Rima Hassan et Rokhaya Diallo : « La gauche ne se réduit pas à la colère »
Juriste devenue eurodéputée, la première est l’une des voix françaises qui dénoncent le génocide des Palestiniens. La seconde, journaliste, autrice et documentariste, est engagée dans la lutte féministe antiraciste. Des combats motivés et rythmés par les émotions. Rencontre exceptionnelle.
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© Maxime Sirvins
Rokhaya Diallo est journaliste, autrice de nombreux livres et documentaires et enseignante à Georgetown University (Washington). Autrice du récent Dictionnaire amoureux du féminisme (Plon, 2025) et créatrice du podcast « Kiffe ta race » avec Grace Ly, elle intervient régulièrement sur les plateaux télévisés, où elle porte une parole de gauche, antiraciste et féministe.
Rima Hassan est juriste franco-palestinienne, est née en 1992 dans un camp de réfugiés en Syrie. En juin 2024, elle est élue au Parlement européen avec La France insoumise. Elle a fait partie de l’équipage de la Flottille internationale avec Greta Thunberg, qui a essayé de briser le blocus à Gaza avant d’être arrêté par l’armée israélienne en juin 2025.
Quelles émotions ont été à l’origine de vos engagements politiques ?
Rima Hassan : Mon moteur, c’est la colère. L’Observatoire des camps de réfugiés vient de ma colère d’être née dans un camp, et la question était d’en faire quelque chose qui éduque sur le sujet. Mon engagement pour la Palestine vient aussi de ce sentiment de colère. La question, c’est de savoir comment l’utiliser pour rassembler et convaincre.
Rokhaya Diallo : Le sentiment qui a motivé mon engagement, c’est la frustration face à un espace public étriqué. L’impression d’entendre des choses qui ne correspondaient pas à ce que je percevais, à ce que je ressentais, à ce que mes proches et moi vivions. Ce sentiment accumulé au fil des années m’a donné envie de proposer autre chose, une alternative.
Utilisez-vous l’émotion comme un outil politique ?
R. H. : En politique, il y a une lutte interne contre ce conditionnement qui tend à taire les émotions. Certaines circonstances, comme les moments où l’on doit vulgariser un sujet, peuvent rendre difficile le partage des émotions. Je n’anticipe pas du tout ma manière de transmettre mes émotions : il y a des moments où j’arrive en me disant que je vais bien gérer une interview et où, finalement, je me laisse déborder. On vient en politique avec ce qu’on est. La politique est déjà très codifiée, c’est important de laisser aux émotions la possibilité de s’exprimer.
R. D. : La question du calme revient beaucoup. Je débats depuis quinze ans et on me félicite souvent de répondre calmement lors de débats avec des gens très virulents. Ce qui semble être un compliment me pose question : cela laisse entendre que la seule manière d’être entendue et perçue comme digne, c’est de répondre sans colère, même quand on est attaquée. Pourtant, il ne serait pas indigne ou illégitime que j’exprime de l’énervement. Il ne faut pas attendre des personnes opprimées qu’elles réfrènent leurs expressions, leurs émotions, pour s’adapter à un moule de la dignité forgé sur l’idée de la raison occidentale.
Ça m’inquiéterait de ne plus pleurer face aux images de Gaza.
R. Hassan
Sentez-vous justement un décalage entre la manière dont vous exprimez vos émotions dans les médias – avec calme, par exemple – et la manière dont elles sont perçues ?
R. D. : Je pense que les personnes qui sont en désaccord avec moi se sentent davantage agressées par mes positions que celles qui les soutiennent. Face à un désaccord, plus je suis calme, plus ça produit de l’anxiété, de la colère et de la virulence chez l’autre. C’est assez intéressant de voir que le fait de ne pas souscrire au cliché sexiste de la femme « hystérique » ou de la femme noire en colère puisse à ce point déstabiliser. Même dans une expression relativement calme, ma parole peut être ressentie comme très agressive.
R. H. : Quand j’ironise sur le fait que François-Xavier Bellamy et ses amis dorment bien la nuit à l’idée de soutenir le régime israélien, et que ça ne va pas durer, je suis attaquée pour menaces de mort. Or je n’ai menacé personne, je faisais simplement référence à leur manque de conscience. Dès que je m’autorise cette colère, elle est amplifiée dans l’analyse, dans la lecture qui en est faite.
