Festival d’Avignon « in » : dépassés face au présent

La 79e édition du Festival d’Avignon pâtit de l’absence de lignes artistiques fortes et de prises de risque. À de rares exceptions près, théâtre et danse peinent à se montrer à la hauteur des grandes inquiétudes et des violences actuelles.

Anaïs Heluin  • 16 juillet 2025 abonné·es
Festival d’Avignon « in » : dépassés face au présent
Le danseur de flamenco Israel Galván dans Israel & Mohamed, conçu avec le metteur en scène Mohamed El Khatib.
© Christophe Raynaud de Lage

Festival d’Avignon / jusqu’au 26 juillet.

Au terme de sa première semaine, c’est un paysage artistique sans grand relief que présente la 79e édition du Festival ­d’Avignon. Nous évoquions dans notre précédent numéro la faiblesse du focus consacré à la langue arabe, pourtant présenté comme l’une des colonnes vertébrales de l’édition. Au moment où nous écrivons cet article, nulle proposition ne vient hélas contredire ou nuancer cette affirmation.

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Le grand spectacle d’ouverture du Festival, Nôt – « nuit » en créole cap-verdien – de Marlene Monteiro Freitas, qui s’est joué dans la Cour d’honneur du Palais des papes, a au contraire de quoi renforcer notre sévérité sur ce pan de la programmation. En la présence d’un socle solide d’écritures portées par des artistes issus des différents pays du monde arabe, la commande par le Festival d’une création autour des Mille et une nuits à une chorégraphe cap-verdienne aurait pu ne pas trop déconcerter. Or les écritures théâtrales arabes ne sont présentes qu’en marge de l’événement, qui donne une place centrale à la danse.

Une œuvre fantasmatique pour l’Europe, une prison d’images pour nous.

K. Lardjam

Dans une tribune publiée par L’Humanité le 8 juillet, le metteur en scène Kheireddine Lardjam s’indigne justement du choix du célèbre recueil de contes pour ouvrir le Festival. « Cette œuvre, d’abord d’origine indienne et perse, a été récupérée, reconfigurée et transformée par le regard occidental – jusqu’à devenir le cliché suprême de l’orientalisme. Une œuvre fantasmatique pour l’Europe, une prison d’images pour nous. Elle ne dit rien des luttes, des désirs, des colères, des beautés ni des fractures du monde arabe aujourd’hui », écrit-il.

Pauvreté

De ce point de vue, on aurait pu être soulagé que Marlene Monteiro Freitas évacue totalement cette référence dont elle était censée s’inspirer. Mais la pauvreté de sa proposition fait barrage à toute forme de réjouissance. Portée par des interprètes la plupart du temps dissimulés derrière des masques identiques, Nôt n’a rien ou presque de l’énergie carnavalesque ni des puissants univers visuels qui font la réputation de la chorégraphe, considérée comme une figure majeure de la danse contemporaine. Le geste que réalise ici cette artiste manque autant de l’ampleur requise par la vaste et minérale Cour d’honneur que de personnalité.

Le premier long quart d’heure de cette nuit cap-­verdienne fait étrangement écho au mépris que manifestait l’année dernière au même endroit et au même moment du Festival la Catalane Angélica Liddell envers le public, avec un acharnement particulier à l’endroit des critiques de théâtre. Munie d’un pot de chambre, l’une des créatures masquées traverse les gradins en feignant une colique qui n’est que le premier des nombreux éléments scatologiques de la pièce, dont les différents tableaux davantage mimés que dansés forment un ensemble très distendu au propos obscur.

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Nôt n’est pas le seul spectacle à paraître exprimer une certaine critique de l’institution qui le produit et l’accueille. Fruit d’ateliers menés par Bouchra Ouizguen avec un groupe d’amateurs avignonnais, They always come back a si peu sa place à l’affiche d’une manifestation de telle envergure que sa présence interroge. Plus clairement encore que sa consœur cap-verdienne, la chorégraphe marocaine vient à Avignon sans son bagage personnel.

Très singulier dans sa manière de faire cohabiter des personnes issues de la danse contemporaine avec d’autres, des aïtas, artistes de cabarets traditionnels marocains, son univers est en effet tout à fait absent de la partition sans substance que livre devant la façade du Palais où se joue Nôt le groupe composé d’une quinzaine d’hommes tout de noir vêtus. Étrangement qualifiés par la communication du Festival de « participants » plutôt que d’amateurs, ils se livrent à une série de rondes et autres figures mal tracées avec lesquelles on peut imaginer qu’ils cherchent à se relier à la mémoire des lieux.

