Ivry-sur-Seine à l’épreuve de la mixité scolaire
Dans la ville de petite couronne francilienne en cours de gentrification, la diversité sociale s’arrête aux portes de l’école. Mais parents et enseignants se battent pour cet enjeu politique.
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© Alexandre Rault / Hans Lucas / AFP
Dans la promenade des Petits-Bois, à Ivry-sur-Seine, c’est comme si l’été était déjà là. Les adolescents se croisent dans ce parc qui surplombe le collège Henri-Wallon. En cette fin d’année scolaire, les pensées sont déjà aux vacances. Mais, pour certains parents, le mois de juin arrive avec plein de questions. « J’ai encore des amis qui inscrivent leurs enfants dans le privé pour septembre », explique Caroline*, qui traverse le parc avec ses enfants.
Les prénoms suivis d’une astérisque ont été modifiés.
Tandis que son fils, Max, 10 ans, marche devant avec son copain, elle tient la main de sa dernière, Léna, qui vient d’avoir 6 ans. « Lorsque ma fille était à la crèche, j’avais l’impression d’une plus grande mixité. Mais, depuis l’arrivée en primaire, je vois chaque année des élèves disparaître. Forcément, on s’interroge. D’autant que ce sont des enfants dont les parents nous ressemblent, blancs et CSP+. Des bobos, quoi », sourit celle qui travaille à son compte dans la communication.
Avoir de la mixité sociale dans un quartier ne signifie pas forcément qu’il y en aura dans les écoles et les collèges.
Y. Souidi
Souvent qualifiée de ville « en cours de gentrification », comme bien d’autres territoires de la petite couronne, Ivry-sur-Seine attire des familles plus aisées qu’auparavant, intéressées par la proximité avec Paris et un immobilier moins cher. Entre 2015 et 2021, la ville a vu sa population augmenter de 1,2 % chaque année, pour atteindre 64 000 habitants. Mais cette gentrification s’arrête souvent aux portes des établissements scolaires.
« Avoir de la mixité sociale dans un quartier ne signifie pas forcément qu’il y en aura dans les écoles et les collèges, constate Youssef Souidi, sociologue et spécialiste de ces questions. Dans des quartiers gentrifiés, les élèves défavorisés fréquenteront un collège dont la composition sociale reflète celle du quartier, tandis que les élèves favorisés iront dans des établissements où la composition sociale est plus aisée que celle du quartier. »
L’indice de position sociale (IPS) permet de déterminer la composition sociale des établissements en prenant en compte les conditions socio-économiques des élèves. À Ivry-sur-Seine, sur les quinze écoles publiques, 11 ont un IPS en deçà de la moyenne nationale (entre 84 et 91 contre 103). Parmi les collèges, les IPS plafonnent entre 87 et 97, tandis que la moyenne s’établit à 100.
« On sait que certaines familles, les plus aisées, évitent les établissements dont elles dépendent, soupire Marie*, enseignante de CM2 qui exerce dans la ville depuis près de vingt ans. Ce n’est pas normal d’avoir des IPS aussi bas dans les écoles où il y a des lofts et de grandes maisons. »
Stratégies d’évitement
Pourquoi cet évitement scolaire ? Est-ce par défiance envers les établissements publics ? Dans l’académie de Créteil, où il y a davantage de professeurs contractuels et d’enseignants non remplacés, « les parents peuvent craindre pour la scolarité de leurs enfants », avance Léo Morel, professeur de physique-chimie au collège Georges-Politzer et représentant Snes-FSU.
« Mais ce problème n’est pas propre à Ivry : l’État ne met pas assez d’argent dans l’école publique pour garantir de bonnes conditions d’apprentissage aux élèves. » Au niveau local, la renommée des établissements peut aussi engendrer une défiance. « Cette réputation d’une école ou d’un collège, ce n’est pas une donnée scientifique. Ce sont des rumeurs dont on ne connaît pas l’origine », soupire Lise Marchand, de l’union locale de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE) d’Ivry-sur-Seine.
La mère d’élève cite notamment le cas de l’école Joliot-Curie, divisée en deux sites qui partagent les mêmes bâtiments. Pourtant, parmi les parents, l’idée persiste : Joliot B « serait mieux ». Ce cas d’école peut s’expliquer dans les bassins de recrutement de chaque entité, explique Youssef Souidi. « D’autant que les perceptions, les propriétés que l’on donne aux élèves peuvent jouer. Schématiquement : quand il y a une école d’élèves blancs et une école d’élèves d’origines ethniques diverses, l’une va être vue comme meilleure, malheureusement. »
Dans l’école Joliot-Curie, un travail a été mené sur la composition des classes afin d’atténuer cette réputation. « En prenant en compte les fratries et la mixité filles-garçons, il a été décidé de composer les classes sans distinguer les sites », explique Lise Marchand. Mais se battre contre des rumeurs n’est pas facile. À Ivry comme ailleurs, les stratégies d’évitement scolaire sont bien connues des parents qui ont les codes du système scolaire.
