Haaretz, dernier bastion de la raison

Le grand journal de la gauche israélienne est le seul qui parle aux Israéliens de la réalité palestinienne, bravant les préjugés et les haines.

Sylvain Cypel  • 25 octobre 2023 abonné·es
Haaretz, dernier bastion de la raison
Un rassemblement appelant à la libération des otages détenus par le Hamas, près du bureau des Nations Unies à Genève, le 22 octobre 2023.
© Gabriel MONNET / AFP

C’est un quotidien unique. Haaretz, le journal israélien dit « de référence », est devenu depuis maintenant plus de quinze ans le seul pôle coalisant les oppositions non seulement à Benyamin Netanyahou et à sa politique, mais aussi à la politique générale menée par les gouvernants israéliens, de droite comme de gauche, sur la « question palestinienne ».

Certes, Israël dispose de nombreuses ONG et associations qui se situent clairement sur une position « anticoloniale », dont les plus connues sont Breaking the Silence, réunissant des soldats de réserve militant pour la mise au jour des crimes de l’armée israélienne dans les territoires palestiniens occupés, B’Tselem, l’équivalent israélien de la Ligue des droits de l’Homme, la première ONG à avoir considéré que l’État d’Israël menait désormais une politique d’apartheid à l’égard des Palestiniens, et d’autres, comme les Rabbins pour les droits humains, les Médecins pour les droits humains, Yesh Din (Le droit existe), qui s’occupe du soutien juridique aux Palestiniens, ou Akevot (Traces), l’association de chercheurs qui traque les traces enfouies du passé israélien, d’autres encore, qui toutes dénoncent aujourd’hui le caractère colonial de la domination israélienne.

ZOOM : Le naufrage de la diplomatie française

Comme l’illustrait notre dossier récent, la voix de la France au Proche-Orient, et plus généralement à l’international, se fait de plus en plus confuse et inaudible. Voire, en affichant son soutien sans réserve à l’État hébreu – « inconditionnel », a même assuré la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, quatrième personnage de l’État –, le pays inscrit son discours à rebours de l’engagement diplomatique qui était historiquement le sien : la dénonciation des crimes de guerre – d’où qu’ils viennent – et la condamnation de la colonisation des territoires palestiniens par Israël.

Au naufrage de la diplomatie française se sont ajoutés, ces derniers jours, des éléments de politique intérieure qui empêchent l’expression de la solidarité en faveur du peuple palestinien. Une situation qui nourrit un climat de peur et d’incertitude pour les Palestinien·nes vivant en France. Ceux-ci peinent à obtenir des nouvelles de leurs proches, à Gaza, et se retrouvent empêchés d’exprimer leur solidarité. Soit par interdiction de manifester, soit par peur de représailles tant les amalgames – aussi bien politiques que médiatiques – les conduisent à être injustement et salement associés au Hamas.

Emmanuel Macron avait évoqué un « délai de décence » pour justifier les interdictions de manifester. Voici donc les Palestinien·nes contraints à « souffrir en silence ». Du côté de la société israélienne, des voix s’élèvent pour dénoncer la politique de Benyamin Netanyahou. Parmi elles, deux militantes de la paix qui s’expriment avec force dans nos colonnes. Et le quotidien national Haaretz, l’une des dernières voix de la raison, auquel nous consacrons ce portrait.

Pierre Jacquemain

Mais chacune de ces associations agit dans son domaine propre. Haaretz, lui, occupe une place sans concurrent : il est le seul à coaliser les mouvements d’opposition à ceux qui, de l’extrême droite coloniale la plus raciste jusqu’aux sionistes de gauche du Meretz, dominent très largement les mentalités collectives de la société israélienne. Haaretz n’est pas seulement le seul journal à préserver aujourd’hui un regard rationnel, et non envahi par l’appel à la vengeance et par l’attente de l’« éradication » du Hamas, quand ce n’est pas l’expulsion pure et simple de la population de la bande de Gaza, mais à tenter de proposer une lecture politique de la guerre en cours à Gaza et à ouvrir des portes de sortie de crise.

Sur le même sujet : Grande manifestation en Israël contre le gouvernement « le plus à droite de l’histoire »

Journal historique du Yichouv, nom donné aux habitants juifs de la Palestine avant la création d’Israël, Haaretz, créé en 1919, a longtemps été un quotidien centriste, plutôt de gauche sur les enjeux sociaux, et de droite sur les questions économiques. Clairement, son évolution date des années qui ont suivi l’échec des négociations de paix israélo-­palestiniennes de Camp David, en 2000, qui généra le soulèvement de la deuxième Intifada palestinienne (2000-2006). Surtout, depuis une quinzaine d’années, ce journal est le seul qui fournisse un travail de mémoire systématique et de grande envergure sur le passé d’Israël, la réalité de l’expulsion massive et organisée de 87 % des Palestiniens du territoire qui devint Israël après le cessez-le-feu de 1949 ; le seul qui laisse place aux débats sur la nature politique du sionisme, un mouvement qui s’appuya, dès sa naissance, sur deux béquilles, l’une d’émancipation nationale, l’autre de colonisation masquée.

Espace de liberté et de débat

Il est plus que tout, enfin, le seul qui offre à toutes ces ONG anticoloniales un espace de liberté, une scène où elles peuvent s’exprimer et faire connaître la réalité quotidienne de l’occupation des Palestiniens, que le reste de la presse israélienne ignore volontairement. « La plupart des journaux ne publient rien sur la réalité de l’occupation. À l’inverse, nous occupons une position unique dans ce domaine », nous disait Aluf Benn, le directeur de la rédaction de Haaretz, quand nous l’avons rencontré, en novembre 2022.

La plupart des journaux ne publient rien sur la réalité de l’occupation.

Aluf Benn

Haaretz est un journal ouvert aux courants d’idées les plus divers. On y trouve des articles de ses journalistes et aussi d’intervenants extérieurs à la rédaction (dans les pages de commentaires) qui adhèrent ouvertement à l’idée que l’État d’Israël est désormais devenu un « État d’apartheid ». Mais il en propose aussi d’autres, bien plus nombreux, qui se proclament toujours profondément sionistes. Il publie aussi des textes parfois très hostiles à sa ligne. Mais ce qui réunit tous ces auteurs, au-delà de leurs divergences, c’est la conviction que l’occupation militaire d’un autre peuple n’est pas seulement un crime qui perdure depuis trop longtemps, mais aussi, à terme, une menace pour l’avenir d’Israël même.

Sur le même sujet : Israël et l’apartheid : regarder la vérité en face

Et ce qui réunit ses lecteurs, en Israël comme à l’étranger, c’est qu’il est de loin le quotidien le plus fiable, le plus sérieux dans sa couverture de l’actualité. C’est pourquoi les élites israéliennes ou les diplomates étrangers, même lorsqu’ils divergent radicalement des opinions que professe ­Haaretz, se voient obligés de le lire. Son audience oscille entre 75 000 exemplaires vendus en semaine et 95 000 le vendredi. Mais, au-delà de ces chiffres, il est un relais d’opinion qui brise le consensus ambiant.


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