« L’érotisation de la domination masculine ne se résume pas à la pornographie »

Docteur en sciences de l’information et spécialiste de la consommation pornographique des jeunes, ludi demol defe considère que la lutte contre la pornographie sert de paravent à celle contre les violences sexuelles.

Élise Leclercq  • 18 juillet 2025 abonné·es
« L’érotisation de la domination masculine ne se résume pas à la pornographie »
© Cyrus Crossan / Unsplash

Mardi 15 juillet, le Conseil d’État a tranché : les sites pornographiques installés dans l’Union européenne doivent désormais vérifier l’âge de leurs utilisateur·ices et interdire l’accès aux mineur·es. Cette décision est loin de satisfaire l’industrie pornographique qui a, depuis, bloqué ses contenus en France. La confidentialité des utilisateur·ices est au cœur du débat. Mais pour ludi demol defe, docteur en sciences de l’information et spécialiste de la consommation pornographique des jeunes, c’est également une mesure contre-productive. Cette décision illustre, selon elle, une volonté de se focaliser sur la pornographie plutôt que de régler le problème de fond : les violences sexistes et sexuelles.

À la suite de demandes d’obligation de vérification d’âge, notamment par le biais de carte bancaire ou identité, certaines plateformes comme Youporn, Pornhub ont décidé de bloquer leurs accès en France. Qu’en pensez-vous ?

ludi demol defe : Pour commencer, c’est une mesure technologiquement obsolète. En passant par un VPN [réseau privé virtuel, N.D.L.R], cette mesure est facilement contournable sans grande connaissance informatique. Le non-accès à ces sites pornographiques ralentit les mineurs, mais ralentit aussi les adultes, ces derniers ne voulant pas toujours donner leurs coordonnées bancaires pour consulter de la pornographie. Ce que je redoute le plus, c’est que cette mesure réorganise les usages et pratiques de diffusion de contenus pornographiques, participant à developper un marché noir.

Il y a peu de modération sur les sites pornographiques, mais il y a quelques recours possibles. Sur le marché noir, nous n’aurons aucune prise, aucun recours, aucune modération. Les consommateurs de pornographie passant par des canaux de diffusion non contrôlés auront accès à du contenu volé auprès de personnes dont c’est le métier, mais également à des contenus illégaux : images volées, film d’agressions sexuelles… Il n’y aura plus aucun recours possible.

On ne s’attaque toujours pas aux problèmes de fond que sont la domination masculine et des mécanismes de violence.

Cette mesure est également politiquement inefficace. Quels sont les dangers de la pornographie pour les mineurs ? Ce serait la domination masculine et les représentations et glamourisation des violences sexistes et sexuelles. Seulement ces problèmes ne sont pas cantonnés à la pornographie. Interdire la pornographie et – dans le même temps – laisser des hommes condamnés capitaliser socialement et financièrement ne sert à rien. Je pense ici à Nicolas Bedos, mais la minimisation des actes des agresseurs et la silenciation des victimes sont systémiques et omniprésentes : Joël Guerriau, Jean-Marc Morandini, Gérard Depardieu… la liste des agresseurs dont les actes sont publiquement minimisés au détriment des victimes est longue.

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C’est un peu comme mettre une nouvelle rustine sur le pneu d’un vélo qu’il faut changer. On ne s’attaque toujours pas aux problèmes de fond que sont la domination masculine et des mécanismes de violence. Cette mesure répond à une angoisse des adultes – qu’il faut traiter – mais ça ne répond pas au problème de fond.

Quel est le problème de la pornographie ?

Personne ne pose jamais la question : quel est le problème de la pornographie ? Ce qu’on lui reproche est d’érotiser la domination masculine. Le deuxième argument, c’est que les jeunes reproduiraient ce qu’ils voient. Pourtant la question de la domination masculine et de l’érotisation de la violence n’est pas intrinsèque à la pornographie. Elles sont présentes dans la pornographie, certes, mais elle ne se résume pas à ça.

