À Marseille, le savoir résiste aux faiseurs de peur

Le festival Allez Savoir de l’EHESS, dont Politis est partenaire, organisait sa 6e édition à Marseille sur un enjeu brûlant : « Informer / S’informer / Déformer ». Dans un monde saturé de récits anxiogènes et de fake news, chercheur·ses, élèves, journalistes et citoyen·nes se sont retrouvés pour interroger la fabrique de l’information.

Pierre Jacquemain  • 29 septembre 2025 abonné·es
À Marseille, le savoir résiste aux faiseurs de peur
Le festival de l'EHESS consacrait sa 6e édition à la désinformation.
© EHESS

Sous le soleil éclatant de Marseille, la Vieille Charité s’est transformée, le temps d’un week-end, en une agora de l’esprit critique. Le festival Allez Savoir, organisé par l’EHESS, a choisi cette année un thème d’une brûlante actualité : « Informer / S’informer / Déformer ». Plus qu’un slogan, c’est un constat partagé : l’information, censée être la promesse de transparence et de démocratie, devient aussi un terrain de guerre, un instrument de manipulation, une ressource disputée par les États, les médias, les plateformes et les citoyen·nes.

Dès le débat inaugural, autour de l’historien et professeur au Collège de France Antoine Lilti et de la sociologue Françoise Daucé, le ton est donné : notre société de l’information oscille entre l’idéal démocratique et le cauchemar totalitaire. Antoine Lilti rappelle que l’abondance d’informations ne garantit pas la vérité, et que les rumeurs se nourrissent toujours des silences ou des lacunes institutionnelles. Françoise Daucé, en sociologue, souligne qu’à l’Est comme à l’Ouest, les pouvoirs savent jouer de cette surabondance pour brouiller les repères, imposer des récits, ou naturaliser des peurs.

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Au fil des conférences et des ateliers, une ligne forte émerge : l’information n’est pas seulement un flux neutre, mais un outil de pouvoir. Les chercheur·ses invités l’ont rappelé avec force : contrôler le récit, c’est contrôler la perception du réel. On y apprend comment des expressions comme « invasion » ou « submersion migratoire » agissent moins comme des descriptions que comme des injonctions émotionnelles. On décortique la manière dont des leaders politiques, de Trump niant le réchauffement climatique à certains élus français parlant de « grand remplacement », s’appuient sur la performativité des mots pour installer une ambiance de peur, quitte à se passer de preuves.

En finir avec l’information « objective »

Plusieurs intervenant·es, historien·nes, sociolinguistes ou journalistes, rappellent que la désinformation institutionnelle ne se réduit pas à des fake news isolées : c’est un système qui conjugue mensonges, exagérations, silences et biais langagiers. Les plateformes numériques, avec leurs algorithmes, amplifient ces récits, mais elles ne sont pas les seules en cause : l’État, les institutions et parfois même l’école deviennent des relais, souvent inconscients, de discours orientés.

L’information n’est pas seulement un flux neutre, mais un outil de pouvoir.

L’une des forces du festival est de mêler grand·es chercheur·ses et publics variés : lycéen·nes, étudiant·es, enseignant·es, citoyen·nes engagé·es. Les débats sont parfois vifs, souvent passionnés. On y entend des phrases qui résument l’état d’esprit : « Je croyais que la désinformation, c’était surtout TikTok. Mais c’est aussi dans les discours officiels », constate un doctorant en philosophie politique.

« Ce n’est pas juste une question de mensonge, mais de vocabulaire. Un mot peut suffire à tordre une réalité », analyse une enseignante d’histoire-géographie. « Ça change ma façon de lire un titre : parfois, le scandale est fabriqué dès les premiers mots », avoue une lycéenne après un atelier pédagogique. Entre fascination et inquiétude, le public découvre que la bataille ne se joue pas seulement sur le terrain des faits, mais aussi sur celui du langage, des images, des émotions. Une étudiante en sciences politiques confie : « Je réalise que quand on parle de climat ou de migration, les chiffres n’ont pas toujours la force des récits. Et que ce sont les récits qui s’installent dans l’espace public. »

Je croyais que la désinformation, c’était surtout TikTok. Mais c’est aussi dans les discours officiels.