Entorse

Gwenaël Morin, à qui Tiago Rodrigues a confié pour quatre ans le projet « Démonter les remparts pour finir le pont », dont l’un des principes était la création d’un spectacle par an en lien avec la langue arabe, ne montre guère plus d’implication. En montant Les Perses d’Eschyle, déjà, il fait une entorse à la règle qu’il s’était engagé à suivre. Cette désobéissance n’est hélas guère accompagnée de l’irrévérence propre à ce metteur en scène qui s’était attaqué en 2024 au monument qu’est Don Quichotte avec tout son génie de la bricole.

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Le talent très aguerri que ses acteurs mettaient au service de Cervantès n’est guère au rendez-vous avec la plus ancienne tragédie antique. Comme livrés à eux-mêmes, les quatre comédiens rencontrés par Morin lors d’ateliers professionnels donnés dans l’année à Avignon sont submergés par la langue exigeante avec laquelle Eschyle décrit la victoire inespérée des Grecs sur les Perses lors de la bataille de Salamine en 480 avant Jésus-Christ, en une fervente défense de la démocratie.

La détérioration des politiques culturelles en France peut expliquer en partie la flagrante rareté d’écritures puissantes et originales de cette édition.

Cette quasi-disparition du travail de recherche artistique interroge autant sur la santé du Festival que sur celle du spectacle vivant dans son ensemble. Si le grand événement théâtral n’a guère été affecté par les coupes budgétaires, la détérioration des politiques culturelles en France et bien au-delà peut expliquer en partie la flagrante rareté d’écritures puissantes et originales en cette 79e édition. Une inquiétude y est également palpable quant à la capacité des humains à surmonter les crises et violences multiples de l’époque.

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Si Gwenaël Morin passe par Eschyle pour approcher la fragilité de la démocratie et la nécessité d’en défendre les valeurs, Émilie Rousset emprunte comme à son habitude le chemin du théâtre documentaire. Dans Affaires familiales, elle tente de faire de son enquête au sein de la juridiction des affaires familiales le lieu d’une défense du droit de toutes et tous à jouir des mêmes droits.

Le dispositif utilisé n’est malheureusement pas à la hauteur de la complexité du sujet. Se contentant de restituer un montage très lacunaire réalisé à partir des entretiens menés par elle et son équipe auprès d’avocates et de plaignants, l’artiste échoue à offrir au spectateur une expérience esthétique et intellectuelle capable de transformer les cas particuliers évoqués en une réflexion de plus grande envergure.

Reconnexion

La tentative la plus audacieuse de ce début de Festival, Nexus de l’adoration de Joris Lacoste, propose au contraire une solution avant tout esthétique pour lutter contre l’un des maux de notre temps : la fragmentation de nos existences, en grande partie liée aux dérives du capitalisme. Après la riche Encyclopédie de la parole menée depuis 2007 avec sa compagnie dans le but d’explorer l’oralité sous toutes ses formes, l’artiste invente ici une forme de cérémonie fondée sur le principe d’inclusivité à toute forme de vie et de non-vie.

Un esprit de sérieux dominant, qui plombe la pensée autant que l’ambiance.

Faute de pousser suffisamment le curseur de l’hétérogène et d’assez développer les objets dont les interprètes ne cessent d’égrener les noms, le rituel peine toutefois à atteindre son but : transformer en joie la fragmentation des vies. En plaçant sur un même niveau non seulement des éléments issus de la culture savante et populaire mais encore des pensées et personnalités politiques de bords divers, la poésie de cette messe du futur stagne assez vite.

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Plus modestes en matière d’ambitions formelles, quelques propositions redonnent du souffle à l’ensemble. En tête, Israel & Mohamed, où le danseur et chorégraphe de flamenco Israel Galván et le metteur en scène Mohamed El Khatib mettent en scène leur amitié en creusant leur relation avec leurs pères, ancrés dans des cultures traditionnelles. Plein de petites inventions drôles et astucieuses, ce dialogue est moins léger qu’il y paraît.

C’est là sa force, qui manque à beaucoup des spectacles de ce Festival en raison en partie d’un esprit de sérieux dominant, qui plombe la pensée autant que l’ambiance. En cela, le Prélude de Pan de Clara Hédouin régénère. La marche dans laquelle elle entraîne le public dans la campagne de Villeneuve-lès-Avignon mêle généreusement la nouvelle éponyme de Jean Giono et des témoignages d’agriculteurs d’aujourd’hui pour faire du théâtre l’endroit d’une reconnexion des humains avec leur environnement.

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Théâtre
Temps de lecture : 8 minutes