Au cinéma, la violence est un long fleuve tranquille
Porter plainte au risque d’être mal reçue, de subir une enquête biaisée ou la puissance d’une célébrité. Ne pas engager de procédure mais, ainsi, ne jamais accéder à une quelconque réparation. De ce dilemme violent, les hommes accusés restent toujours épargnés.

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Le réalisateur David Moreau accusé de viol, une information judiciaire ouverte « J’ai envie de changer de métier après chaque film »Plainte en soixante-douze heures, certificat médical, témoignages disponibles. Pour Mathilde*, habilleuse, qui a porté plainte pour viol contre le réalisateur David Moreau, lors du tournage de King en 2020, « toutes les cases » lui semblent cochées. Dans un café du XIIe arrondissement de Paris, en janvier, elle note à Politis, amère : « J’avais l’impression d’être la victime parfaite, celle qui a fait toutes les démarches comme il fallait ». Mais non.
Les prénoms suivis d’une astérisque ont été changés.
C’était sans compter la négligence policière, cette fois-ci illustrée par un enquêteur qui, placé en arrêt de travail, n’a pas confié le dossier à son collègue avant de partir. Les attendus de l’institution judiciaire et du gouvernement, poussant à tout va à déposer plainte, étaient pourtant respectés. Mais pendant de longs mois, les investigations patinent.
Résultat : très peu de personnes interrogées. Quatre ans d’attente avant un classement sans suite. L’épilogue d’une enquête lacunaire où les personnes les plus proches de Mathilde, celles qui ont été avec la technicienne quelques heures après les faits dénoncés, n’ont pas été appelées. Sauf une, qui a eu le privilège de recevoir un coup de fil trois mois après le tournage, pendant lequel les seules informations qui comptaient aux yeux du policier étaient celles-ci : Mathilde est-elle de nature « à draguer les hommes » ? Est-ce quelqu’un « d’aguicheur », qui s’habille « de manière provocatrice » ?
Pour celles qui subissent des violences, mais qui préfèrent ne pas pousser la porte d’un commissariat –de peur d’être mal reçues, de perdre leur emploi, ou d’être écrasées par la puissance que peut mobiliser une personnalité connue –, la reconnaissance du statut de victime et la recherche d’une justice hors-institution leur sont souvent impossibles. Pas tellement crues, et l’auteur, pas si coupable.
Combien de femmes reçoivent encore pour consignes de « faire attention avec cet acteur » ?
Mais si la plainte est considérée comme la condition pour tenter d’obtenir réparation, encore faudrait-il que la justice soit prête à l’accueillir. Certes, après le travail de nombreux collectifs, les révélations médiatiques et les rares condamnations, un lent changement est en cours. La commission d’enquête sur les violences dans les secteurs de la culture a rendu un rapport sévère, en avril, où la prévention, la sanction et la condamnation de dysfonctionnements doivent être intégrés, systématisés.
Pourtant, combien de femmes reçoivent encore pour consignes de « faire attention avec cet acteur » ? Combien entendent « ne reste pas seule en loge », « attention dans la voiture avec lui », « tu verras, il peut être lourd » ? Elles sont régisseuses, coiffeuses, habilleuses, assistantes de réalisation, voire actrices. Des postes « interchangeables », disaient certaines d’entre elles dans notre enquête où neuf femmes dénonçaient des violences sexistes et sexuelles de la part de l’acteur Gérard Darmon, face « à l’impunité accordée à l’artiste ». Certaines d’entre elles hésitent à changer de métier. D’autres quittent le cinéma.
Show must go on
Pour les hommes visés par une plainte ou accusés par des témoignages, la vie continue. The show must go on. David Moreau a réalisé un film, MadZ, en 2024, et a sorti un autre, Other, mercredi 9 juillet. Gérard Darmon, lui, continue d’enchaîner les projets, sans que les récits qui l’accusent ne gênent quoi que ce soit : la pièce dans laquelle il joue, Une situation délicate, a été diffusée par France.tv, le 31 mai.
Le 11 avril, l’acteur est invité dans l’émission de Jean-Luc Reichmann, « On se tutoie ?… » Une demi-heure d’interview sans mentionner que de telles accusations existent. En revanche, on apprend que Gérard Darmon n’a su nager qu’à 37 ans, ou qu’il a adore le Tour de France et faire la sieste. Une autre création, Un Château de cartes, démarre à partir du 12 septembre au Théâtre des Nouveautés, à Paris. Les affiches promotionnelles colorent les kiosques et les panneaux publicitaires. Au théâtre ou au cinéma, la violence est un long fleuve tranquille.
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