Camille Laurens : « L’amour est une question politique »

Dans Ta Promesse, roman formellement impressionnant, l’autrice raconte une relation toxique entre sa narratrice, se croyant engagée dans une véritable idylle, et un homme charmeur et manipulateur. Rencontre avec une écrivaine qui excelle dans la réflexion sur un sentiment essentiel.

Christophe Kantcheff  • 25 juillet 2025 abonné·es
Camille Laurens : « L’amour est une question politique »
"Sans l’amour, rien ne se produit vraiment. C’est le premier lien à la naissance. Manquer d’amour dès le départ est une catastrophe."
© Francesca Mantovani pour les Éditions Gallimard

Ta promesse / Camille Laurens / éditions Gallimard / 359 pages / 22,50 euros.

Claire Lancel est en passe d’être jugée pour avoir grièvement blessé son compagnon, Gilles. Une issue dramatique à une idylle qui avait pourtant commencé comme dans un rêve. Aux yeux de Claire en tout cas. Gilles lui a cependant demandé de lui faire une promesse : celle de ne jamais écrire sur lui. Or, Claire, écrivaine, est l’autrice de plusieurs romans relevant tous de l’autofiction où elle n’a décrit que ses chagrins, ses ratages amoureux. Elle a accédé volontiers à sa requête : « Depuis le premier jour je ne voyais pas comment cet homme, cette merveille d’homme, pourrait jamais me faire souffrir. L’évidence de l’amour heureux, comment la raconter ? », dit-elle à son avocate.

Le livre a des allures de thriller car, face au tribunal, Claire risque de manquer de preuves factuelles. Il faut donc qu’elle comprenne ce qu’il s’est passé, déconstruise le piège qui s’est refermé sur elle pour préparer sa défense. Mais comment apporter la preuve des agissements d’un manipulateur, d’un « pervers narcissique » qui agit dans la vie comme dans son métier : Gilles est metteur en scène de spectacles de marionnettes ? Les mots sont au cœur de ce roman haletant et leurs différents usages contradictoires : pour charmer, pour leurrer ou pour traquer la vérité. Au bout, il y a la littérature, que Camille Laurens fait ici triompher.

Pourquoi est-ce si important d’écrire sur l’amour comme vous le faites dans plusieurs de vos livres et à nouveau dans Ta Promesse ?

Camille Laurens : Cela me semble important parce que c’est un sentiment qui nous relie entre êtres humains. Sans l’amour, rien ne se produit vraiment. C’est le premier lien à la naissance. Manquer d’amour dès le départ est une catastrophe. C’est pourquoi, contrairement à ce qu’on me renvoie souvent, l’amour est à mes yeux une question politique.

L’intime est forcément mêlé au collectif. Je ne fais pas de césure entre les deux.

Cela signifie que l’amour est une affaire intime et qu’il intervient aussi dans le champ public ?

Oui. L’intime est forcément mêlé au collectif. Je ne fais pas de césure entre les deux. Beaucoup de choses se résoudraient dans l’ordre de la société avec un peu plus d’amour. Je ne parle pas là de la passion amoureuse, bien sûr, mais davantage de l’amour du prochain – comme les religions le professent, et d’ailleurs, étymologiquement, le mot « religion » signifie « ce qui relie » –, de l’amour au sens large, du rapport à l’altérité, de l’empathie. Hélas, on assiste au contraire à un accroissement de l’égocentrisme. Que ce soit dans la sphère intime ou dans la société, il y a de moins en moins de vrais rapports aux autres, de vraies rencontres.

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Si l’on considère l’amour des amoureux, pensez-vous que cet amour se transforme à travers le temps ? N’est-il pas aujourd’hui la proie du capitalisme ?

Oui, il a tendance à être transformé en objet de consommation. La rencontre amoureuse est devenue un marché. Et on se quitte aujourd’hui sur les sites de rencontre en invoquant des détails qui ne conviennent pas dans l’apparence, des critères physiques, de la même façon qu’on est déçu par un produit acheté dans un magasin. L’amour est jetable. Cela dit, bien avant la libération sexuelle et sa récupération par le capitalisme, au XIXe siècle par exemple, il y avait le mariage, le poids de la religion, le fait que les femmes étaient au départ davantage objets que sujets du désir amoureux – comme on le voit chez Benjamin Constant : et on ne s’aimait pas forcément davantage…

L’amour est donc une construction historique…

Bien sûr. Tout ce qui relève des liens humains évolue avec l’histoire.