Si la pornographie n’existait pas, la domination masculine ne disparaîtrait pas pour autant.

Mais surtout, l’érotisation de la violence et l’érotisation de la domination masculine ne se résument pas à la pornographie. Cette dernière est une production culturelle faite par des gens qui vivent dans notre société. Ils n’ont pas inventé la domination masculine, ils l’ont reprise et mise sous une autre forme. Si la pornographie n’existait pas, la domination masculine ne disparaîtrait pas pour autant.

Deuxièmement, aucune étude ne démontre que la pornographie aurait des effets directs et immédiats et/ou favoriserait un passage à l’acte. Nous devons réfléchir à la violence, à la domination masculine, mais pourquoi ne cibler que la pornographie ? On pense à tort que les jeunes sont des idiot·es, alors que si on leur apprenait à developper leur esprit critique vis-à-vis de toute forme de domination ou de violence, ils et elles comprendraient que ça s’applique aussi à la pornographie, et à l’ensemble de la société.

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Nous pouvons aborder ces sujets très tôt avec un vocabulaire adapté. Il ne s’agit pas de parler en premier de reproduction, mais de parler de consentement, de dire que personne n’a le droit de toucher le corps de l’autre, de repérer ce qu’est une situation de violence – chez soi ou chez les autres. Les résultats seraient plus importants en englobant toutes les violences, et pas seulement celles de la pornographie. Les violences sexuelles ne datent pas de l’accès à la pornographie sur internet, elles existaient avant. Le mouvement #MeToo en est une triste illustration : les violences sexuelles sont présentes dans toutes les sphères de la société

Mais plusieurs études et rapport comme celui du HCE expliquent que le porno est dangereux…

Malheureusement ce rapport, comme celui du Sénat, ne rend pas compte de l’état des connaissances sur le sujet à l’heure actuelle. Le rapport du Sénat a évacué toutes les critiques scientifiques des auditionné·es qui n’allaient pas dans leur sens. Quant au rapport du Haut conseil à l’égalité (HCE), un chercheur non-abolitionniste a été évincé en amont du rapport et les études retenues ont été sélectionnées, non pour leur pertinence scientifique, mais parce qu’elles alimentaient leur discours abolitionniste.

Il est plus acceptable et chic de dire « je lis le Marquis de Sade » que de dire qu’on regarde de la pornographie.

Nous sommes dans un pays réactionnaire. La France est abolitionniste depuis 1960, par la ratification de la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui. La France veut interdire la prostitution et veut abolir et supprimer tout ce qui est lié au travail du sexe. Sauf que depuis 1960, plusieurs organisations comme Amnesty International, Médecins du Monde ou Unaids et l’OMS, ont produit des études montrant que les politiques abolitionnistes font pire que mieux. Ils préconisent la dépénalisation et la déstigmatisation du travail du sexe. Malheureusement la France est restée coincée dans les années 60, sans prendre en compte les nouvelles données et recommandations.

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La pornographie est aussi une question de classe : il est plus acceptable et chic de dire « je lis le Marquis de Sade » que de dire qu’on regarde de la pornographie. Pourtant, en termes de torture, de viols et de violences, les écrits du Marquis de Sade feraient passer certains producteurs de pornographie pour des bisounours. Les productions culturelles sexuellement explicites ne posent pas de problème tant que seule une partie de la population peut y accéder.

Dès qu’une technologie de diffusion de masse apparaît, les inquiétudes s’éveillent. Depuis les années 2000, c’est internet, dans les années 80-90, c’était la télé et avant, la radio… On peut remonter ainsi jusqu’à l’imprimerie. La pornographie a toujours existé. Mais le problème se pose quand plus de monde peut y accéder. L’inquiétude est encore plus grande quand des publics habituellement sous contrôle, comme les jeunes, y accèdent plus facilement.

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Société
Publié dans le dossier
IA : un nouveau porno pour mascus
Temps de lecture : 7 minutes

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