R. D. : Le fait qu’on interprète ton propos comme une menace de mort est purement raciste. Les mêmes mots prononcés par une femme blanche n’auraient jamais été interprétés comme l’intention de tuer François-Xavier Bellamy.

Rima Hassan, comment percevez-vous l’acceptation de vos émotions en politique, au regard de la manière dont sont valorisées les colères des hommes blancs du même milieu ? L’exemple de Jean-Luc Mélenchon est assez frappant.
R. H. : Jean-Luc Mélenchon est quand même assez diabolisé pour la manière qu’il a d’incarner la politique. Ses paroles sont toujours surinterprétées. Je ne dis pas qu’il n’y a jamais d’erreurs dans la communication, on en fait tous. Mais il est sûr que pour les femmes, notamment racisées, la colère n’est pas acceptée de la même manière. On le voit même avec des femmes blanches, comme Ségolène Royal, que Nicolas Sarkozy a tenté d’humilier pendant la campagne de 2007 lorsqu’elle s’est mise en colère. Elle avait raison, il y a des colères saines. On a plein d’exemples de femmes de gauche comme de droite à qui on nie le droit d’être crédibles et d’avoir des émotions. Ça n’est pas le cas pour les hommes.
Comment vivez-vous personnellement le fait de susciter beaucoup d’émotions chez des gens qui projettent leur haine ou leurs espoirs en vous ?
R. D. : Ça ne me préoccupe pas plus que ça. Le fait de provoquer de la détestation chez certaines personnes est pour moi un bon indicateur : cela signifie que les sujets que j’aborde indisposent les tenant·es du statu quo. C’est presque une boussole. Quant à celles et ceux qui me soutiennent, c’est toujours très touchant. Il y a eu des moments de découragement où j’ai été rattrapée dans mes hésitations par des remerciements exprimés dans la rue. Je suis arrivée dans l’espace médiatique à une période où les femmes noires étaient encore plus rares qu’aujourd’hui.
Cette singularité fait de moi une surface de projection et un moteur d’identification assez fort. Ça me touche et m’honore profondément, et en même temps je ressens la pression d’une responsabilité qui me dépasse. Contrairement à Rima, je ne suis pas élue et on ne m’a confié aucun mandat. C’est un choix que j’ai fait. Pourtant, certain·es estiment que je les représente d’une certaine manière, ce qui peut parfois nourrir chez moi la crainte de les décevoir ou de commettre des erreurs.
La joie est une forme de résistance dans le monde actuel.
R. Diallo
R. H. : Je n’ai pas autant d’expérience et de recul que Rokhaya. Ça fait un an que je suis vraiment très exposée, tout est allé très vite pour moi. J’ai eu très souvent des moments de dissociation. J’ai pu me retrouver dans des grands meetings de soutien, entourée de plein de gens, et me demander ce que je faisais là. J’ai aussi ressenti ça dans des moments moins agréables, comme quand j’ai été interrogée de façon complètement absurde pendant onze heures par la police. Je vis mal le monstre qu’on a fait de moi : l’islamiste, l’antisémite, la femme incontrôlable… C’est allé loin.
Par moments, je ne vis pas non plus très bien le fait d’être considérée comme l’icône d’une lutte. Ça ne laisse pas de place à la marge d’erreur et ça met une pression énorme. Ça déshumanise. Une fois, je me suis mise à pleurer en pleine rue à Strasbourg. J’étais fatiguée, j’ai craqué. J’ai été arrêtée par des gens qui me demandaient des photos et qui ne comprenaient pas que ce n’était pas le moment. Ils n’ont pas compris où j’étais d’un point de vue émotionnel. Quand je m’autorise à passer un bon moment, on me le reproche parce qu’on est en plein génocide. Je sens que je n’ai pas trop de marge d’erreur par rapport à ce qu’on projette sur moi.
Ce genre de discours vous expose au cyberharcèlement. Est-ce que le fait d’avoir été l’une et l’autre exposées à des vagues de haine sur internet a pu engendrer une peur de s’exprimer ?
R. D. : J’ai été une des premières personnes publiques ayant fait condamner quelqu’un pour menace de viol via les réseaux sociaux, en 2013. À l’époque, parler de Twitter à des magistrats, dans un tribunal, était vraiment compliqué. Ils et elles n’étaient pas formés. J’ai été menacée de viol ou de mort à plusieurs reprises. Ce ne sont pas tant les agressions que les détournements de mes propos qui m’ont vraiment fait réfléchir à ma façon de m’exprimer.