Des pistes de réflexion… et d’action

Plutôt que de céder au constat désabusé, le festival propose des pistes d’action. L’une des plus plébiscitées est l’éducation critique : apprendre dès le plus jeune âge à distinguer un fait, une rumeur, une opinion. Dans un « serious game » (1) conçu pour des lycéen·nes, chaque groupe reçoit un dossier mêlant articles, extraits de vidéos et statistiques. Leur mission : identifier ce qui relève de la donnée vérifiée, du soupçon ou de la manipulation. Lucie, 16 ans, en ressort retournée : « J’ai compris que parfois, le titre raconte l’inverse du contenu. On peut installer une peur juste avec un mot. Maintenant, je lirai les articles autrement. »

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Jeu sérieux, ou éducatif.

Pour les chercheur·ses présent·es, l’enjeu est crucial : il faut donner des outils de décryptage à toute une génération qui vit en continu dans le flux informationnel. « Il n’est pas absurde qu’un collégien sache ce qu’est un biais cognitif ou une source fiable », note une sociolinguiste. Ce qui frappe, au-delà des conférences, c’est l’écho mondial des discussions. Qu’il s’agisse des États-Unis et du climatoscepticisme, de la Russie et de la guerre informationnelle, de l’Europe et de ses débats sur les migrations, ou encore des réseaux sociaux globaux, la même interrogation revient : comment défendre un espace public où l’information éclaire au lieu de brouiller ?

Le fact-checking ne doit pas rester un petit coin de YouTube. Il doit être intégré dans le paysage médiatique.

Dans un atelier consacré aux usages politiques de l’histoire, l’historien Florent Brayard rappelle que le négationnisme et le révisionnisme prospèrent sur les mêmes mécanismes que les fake news : lacunes documentaires, demi-vérités, affirmations répétées jusqu’à devenir crédibles. Il fait la démonstration que l’histoire montre que la désinformation n’a jamais été accidentelle, mais toujours instrumentalisée.

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Au fil des discussions, trois pistes d’action reviennent avec insistance : introduire l’éducation aux médias dès le plus jeune âge, pour former une génération armée face aux rumeurs. Exiger la transparence statistique dans les discours publics, afin que tout chiffre avancé par un responsable politique puisse être vérifié. Créer des coalitions entre chercheur·ses, journalistes et fact-checkers (2), pour produire des contre-récits solides et accessibles au plus grand nombre. « Le fact-checking ne doit pas rester un petit coin de YouTube. Il doit être intégré dans le paysage médiatique », plaide un journaliste invité.

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Personnes qui vérifient des faits, chiffres, images.

Menace sur les sciences sociales

À mesure que le festival avance, une inquiétude traverse les interventions : les sciences sociales elles-mêmes sont menacées. Elles qui décryptent les biais, les usages du langage et les manipulations de l’histoire, font régulièrement l’objet d’attaques politiques. Dans un climat où certains responsables dénoncent « l’idéologie des chercheur·ses » ou accusent les sciences sociales d’alimenter le « wokisme », il est rappelé que la production critique du savoir n’est pas toujours protégée.

Un sociologue le souligne : « Ce que nous faisons ici, c’est de l’éducation civique, mais à travers la recherche. Pourtant, les sciences sociales sont régulièrement décriées, soupçonnées de militantisme. Alors qu’elles sont une des dernières barrières contre la confusion généralisée. » Un étudiant renchérit, amer : « On nous dit d’apprendre à penser par nous-mêmes. Mais si les disciplines qui nous donnent les outils pour le faire sont fragilisées, qui gardera cette fonction critique dans la société ? »

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Souvent, les conversations se poursuivent au café, dans les files d’attente, sur les marches. Une phrase revient, comme un mot d’ordre discret mais tenace : « Exiger la preuve, refuser la peur, décoder les mots. » Le festival laisse une impression paradoxale : il révèle combien la désinformation est enracinée dans nos institutions et nos langages, mais aussi combien il existe un public curieux, exigeant, prêt à s’outiller pour résister. Reste à savoir si la société acceptera de donner à ses sciences sociales la place qu’elles méritent : celle de vigies fragiles mais indispensables, capables de rappeler que la démocratie commence par la maîtrise des mots et des récits.

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