L’exil massif des Israéliens

Depuis le 7 octobre 2023, des milliers de citoyens quittent Israël pour l’Europe ou les États-Unis. Ces départs remettent en question les fondements mêmes du projet sioniste et fragilisent l’avenir de l’État hébreu.

Milena Hannah Peillon  • 27 août 2025 abonné·es
L’exil massif des Israéliens
Des Israéliens appellent à un cessez-le-feu dans la bande de Gaza, le 5 avril 2024 à Berlin.
© HALIL SAGIRKAYA / Anadolu / AFP

Depuis le déclenchement de la guerre, le 7-Octobre, l’État hébreu fait face à une véritable fuite de population la plus à gauche. Un exil parmi les classes supérieures diplômées et les plus jeunes, sans promesse de retour. La principale destination reste les États-Unis, mais beaucoup partent aussi pour l’Europe (Allemagne, Portugal, Grèce, Pays-Bas), dans les pays où vivaient leurs ancêtres.

Une fuite de ses « cerveaux » qui fait peser un véritable risque économique et sociétal sur Israël, alors que ce phénomène dit de Yerida (le « retour » en hébreu, en opposition à l’Alyah, la « montée » et donc l’immigration en Israël) reste encore un sujet tabou dans une société en crise et radicalisée politiquement.

J’ai abandonné toute ma vie en Israël, car il n’y a plus aucun avenir dans ce pays.

Guy G.

« Un mois après le 7 octobre 2023, j’ai abandonné toute ma vie en Israël, car il n’y a plus aucun avenir dans ce pays », lance Guy G., un Israélien de 37 ans, depuis son appartement dans le centre de Lisbonne, au Portugal. Arrivé dans le pays sans parler la langue et alors qu’il menait une brillante carrière d’acteur en Israël, ainsi que tous ses amis et sa famille, il a décidé de reprendre sa vie à zéro.

« L’atmosphère politique était devenue intenable à Tel-Aviv, la guerre à Gaza est la chose la plus terrible que nous ayons connue. J’avais le sentiment que, pour mes enfants, il fallait que je parte vite. » Depuis deux ans, Guy est installé avec sa compagne et ses enfants dans un quartier vivant en plein cœur de la capitale, « qui ressemble un peu à Israël, en moins cher ».

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Là-bas, il enchaîne les petits boulots en ligne, non sans difficulté. « Je me suis retrouvé à modérer le contenu des vidéos en hébreu des attaques du 7-Octobre pour la compagnie TikTok au Portugal. Alors même que je fuyais la guerre, je regardais des atrocités. » Une expérience traumatisante qu’il ne souhaite pas répéter, même s’il confie « que trouver du travail au Portugal, pour les Israéliens, est très difficile ».

Comme lui, des milliers de ses concitoyens ont fui les conséquences des guerres à Gaza, au Liban, en Iran, un gouvernement radicalisé – le plus à droite de l’histoire de leur pays – et un coût de la vie très élevé, pour s’installer à l’étranger. Pour beaucoup, il n’y aura pas de retour.

Un robinet ouvert vers l’Europe

Un rapport publié par le Bureau central des statistiques, qui dépend de la Knesset, le Parlement israélien, publié fin décembre 2024, montre un véritable flux de départs : 82 700 Israéliens ont quitté Israël pour du long terme en 2024. Une nette augmentation par rapport à la décennie précédente, où, en moyenne, 35 000 personnes émigraient chaque année à l’étranger.

L’année s’est terminée avec un solde migratoire négatif.

I. Sasson

« La tendance générale suscite des inquiétudes », commente Isaac Sasson, professeur agrégé de sociologie à l’université de Tel-Aviv, qui suit les courbes avec attention depuis le déclenchement du conflit. « Si jusqu’en 2020 environ 7 000 Israéliens revenaient chaque année en moyenne, on observe depuis une baisse constante. Au total, l’année s’est terminée avec un solde migratoire négatif », détaille le professeur, précisant que le gouvernement avait dernièrement revu sa manière de calculer les départs : « On estime qu’un citoyen est parti du pays au bout de 275 jours à l’étranger, contre un an auparavant. »

Plus inquiétant encore, une société de sondage israélienne établissait en mai dernier, dans les colonnes du quotidien de gauche Haaretz, que 40 % des Israéliens ­interrogés songeaient à fuir le pays. Parmi eux, 81 % seraient des jeunes, des familles, âgés de 25 à 44 ans, des chercheurs, médecins, ingénieurs, artistes, entrepreneurs, considérés comme des forces vives du pays.