Je suis arrivée dans l’espace médiatique à une période où les femmes noires étaient encore plus rares qu’aujourd’hui.
R. Diallo
Avec le temps, après plusieurs vagues de cyberharcèlement, je réfléchis à chaque tronçon de phrase qui peut être isolé et sorti de son contexte pour être retourné contre moi. C’est quelque chose que je ne faisais pas spontanément. À la grande époque du Printemps républicain, j’étais leur cible obsessionnelle. Mes faits et gestes étaient surveillés, je ne pouvais pas intervenir sur les réseaux sans que ça soit détourné. Je ne dirais pas que ça a foncièrement changé mon rapport à la sphère publique, mais je réfléchis davantage à ma manière de m’exprimer à l’écrit.
R. H. : Moi, je suis encore très spontanée dans ma manière de réagir et je n’hésite pas à attaquer. Peu importent les conséquences. Peut-être que j’aurai plus de recul dans quelques années. J’ai eu une période effrayante durant la campagne des européennes : mon numéro a fuité et j’ai été harcelée par téléphone. Des soldats israéliens m’envoyaient des vidéos d’eux en train d’écrire mon nom sur des bombes qu’ils envoyaient à Gaza, en train de torturer des Palestiniens…
Il y a eu des choses vraiment destructrices. J’ai reçu des menaces de viol et de mort, des montages à caractère pornographique avec des photos de moi, des messages qui faisaient référence à mon adresse. Ils disaient être très déterminés, ils étaient persuadés qu’il ne leur arriverait rien s’ils passaient à l’acte. Il y a un moment où, quand j’étais dans l’espace public, je sursautais quand on m’abordait. J’avais le réflexe de regarder les mains des gens pour vérifier où elles étaient et ce qu’elles tenaient. J’étais très méfiante. Ça a été dur, parce que ce n’est pas mon rapport naturel aux gens. Je suis avenante, je ne soupçonne jamais les gens de quoi que ce soit.
Ma nature a un peu changé durant cette période-là. Je sens que j’arrive à une lassitude qui fait que j’ose afficher publiquement le numéro des gens qui me harcèlent. Je veux qu’ils vivent ce que je vis. Je filme aussi les gens qui m’agressent dans la rue et je diffuse les vidéos, comme récemment avec des employés de l’agence Orpi. Ça, je ne le faisais pas avant.
On parle ici d’un acharnement constant à un moment où mon peuple est en train de vivre un génocide. Je n’ai pas à tout subir en me taisant et en baissant les yeux sous prétexte que je suis élue. On m’alerte très régulièrement sur le fait que je n’ai pas de garde du corps. Il est hors de question pour moi de me dire que mes harceleurs ont gagné au point que je ne puisse pas marcher seule dans la rue. Ces moments me permettent d’avoir ma bulle, de m’extraire de ma fonction.
R. D. : Ce harcèlement est pensé pour nous placer dans un état d’alerte permanent. À certains moments d’actualité, comme les attentats, mon nom remonte dans des forums d’extrême droite. C’est dans ce genre de moments que je me sens plus vulnérable, que je fais plus attention. Je ne travaille pas au sein d’une institution basée en France, donc je n’ai pas de protection fonctionnelle juridique ou de groupe qui pourrait prendre la parole pour me défendre.
Y a-t-il des espaces médiatiques ou publics dans lesquels vous vous autorisez à exprimer vos émotions sans filtre ?
R. D. : Je ne m’interdis pas d’exprimer mes émotions. Quand je suis dans un contexte professionnel, ma mission première est d’informer, elles apparaissent différemment mais cela ne m’empêche pas de parler à la première personne. Quelle que soit notre fonction, on n’est jamais exactement la même personne dans sa sphère professionnelle et dans son environnement personnel. Néanmoins, je m’autorise à rire lors d’un débat dont les arguments sont grotesques, par exemple.
Le rire, la moquerie, le retournement du stigmate font partie de ma panoplie militante. La joie est une forme de résistance dans le monde actuel. La joie est de notre côté. Je ne peux pas scinder les moments où mes émotions s’expriment et ceux où elles seraient tues. Elles sont toujours présentes sous des formes différentes.