Les familles sont bien contentes de vivre à Ivry, où la vie est moins chère, mais elles ne jouent pas le jeu de la mixité !
Marie
En première ligne : l’inscription dans un établissement privé. « Chaque année, en fin de CM2, on voit des élèves partir vers Paris, dans le privé. La proportion n’augmente pas, mais elle reste stable », constate Marie. L’enseignante de CM2 ne cache pas son énervement sur ce recours au privé. « Les familles sont bien contentes de vivre à Ivry, où la vie est moins chère, mais elles ne jouent pas le jeu de la mixité ! » Pour les établissements privés situés dans le 13e arrondissement de Paris, l’accueil des petits Ivryens représente un enjeu alors que la capitale connaît une baisse démographique.
L’autre stratégie de l’évitement scolaire tient en un mot : dérogation. Les familles peuvent demander à la mairie ou au rectorat de scolariser leurs enfants dans un autre établissement public que celui dont ils dépendent. Dans le second degré, on estime qu’en moyenne 13 % des collégiens obtiennent une dérogation, indique Youssef Souidi. « Ces chiffres sont bien plus difficiles à obtenir pour le premier degré puisque c’est traité au niveau de la mairie. »
À Ivry-sur-Seine, « on constate que les dérogations se font de plus en plus tôt dans la scolarité », estime Lise Marchand, qui, en tant que représentante FCPE, siège au sein des commissions dérogations. Avec la mairie communiste, les membres de ces instances tentent de repérer les faux arguments. « On nous demande une dérogation parce que l’enfant est asthmatique. Alors qu’il sera tout aussi asthmatique à Paris qu’à Ivry ! » Mais les membres de la FCPE insistent sur une chose : ne pas être dans le jugement. « On ne connaît pas la réalité de chaque famille, pointe Nathalie Letessier, de la FCPE. Et quand on touche à l’enfant, c’est quelque chose de sacré. »
Elle-même s’est posé la question de l’évitement scolaire lorsqu’il a fallu inscrire sa fille en primaire, à l’école Makarenko, en éducation prioritaire (REP) : « J’avais quelques craintes au début, contrairement à mon mari. Finalement, c’est le fait d’avoir des classes de CP dédoublées qui m’a convaincue ! » Des écoles et des collèges de la ville se battent depuis plusieurs mois pour être labellisés éducation prioritaire, s’appuyant sur les IPS faibles. « Il peut y avoir des inquiétudes sur le label REP, mais nous informons les parents de ce que cela signifie vraiment pour leurs enfants : des projets, des équipes stables et des classes en petits effectifs », explique la mère d’élèves très mobilisée sur le sujet.
L’idée, c’est aussi de montrer que non, on ne ferme aucune porte à son enfant en l’inscrivant dans le public !
L. Marchand
Outre les moyens supplémentaires, Nathalie a vu les effets de la mixité sur sa fille, durant sa scolarité à Makarenko. « C’est bête à dire, mais elle y a appris la tolérance : je la vois interagir tout naturellement avec des enfants en situation de handicap, des jeunes allophones… En bref, des enfants très différents d’elle. Certes, il nous a fallu être en renfort sur certains apprentissages. Mais ces valeurs que lui a données l’école, nous n’aurions pas pu les lui transmettre. Du moins pas de cette manière. »
Stratégie d’attractivité
Face aux évitements, le public déploie sa stratégie d’attractivité. Par exemple, avec la classe à horaires aménagés musique au sein du collège Molière, ou l’option escalade qui doit ouvrir au collège Gisèle-Halimi. « L’idée, c’est aussi de montrer que non, on ne ferme aucune porte à son enfant en l’inscrivant dans le public ! », insiste Lise Marchand. Afin d’éviter de créer de la ségrégation à l’intérieur de l’établissement, les équipes font attention à la composition des classes, souligne Léo Morel. « Il ne s’agit pas de faire une classe avec tous les élèves en horaires aménagés. Ceux-ci sont répartis sur deux classes. Il en va de même avec l’option de latin. »
Mais cette question d’attractivité en pose une autre, celle de la concurrence des établissements sur le marché éducatif. Un discours clientéliste qui interroge quand il est question d’un service public alimenté par des paroles et des réformes politiques qui encouragent toujours plus cette mise en concurrence au sein de l’éducation. C’est bien là tout le paradoxe de la mixité scolaire, pointe Youssef Souidi. « On fait reposer cet enjeu sur les épaules des parents, alors qu’il s’agit de la responsabilité des pouvoirs publics. » Parmi les parents et les enseignants d’Ivry-sur-Seine, on acquiesce.
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