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Au Portugal, ou Guy G. a posé ses valises, le phénomène de la Yerida est parmi l’un des plus forts d’Europe. Sur les 41 000 personnes ayant obtenu un passeport portugais en 2023, 40 % sont des citoyens israéliens, descendants de juifs séfarades, selon l’Institut national de statistiques du pays. Un octroi de la nationalité facilité par une loi votée à l’unanimité par le Parlement en 2013 et justifié au titre de la « réparation historique pour les persécutions et les violences subies par les Juifs au XVe siècle ».

Face au bouleversement de la démographie du pays, ainsi qu’aux controverses sur des passeports frauduleux, le gouvernement souhaite aujourd’hui revenir en arrière. Un projet de loi visant à octroyer la nationalité portugaise à condition de résider au minimum cinq ans dans le pays sera soumis au vote du Parlement en septembre.

Mais le Portugal n’est pas le seul pays d’Europe à voir arriver un grand nombre de « yordim ». L’Allemagne représente depuis une dizaine d’années un véritable refuge pour une jeunesse israélienne de gauche, en faveur des droits humains et de l’autodétermination de la Palestine. Berlin, la capitale, abritait 28 000 Israéliens en 2022, ils seraient désormais le double à y vivre.

À Berlin, je peux parler et débattre librement. 

Dror S.

« En comparaison d’autres métropoles européennes, Berlin reste une ville relativement peu chère et attirante pour sa réputation d’ouverture », explique Karine Lamarche, chercheuse au CNRS qui a travaillé sur la présence israélienne dans la ville. « Signe de cette affluence, la ville compte aujourd’hui un magazine en hébreu, un jardin d’enfants et des scouts israéliens, une bibliothèque hébraïque, des bars et restaurants israéliens, etc. », détaille la chercheuse. Sur Facebook, le groupe « ישראלים בברלין Israelis in Berlin » atteint presque 40 000 abonnés et déborde d’annonces d’appartements et de conseils pour s’installer.

Dror S., une jeune femme de 31 ans, aux cheveux noirs ondulés, tatouages sur les bras, fait partie de ces ­nouveaux Berlinois. Elle a quitté son pays juste après le 7-Octobre, fuyant, elle aussi, une atmosphère irrespirable : « Tout était chaotique. Avec ma partenaire, on a décidé de partir. Beaucoup de nos amis sont ici, c’est une ville queer, et tolérante. »

Elle qui était la porte-parole en Israël de l’ONG B’tselem, en première ligne sur la défense des droits humains, confie une prise de distance avec ses proches restés en Galilée. « Pour mes parents, j’ai franchi une ligne rouge. C’est rare, les antisionistes en Israël. C’est vécu comme une insulte, on me considère comme une traître. À Berlin, je peux parler et débattre librement. »

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À quelques rues de chez elle, Itzak*, un jeune artiste originaire de Jérusalem, partage le même constat. Arrivé à Berlin dans cet « îlot militant » en 2023, il explique ne plus jamais vouloir retourner dans son pays : « Il y a un fossé immense, émotionnellement, politiquement, avec ceux que je pensais faire partie de ma communauté à Tel-Aviv. Tous ces gens m’ont déçu par leurs engagements face à ce génocide. » Même s’il avoue être retourné rendre visite à sa famille depuis la guerre, la communication avec son frère est douloureuse. « Mon frère est à Gaza, dans l’armée. On ne se comprend plus. Au téléphone, il me dit qu’à Rafah, à Gaza, ils détruisent tous les immeubles vides. Ça me rend malade. »

*

* Les prénoms suivis d’une astérisque ont été modifiés.