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Avec Ta Promesse, vous écrivez sur une forme d’amour très particulière puisque Claire a été sous l’emprise d’un manipulateur. D’ailleurs, était-ce bien de l’amour – la question est explicitement posée vers la fin du livre ?

Ce n’était pas un amour partagé en tout cas. Rien n’est vraiment éprouvé du côté de Gilles, qui ne dispense que des signes extérieurs de l’amour. Les femmes à ses yeux, comme à ceux de Don Juan, sont interchangeables. Or, pour reprendre les mots de Jankélévitch, l’amour est une élection, pas une sélection. Quant à ce qu’elle a éprouvé, Claire incline à penser que tout son bonheur était fondé sur une illusion. Même si, à la toute fin du roman, elle exprime autre chose par rapport à cet homme.

L’amour relève aussi de la croyance.

Claire peut aussi se demander s’il s’agissait bien d’amour, puisque celui-ci a connu une fin sordide. Je pense à L’Amour fou d’André Breton, où il écrit : « Ce que j’ai aimé un jour, je l’aimerai toujours. » On aimerait croire à l’intangibilité de l’amour. Cela dit, l’amour relève aussi de la croyance, de la même façon qu’au théâtre on croit à ce à quoi on assiste, tout en sachant que deux heures plus tard, ce sera terminé.

On pourrait dire de Claire qu’elle est incroyablement naïve pour tomber ainsi dans le piège de Gilles. En même temps, elle se dit féministe. Est-ce possible ?

C’est peut-être difficile à concevoir quand on n’a pas connu cette douloureuse expérience. L’emprise, par définition, n’est pas quelque chose qu’on identifie immédiatement et dont on peut s’extraire facilement. Elle se met en place peu à peu, insidieusement, avec des retours en arrière. Être féministe n’empêche pas d’avoir des failles intérieures que repèrent très bien les manipulateurs. Par exemple, quand on a été habitué dans l’enfance au manque de respect, au manque d’attention, on croit ensuite que c’est la façon ordinaire de vivre, et on la reproduit.

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Un film joue un rôle important dans le roman : Gaslight (ou Hantise), de George Cukor. C’est ce film qui a dessillé les yeux de Claire…

Oui. Tout à coup, Claire voit le regard de Charles Boyer, qui interprète le mari soumettant sa femme à son emprise et tentant de la convaincre qu’elle est folle – dans ce rôle, Ingrid Bergman est extraordinaire. Claire reconnaît ce regard, qui est aussi celui de Gilles. Finalement, pour se rendre compte d’une telle situation, peut-être n’y a-t-il rien de mieux qu’une image qui nous révèle ce que nous sommes en train de vivre.

Cela peut passer par un film, comme ici, ou par un roman – je suis la première étonnée par le nombre de femmes qui, ayant lu Ta Promesse, me disent ou m’écrivent que ce roman les a aidées à comprendre ce qu’elles étaient en train de subir ou ce qu’elles avaient vécu. Bien sûr, j’ai aussi choisi ce film de Cukor parce qu’il est à l’origine du mot maintenant très utilisé, le gaslighting, qui désigne cette manipulation psychique.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, étant donné l’histoire qu’il raconte, Ta Promesse ne manque pas non plus de traits d’humour. C’est une caractéristique qu’on retrouve dans tous vos romans…

J’aime bien m’amuser quand j’écris et je suis très sensible à l’humour en tant que lectrice. Je cite souvent cette phrase de Raymond Queneau : « L’humour est une tentative pour décaper les grands sentiments de leur connerie. » Puisque dans mes romans il est beaucoup question d’amour, de chagrin, de passion, je crains toujours de tomber dans le pathos ou dans la victimisation à outrance. L’humour m’en préserve, du moins, je l’espère.

Claire aussi a un esprit tourné vers l’ironie. Mais l’ironie et l’amour sont-ils compatibles ?

Pas vraiment. L’ironie est une telle mise à distance qu’elle représente une petite agression. Claire est dans une forme de déni, de cécité vis-à-vis de la réalité et, en même temps, elle a une dose de lucidité que lui apporte l’ironie. C’est toute la complexité du personnage : cette manière d’être dupe et de ne pas l’être.