Cette idée de la raison antagoniste des émotions est très occidentale. Elle repose sur une illusion : notre raison est constamment informée par nos émotions, par notre expérience corporelle. Or, dans les espaces nourris par la pensée des Lumières, le corps est considéré comme vulgaire. Je suis pour abolir ces barrières. Nous sommes des êtres d’émotions, et ce sont les émotions qui nous guident, nous orientent et sont nos boussoles politiques. Audre Lorde a écrit sur la rage comme outil d’émancipation et de lutte contre les oppressions, bell hooks aussi. Ces réflexions nous animent depuis longtemps.
R. H. : Je me méfie des gens qui ne laissent pas transparaître leurs émotions. Sur un plan personnel, je vis très mal ce qui se passe pour le peuple palestinien. Je n’ai pas énormément d’espaces où ces émotions peuvent exister. Cette tristesse profonde, je la vis dans mes matins et dans mes nuits difficiles. C’est une expérience très solitaire. Je suis dans une famille politique qui soutient la cause palestinienne, mais je ne vis pas la chose de la même façon que les autres. Je la vis politiquement, mais je la vis aussi dans ma chair. Je ne doute pas d’eux du point de vue politique et j’ai conscience de ce que cet engagement leur coûte.
Mais, depuis le début du génocide, je suis en permanence en train de faire des allers-retours entre ce que je ressens, cette réalité que je ne veux pas fuir, et mon engagement politique. J’ai appris à taire ces émotions-là. Aussi parce qu’on m’a énormément déshumanisée, et cela rend difficile l’expression de ma vulnérabilité. Si je dis que je suis triste, je sais que je vais recevoir des moqueries, que je vais être automatiquement disqualifiée. Sincèrement, je n’ai pas énormément d’espaces pour exprimer ma tristesse face à autant d’injustices. C’est quelque chose que j’ai de moi à moi. Je sacrifie beaucoup de choses pour garder des soirées pour penser seule à la Palestine, pour vivre ces émotions dans mon coin.
Ce sont des moments très intimes durant lesquels j’ai besoin de sentir au maximum ce qu’est en train de vivre le peuple palestinien au-delà des images, des discours, du droit, des résolutions… C’est très difficile à partager, y compris avec mes amis. Heureusement que j’ai ces moments-là. Ça m’inquiéterait de ne plus pleurer face aux images de Gaza. Mais je n’ai pas cet espace-là dans les médias, à l’inverse de la place qui est laissée au récit émotionnel franco-israélien.
Pensez-vous que la gauche devrait davantage investir le champ des émotions ?
R. D. : Je pense que les émotions sont à la base de toute mobilisation à gauche : l’émancipation des femmes, la lutte contre l’esclavage, la Révolution… Les émotions ont toujours été présentes, il faut juste les reconnaître et relire l’histoire par ce prisme. Il n’y a pas un seul grand discours qui n’ait été écrit sans émotions. C’est ce qui fait qu’on s’en souvient. Quand Martin Luther King parle du monde qu’il veut pour ses enfants, c’est ce qu’on retient parce qu’il parle de ses vulnérabilités en tant qu’homme noir dans un contexte où il sait que son corps est exposé. La respectabilité vient de notre humanité, de notre capacité à reconnaître nos émotions. Elles sont un moteur politique et un vecteur d’adhésion autour desquels on articule des propositions.
Il faut de la spontanéité, du bonheur à être ensemble, à se parler. La gauche ne se résume pas à la colère.
R. Hassan
R. H. : Politiquement, la gauche gagnerait à investir davantage l’amour. Après les rassemblements, je reste toujours pour parler avec les gens. Je crois que ça leur fait du bien qu’on s’adresse à eux directement, alors qu’ils vivent des injustices. La colère qu’on partage avec eux est politique et nécessaire, mais je pense qu’on ne fait pas assez de place à l’amour. Il faut de la spontanéité, du bonheur à être ensemble, à se parler. La gauche ne se résume pas à la colère. On ne peut pas venir en politique sans amour sincère des gens.
R. D. : C’est pour ça qu’il ne faut pas simplement réagir « contre », même s’il y a plein de raisons de protester. Il faut aussi proposer, dans le sens de promouvoir l’amour, l’égalité, la dignité humaine. Il faut proposer un monde désirable. Ça doit être un projet mobilisateur.
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