice dirigée par le général Mohamed Hamdan Daglo, ancien adjoint du général Abdel Al-Burhane, dirigeant de facto du pays depuis le coup d’État de 2021, N.D.L.R.], ils sont souvent ciblés.
Et comme ils ne veulent pas prendre les armes, ils sont plus vulnérables et ils n’ont pas la capacité de se défendre. Dans cette guerre, la société civile n’a pas la possibilité de s’exprimer. Les vies sont menacées. Quoi que tu fasses, quoi que tu dises, quelqu’un en face de toi a des armes et n’hésite pas à tirer vers toi sans raison.
Plus de 150 000 personnes sont mortes et 13 millions ont été déplacées dans un pays qui comptait 50 millions d’habitants. Selon l’ONU, le Soudan traverse « la crise humanitaire la plus importante depuis la Seconde Guerre mondiale ». Comment expliquer le silence assourdissant de la communauté internationale ?
Un pays entier est détruit dans un silence total. Sans aucune intervention de la communauté internationale, que ce soit pour protéger les civils ou délivrer une assistance humanitaire. Aucune initiative n’est prise pour négocier avec les deux généraux en conflit. Ça nous amène à nous questionner sur nos valeurs humaines. On se demande si nos vies en tant que Soudanais comptent autant que les autres. Les acteurs étrangers jouent un rôle très important dans le conflit. Les généraux sont soutenus par des puissances étrangères, des armes leur sont fournies, ce qui leur permet de continuer la guerre.
La communauté internationale est censée prendre ses responsabilités, réagir de façon rapide et efficace pour faire respecter le droit international ; c’est en tout cas ce qu’attendent les Soudanais·es. À Gaza, la guerre est filmée, mais au Soudan non. Il est nécessaire d’ouvrir les yeux. Il y a la famine, les meurtres, la torture. Malgré tout ça, la communauté internationale est restée très silencieuse.
Pourquoi ? Le premier élément, c’est que ça l’arrange, pour ses intérêts économiques, que le Soudan soit un pays faible, sans stabilité ni sécurité. Le deuxième élément, c’est un regard avec un biais raciste selon lequel le Soudan fait partie des pays africains où on imagine que les gens ont l’habitude de se taper dessus, de tuer et d’être en conflit sans aucune raison. Et qu’à un moment ils vont se calmer, comme ça se passe en fait partout en Afrique.
Des armes françaises et des technologies françaises sont utilisées au Soudan.
Enfin, la communauté internationale est impliquée dans la guerre au Soudan. Il y a des armes américaines et européennes, malgré une résolution de l’ONU qui en interdit la livraison. Il y a quelques semaines, Amnesty International a révélé que des armes françaises et des technologies françaises sont utilisées au Soudan. C’est un élément que la communauté internationale n’a pas envie de regarder, parce que cela montre sa responsabilité.
Comment la guerre a-t-elle renforcé les discriminations ethniques au Soudan ?
À son époque, Omar Al-Bachir a cherché à diviser les Soudanais·es selon leur religion, leur appartenance géographique ou ethnique. Cette stratégie de « diviser pour mieux régner » est issue de l’époque coloniale, qui avait réservé aux Soudanais·es du nord le droit à l’éducation et à la civilisation. Ce problème a été résolu par les révolutionnaires quand la révolution a éclaté. La population s’est rendu compte qu’elle a été instrumentalisée, divisée de manière calculée par l’ancien régime. La mobilisation des révolutionnaires était un moment de solidarité, de rejet de cette discrimination et de ce racisme-là. Quand la guerre a éclaté, les membres de l’ancien régime ont réactivé ce sentiment d’appartenance, pour encourager les gens à participer à la guerre.
En octobre 2023, vous aviez traduit et publié sur Sudfa média une charte révolutionnaire pour sortir de la guerre. Quelles seraient les perspectives pour sortir de la situation actuelle ?
Cette charte, écrite par les comités de résistance, est arrivée à un moment marqué par une guerre médiatique opposant plusieurs narratifs sur la guerre. Il y a le récit relayé et répandu par l’armée soudanaise, qui prétend mener une guerre de dignité, de souveraineté, contre une milice qui n’a aucune vision politique. L’armée affirme que laisser cette milice gagner ferait tomber le pays dans un chaos politique et sécuritaire. De l’autre côté, il y a le récit des Forces de soutien rapide, qui clame que c’est une guerre pour la démocratie, contre l’ancien régime et contre l’État de 1956, l’année de l’indépendance du Soudan.
Les comités de résistance ont voulu proposer un autre narratif, selon lequel ni l’armée soudanaise, ni les Forces de soutien rapide, ni les autres groupes armés n’ont leur place dans le système politique au Soudan. Le système politique doit appartenir à la société civile soudanaise. C’est la vision de la jeunesse. Ce qui est particulier dans cette charte-là, c’est qu’il ne s’agit pas juste de dire que ça ne va pas, mais de proposer des solutions : il y a, par exemple, une proposition sur la réforme de l’institution militaire au Soudan. Et des propositions sur ce qu’on fera après la guerre, sur qui sera aux responsabilités et sur la direction que nous prendrons.
Quel a été le rôle des exilés soudanais et soudanaises en soutien à la révolution et pendant la guerre au Soudan ?
Notre départ du pays n’était pas volontaire mais forcé. Ça nous pousse à agir pour changer la situation dans notre pays afin de pouvoir y retourner un jour. Le rôle de la diaspora soudanaise en France a été très important, notamment dans le soutien à la mobilisation révolutionnaire. Dès le premier jour des manifestations, on a essayé de s’organiser ici pour apporter un soutien moral et matériel aux Soudanais·es, pour aider les blessés de la révolution et les familles de victimes. Un soutien politique, aussi, dans le sens où on essaye de mobiliser la société civile française et de faire pression sur les acteurs internationaux.
En même temps, nous essayons d’agir à notre niveau, à partir d’une vision de la diplomatie populaire, qui consiste à aller chercher d’autres personnes qui ont envie de soutenir la population soudanaise. On montre et on explique dans nos discours que cette population est un potentiel allié, dans le sens où nous partageons des valeurs : la démocratie, la fraternité, la solidarité, le vivre-ensemble. On n’a pas besoin de se trouver de points communs en termes d’appartenance ethnique, géographique ou religieuse. Il suffit de se retrouver sur les valeurs pour lutter ensemble. C’est ce qu’il faut retenir comme leçon de la révolution soudanaise.
Avec la gauche française, nous avons des relations compliquées mais fondées sur le dialogue.
Nous sommes très proches des révolutionnaires et des camarades syriens et iraniens, dont les expériences nous inspirent. Nous sommes aussi en contact avec des Érythréens qui essaient de comprendre comment faire une révolution sans tomber dans la violence dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui au Soudan. Avec la gauche française, nous avons des relations compliquées mais fondées sur le dialogue.
Je crois qu’on a beaucoup progressé mais qu’il y a encore du travail à mener au regard de l’histoire coloniale, de la place des exilés dans ce pays et de la scène politique en France de manière générale. Autrefois, la gauche était « docteur », elle donnait des leçons sur la manière de faire des révolutions, de parler, etc. Aujourd’hui, la jeunesse en France est très sensible à la question du racisme et ne nous considère pas comme des « élèves ». Elle apprend de nos expériences.
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