Trump est le symbole éclatant de cette société narcissique, mercantile.

À deux ou trois reprises, lorsque Claire et Gilles sont près de la Méditerranée, Claire a une pensée pour les exilé·es qui y perdent la vie. Cela n’entache pas son amour pour autant. Pourquoi lui avoir accordé ces pensées ?

J’avais en tête cette vidéo qui a beaucoup circulé où l’on voit des estivants sur la plage en maillots de bain et des migrants qui débarquent parmi eux. C’est une image terrible. Comment être au bord de la Méditerranée et s’y baigner sans penser au cimetière que cette mer constitue ? Cela n’empêche pas chacun et chacune de continuer à vivre sa vie, bien sûr, par une sorte de clivage intime.

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De cette façon, ce roman, dont l’amour est le sujet central, a une conscience politique. De même quand il est question, cette fois de façon plus explicite, de Trump et de Macron…

À mes yeux, Trump est le symbole éclatant de cette société narcissique, mercantile. C’est ahurissant ! Il se trouve que je finissais le roman au moment de la dissolution. D’une certaine façon, cette décision de Macron relève du même phénomène. C’est-à-dire d’un narcissisme exacerbé. Il n’y a aucune pensée politique dans cette décision, c’est purement autocentré. Aussi j’ai imaginé que Claire écrivait une dystopie sur cette dangereuse toute-puissance narcissique. Parce que la question de l’amour, telle que nous l’évoquions au début, se pose aussi là.

Dans le roman même, on relève l’expression « règlement de comptes », proférée au tribunal contre Claire, qui vous a aussi été souvent objectée à propos de votre travail. Pourquoi en avoir fait état ?

Je prends l’expression au pied de la lettre d’abord parce que cela m’a en effet souvent été dit à propos de mes livres précédents. Alors que la vengeance, qui est noble, virile, incarnée par le comte de Monte-Cristo, est plus souvent associée aux hommes, le règlement de comptes l’est davantage aux femmes, l’expression étant beaucoup moins noble, très éloignée de l’idée de justice : c’est mesquin, petit. Elle est très fréquemment accolée à l’autofiction féminine. En gros, on règle ses comptes avec son ex. Il y a très clairement une dimension misogyne dans cette accusation.

L’horreur que peuvent représenter les violences psychologiques pour certaines femmes sont souvent improuvables.

Plusieurs éléments de Ta Promesse – sa construction sous la forme de préparation à un procès, l’absence de preuves factuelles, le fait que la protagoniste soit autrice d’autofictions… – font écho avec Anatomie d’une chute, le film de Justine Triet, même s’il y a aussi des différences notables. Qu’en pensez-vous ?

Effectivement, il y a beaucoup de points communs. Quand j’ai vu le film, j’étais en cours d’écriture et j’avais déjà établi que l’histoire se déroulerait dans le cadre d’un procès. Les ressemblances m’ont frappée sans m’étonner : ce sont des questions contemporaines.

Un autre rapprochement peut être fait : dans le film comme dans votre livre, on constate combien la vérité judiciaire est en deçà d’une vérité plus globale, plus large. Autrement dit, ce qu’a vécu Claire n’est pas compris par la justice…

C’est vrai. Cela m’a été confirmé depuis par des lectrices avocates. Elles m’ont dit que dans les affaires familiales, de divorce, etc., les violences psychologiques, l’horreur que cela peut représenter pour certaines femmes, sont souvent improuvables. Il n’y a pas souvent de faits établis, c’est parole contre parole… Parfois même, cela se retourne contre elles : elles sont incomprises, voire accusées. Et les hommes, de ce fait, récupèrent les enfants.

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Dans beaucoup de cas, en effet, la justice ne comprend absolument rien. Récemment, j’ai fait un entretien avec le sociologue Marc Joly, dont la thèse porte sur la perversion narcissique. Il est allé interviewer des centaines de femmes qui sont dans des foyers avec leurs enfants parce qu’elles ont fui les violences psychologiques d’un conjoint toxique. Mais du fait qu’il n’y a pas de violences physiques, elles sont en grande difficulté par rapport à la justice.

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