Ces départs témoignent d’une société israélienne en crise, mais tout le monde ne peut pas se permettre de fuir. Seules les personnes en capacité financière de déménager et de trouver un travail à l’étranger grâce à des doubles passeports ont cette possibilité. Depuis quelques années, on observe un retour des descendants de juifs ashkénazes dans le pays de leurs ancêtres comme l’Allemagne, la ­Bulgarie, la Pologne ou encore les Pays-Bas. Une forme de privilège que leur offre leur « passeport européen », dont ne bénéficient pas leurs concitoyens séfarades, issus des pays du Maghreb et du Moyen-Orient, hormis au Portugal.

«Les politiques mises en place en Allemagne et dans la plupart des pays d’Europe de l’Est offrent la possibilité aux Juif·ves ayant des ancêtres européen·nes de récupérer la nationalité de ces dernier·ères. Les Israéliens qui arrivent à Berlin, en général, parlent tous anglais, ça implique des carrières déplaçables et mobiles, ça les place dans une certaine catégorie sociale », explique Karine Lamarche.

On observe une importante migration de jeunes adultes instruits, mais il n’existe aucun plan national pour y faire face.

Y. Segalovitz

Un comble pour ces pays qui se sont vidés de leur population juive en raison de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah. Car même si ces mouvements de départ ont toujours existé en Israël, ce phénomène de migration inverse témoigne d’un échec moral et d’une remise en question de la réussite du projet sioniste, bâtissant « Eretz Israël » comme ultime refuge pour les populations juives.

Un coût politique et sociétal

Presque deux ans après le début du conflit, le gouvernement de Benyamin Netanyahou n’a pas encore pris de mesures politiques et économiques pour endiguer cette hémorragie. « La question démographique est toujours une obsession depuis la fondation de l’État d’Israël. Pour que l’État soit à la fois juif et démocratique, il faut une majorité juive dans le pays », explique la chercheuse israélienne en sociologie politique Nitzan Perelman Becker.

« Je fais l’hypothèse que, si le gouvernement n’a pas encore réagi, c’est parce que ces élites qui partent votent majoritairement à gauche ou au centre-droit, elles ne sont pas un danger pour le pouvoir extrémiste en place », analyse la chercheuse. Pourtant, des voix politiques dans le pays ont commencé à s’indigner. L’ancien premier ministre Naftali Bennett exhortait, dans un tweet du 26 juin 2024, les Israéliens à ne pas quitter le pays : « Restez ici, et Israël sera recréé. »

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Le 5 février dernier, lors d’une réunion de la commission de l’immigration, de l’intégration et des affaires de la diaspora, le député Yoav Segalovitz alertait : «Le gouvernement doit élaborer un plan pour faire face à l’immigration négative et à la baisse du nombre de nouveaux immigrants. Ces chiffres devraient inquiéter tous les ministères. On observe une importante migration de jeunes adultes instruits, mais il n’existe aucun plan national pour y faire face. Si les scientifiques, les chercheurs et les médecins disparaissent, l’État d’Israël tout entier ne pourra pas prospérer. »

Même si les conséquences des départs sur le long terme sont difficiles à analyser, l’économie du pays semble déjà à terre. Le shekel israélien s’est encore affaibli face à l’euro, et, selon un cabinet de recherche israélien, 60 000 entreprises ont fermé en 2024, et 2025 pourrait être bien pire, notamment pour les start-up du secteur de la technologie, dont Israël est à la pointe mondiale.

Rien ne dit que les gens reviendront, même s’ils défendent une vision prétendument libérale ou socialisante du sionisme.

T. Vescovi

« Au niveau économique, Netanyahou a transformé le pays en un hub néocapitaliste très brutal. Il y a beaucoup d’inégalité et de gens pauvres. Rien ne dit que les gens reviendront, même s’ils défendent une vision prétendument libérale ou socialisante du sionisme », affirme Thomas Vescovi, doctorant en sciences politiques (Ehess/ULB) et spécialiste d’Israël-Palestine. « Aujourd’hui, c’est plus de 20,7 % de la population qui vit sous le seuil de pauvreté dans le pays », conclut le chercheur, pour qui la tendance ne risque pas de s’inverser dans les prochaines années.

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Publié dans le dossier
Palestine, terre sans horizon
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